Dans son discours devant les membres de l’Assemblée fédérale le 20 février dernier (1), le président Poutine a déclaré en préambule : “Nous ne devons pas répéter l’erreur des décennies précédentes qui consistait à attendre ‘l’avènement de la société communiste'”, leur enjoignant d’adopter un engagement volontariste qui n’est pas sans paradoxalement rappeler les mobilisations stakhanovistes de l’époque. Il s’agit en effet de remplir les objectifs du plan, les nouveaux oukases de mai consécutifs à sa réélection l’an dernier, les précédents n’ayant pas été atteints. Et ceux qui doutent du résultat ou des moyens pour y parvenir n’ont qu’à prendre la porte, réponse d’escalier du président à la question posée d’emblée par le journaliste Pavel Zaroubine lors de la conférence de presse du 20 décembre dernier (2).
Pendant une bonne heure il va ensuite s’évertuer à détailler les améliorations qu’il entend conduire dans la sphère sociale, n’abordant qu’après, brièvement, les questions économiques, à commencer par les salaires. S’il recommande d’augmenter ceux du secteur public ainsi que les retraites “à un niveau qui ne soit pas inférieur à celui de l’inflation”, en clair une indexation, il gage ceux du secteur privé sur une augmentation de la croissance qu’il décrète devoir être à plus de 3% à l’horizon 2021, pour dépasser ensuite la croissance mondiale. Et il ne se réjouit que d’une seule vraie réussite : l’équilibre du budget, grâce aux revenus d’un fonds de réserve bénéficiant actuellement d’un prix du pétrole maintenu à la moyenne, ce qui permet de satisfaire les exigences sociales longuement énumérées précédemment, afin de calmer la grogne qui s’est manifestée par une chute brutale de son taux de popularité, la première depuis le début d’un long règne. En janvier 32,8 % de la population lui faisait confiance, quand 62 % approuvait son action, ce qui est loin des 80% recueillis au moment de son élection, voici tout juste un an (3).
Car la Fédération de Russie, à l’exception de progrès dans le domaine agricole, reste largement une économie de rente. Et l’on peut observer que dans ce nouveau discours plutôt que de réalisations effectives Poutine se contente de présenter une fois de plus d’ambitieuses perspectives de croissance, notamment dans le secteur technologique, ainsi que des projets d’investissements, qu’il conviendrait de favoriser par la réforme à venir du système juridico-administratif, lequel pour le moment, se désole-t-il, n’est pas favorable aux affaires. Tout comme, déclare-t-il, il conviendrait d’améliorer les infrastructures d’un pays gigantesque, ce qui pour l’heure se limite au pont de Kertch, qui va bientôt passer à la circulation ferroviaire, et à un projet d’autoroute entre Moscou et Saint-Pétersbourg. Il avait d’ailleurs commencé par évoquer un problème récurrent en Russie, celui des ordures, accumulées sur de vastes espaces dans la périphérie parfois directe des villes, qui a surgi dans l’une ses “lignes directes” télévisées avec les citoyens : “on n’a pas traité ce problème depuis peut-être cent ans, c’est à dire jamais” s’alarme-t-il. C’est à dire en fait depuis cette fameuse révolution dont l’on a récemment commémoré le centenaire, tout un symbole de l’état d’abandon du pays depuis cette date. Reconnaissons cependant au président Poutine de la constance dans ses projets de développement, mais un chiffre en dit long sur les difficultés : selon l’agence Rosfinmonitoring, l’économie de l’ombre représente en Fédération de Russie 20 % du PIB (4).
Ce n’est qu’une bonne heure après le début de son discours qu’il aborde les questions de défense, l’intégrant dans la concurrence générale sur les plans scientifique, technologique et d’enseignement, un domaine dans lequel “la Russie pourra accomplir non pas une simple percée, mais une percée de haute technologie”. Comme cela a déjà été le cas lors de sa dernière conférence de presse (2), soucieux de corriger la tonalité militariste et nationaliste de son discours au même endroit l’an dernier (5), dont près d’une heure a été consacrée à ce sujet devant une assemblée fédérale jusque-là somnolente, soudain galvanisée par le détail de la panoplie modélisée en vidéo qui lui était présenté, il insiste cette fois sur l’avancée technologique qu’elle réalise, comparable à l’envoi du premier spoutnik dans l’espace, ainsi que sur ses applications dans la sphère civile, notamment en matière d’enseignement scientifique et technologique.
Mais il revient ensuite pour conclure sur les questions de sécurité. Pour commencer par souligner une exceptionnalité russe qu’il semble revendiquer à tout crin, dans un monde dont le développement provoque une interdépendance conditionnant les politiques nationales, limitant donc les prérogatives des Etats : “Mes chers collègues, la Russie a toujours été et restera un Etat souverain, c’est un axiome évident”, insistant : “La Russie ne peut être un Etat, si elle n’est pas souveraine. Certains pays le peuvent, pas la Russie”. Ce qui lui paraît la condition essentielle pour toute relation avec elle. Il revient alors sur le différend stratégique avec les Etats-Unis, leur reprochant de sortir de l’accord sur les missiles à petite et moyenne portée, les accusant de mettre en péril la sécurité du continent européen. L’on peut cependant se demander si ce n’est pas là la réponse du berger à la bergère, une réaction implicite des Etats-Unis au déséquilibre stratégique introduit par les nouvelles armes hypersonique et non balistiques dont la Fédération de Russie, par la voix de son président, assure maîtriser la technologie et que celui-ci prévoit de bientôt déployer en réponse à l’agression que constitue le bouclier anti-missile déployé par les Américains autour de la Fédération de Russie et de la Chine.
De façon quelque peu matamore, devant un public ravi, Poutine avait proclamé haut et fort le 1er mars 2018 que l’abondante publicité qu’il faisait par anticipation à ces armes nouvelles obligerait, par le seul effet performatif de son discours, “ses partenaires” à s’asseoir à la table de négociation. Il n’en a rien été, l’obligeant un an après à changer de ton et à mettre en valeur les applications scientifiques dans l’industrie civile de ces nouvelles technologies guerrières. Tout en assortissant cela d’une nouvelle menace, apportant la preuve que la question des missiles à moyenne portée est bien liée à celle de la nouvelle panoplie intercontinentale : “je précise dès maintenant, a-t-il déclaré le 20 février, afin que personne n’ait rien à nous redire par la suite, de quoi il est question ici. La Russie se verra obligée de créer et de déployer des types d’armes qui pourront être utilisées non seulement relativement aux menaces directes, mais relativement aux territoires où se trouvent les centres de prise de décision d’utilisation de complexes de missiles nous menaçant”. Voilà pour la dissuasion constituée par la nouvelle panoplie intercontinentale. A quoi il ajoute une nouvelle arme également en projet, répondant à la catégorie des missiles de moyenne portée : “une nouveauté qui promet, dont la réalisation progresse dans les délais impartis, et qui sera certainement finalisée : il s’agit du missile hypersonique ‘Zircon’, dont la vitesse en vol sera de Mach 9 sur une distance de plus de 1000 kilomètres, capable d’attaquer des cibles aussi bien maritimes que terrestres”.
Ces armes de nouvelle génération, qui donneraient un avantage stratégique considérable à la Fédération de Russie, une fois réalisées et mises en service, la placeraient en posture offensive, quelle que soit la posture défensive ici proclamée par Poutine, comme il avait justement souligné le caractère offensif du bouclier défensif anti-missile déployé par les Etats-Unis en Europe. Cela ne l’empêche pas de jurer pour finir des intentions pacifiques de la Fédération de Russie, invoquant la garantie de sa sécurité et de son développement, afin de “donner les réponses adéquates aux défis d’un monde en mutation, de conserver la Russie en tant que civilisation fondée sur une identité singulière, sur des traditions multiséculaires, sur la culture de nos peuples, sur nos valeurs et nos traditions”. Et Poutine de citer en exemple les bonnes relations entretenues par la Fédération de Russie avec la Chine et l’Inde.
Certes cette dernière, bien que dirigée actuellement par un ultra-nationaliste hindouiste, Narendra Modi, est généralement présentée comme un modèle de démocratie parmi les Etats post-coloniaux, mais cette alliance privilégiée, dont la Chine est la clé de voûte sur le plan économique, peut donner naissance à un bloc d’Etats autoritaires, voire un bloc totalitaire, engageant le monde dans la voie d’une nouvelle confrontation globale, cette fois-ci définitive. Car l’évolution récente de la Chine nous enseigne que le libéralisme économique, et il conviendrait plus de parler ici de capitalisme d’Etat, ne donne pas automatiquement naissance au libéralisme politique, comme le prétendaient naïvement les béats de la mondialisation heureuse, mais qu’il peut au contraire prospérer dans le cadre d’un régime totalitaire. L’exceptionnalité revendiquée par Poutine, et telle qu’il la comprend quant à une “civilisation russe”, n’est-elle donc pas un obstacle à des relations normales entre la Fédération de Russie et l'”Occident” ? Certes l'”Occident”, c’est à dire essentiellement l’UE et les Etats-Unis, et plus précisément au sein de ces derniers les réseaux néoconservateurs qui ont gravement endommagé les valeurs que les pays occidentaux ont mis des siècles à offrir au monde, a sa part dans la détérioration de ces relations, notamment dans la crise ukrainienne qu’il a volontairement provoquée, mais avant cela dans le refus de répondre aux propositions de coopération avancées régulièrement par le président Poutine, devenu un “déçu de l’Occident” après avoir vainement tenté d’en devenir un membre à part entière.
Car dans le fond Vladimir Poutine est plutôt un libéral, en tout cas sur le plan économique, mais peut-être aussi bien sur le plan politique. Une très récente émission de la journaliste économique Naïla Asker-Zadé, diffusée le 14 avril sur Rossia 1 (6), consacrée à Anatoly Tchoubaïs, l’un des principaux responsables de la révolution libérale et antitotalitaire des années 90, comprend un extrait d’une discussion collective avec Vladimir Poutine en avril 2013, au cours de laquelle il déclare : “Tchoubaïs et les gens qui travaillaient avec lui ont certes commis nombre d’erreurs, mais ce qu’ils ont fait, quelqu’un devait le faire”. Ce libéralisme s’accompagne d’ailleurs également de maints rappels des crimes commis au cours du régime qu’il qualifie régulièrement de totalitaire. Il est donc plutôt paradoxal qu’à la télévision d’Etat de la Fédération de Russie domine quasi-exclusivement un discours que l’on peut qualifier de révisionniste et de négationniste. Les talks show y réunissent en effet toujours les mêmes intervenants déclarant leur nostalgie d’une URSS peinte en rose, qu’il s’agit de rétablir – avec probablement la peine d’emprisonnement pour activités économiques privées comme le rappelle Tchoubaïs au début de son interview – et s’y évertuant à banaliser ou à nier avec véhémence les crimes de masse dont elle est responsable. Face à eux, de malheureux représentants des ex-“pays frères”, pas toujours les mieux informés, ou des “libéraux”, jouant le rôle de punching-balls sans cesse interrompus avec une agressivité inouïe par les animateurs et leurs habitués, devant un public ravi, applaudissant avec une unanimité digne d’un congrès du PC soviétique de la belle époque au signal d’un chauffeur de salle, comme l’ont parfois dénoncé de courageuses victimes.
Et effet, si le 20 février le président Poutine fait état de bonnes relations avec le bloc eurasiatique, qu’en est-il des relations qu’entretient la Fédération de Russie avec ses voisins immédiats ? Ces talks-shows de la télévision d’Etat nous en donnent une idée. Prenons pour exemple les “Vesti Niediele”, les “Nouvelles de la semaine”, l’émission du dimanche soir animée par le grand maître de “Rossia Segodnia”, le holding médiatique qui dirige notamment toutes les succursales RT et Spoutnik de par le monde, Dimitri Kisselev, le 31 mars dernier (7). Il s’insurge contre le fait que des activistes polonais ont demandé l’aide de Trump afin de réclamer des compensations à la Fédération de Russie pour les années d’occupation de leur pays. Mais au lieu d’argumenter sur la pertinence de réclamer à la Fédération de Russie des compensations pour des dommages causés par l’URSS, et de discuter la notion d'”occupation” de la Pologne avancée par ces activistes, il rejette d’un bloc l’accusation, la qualifiant d'”absurde”, parce que “l’URSS a libéré la Pologne du fascisme hitlérien. Dans le même temps nos pertes ont été supérieures à celles des Américains pendant toute la durée de la guerre, rappelle-t-il. De plus, précisément Staline à Yalta a fini par obtenir qu’après la guerre la Pologne reçoive une grande part de la Silésie et de la Prusse orientale”. “Dans ce cas, rendez les cadeaux de Staline !” lance-t-il pour conclure avec l’ironie quelque peu appuyée dont il est coutumier.
Il aurait pu ajouter que la Pologne a alors été également amputée de Lvov et de Vilno. Tout cela au prix de “déplacements” de populations polonaises et allemandes, mais aussi ukrainiennes, afin de statisfaire aux exigences de Staline manoeuvrant pour constituer un bloc stratégique, l’une des prémisse de la guerre froide. Il aurait pu aussi préciser qu’en septembre 1939, l’URSS a curieusement “libéré” la Pologne, en lui donnant un coup de poignard dans le dos, faisant prisonnières les unités polonaise réfugiées à l’Est de la Pologne pour s’y reformer et engager une contre-attaque à la progression allemande. L’on sait la suite : les quelque 15 000 officiers assassinés par le NKVD à Kalinine (Tver), Katyn et Kharkov, les incorporations de force dans l’Armée rouge, les emprisonnements et les déportations de population afin de “soviétiser” la région sous la direction notamment de Khrouchtchev, le futur dénonciateur des crimes de Staline, qui savait de quoi il parlait, comme l’a rappelé Poutine, qui lui aussi connaît bien ses classiques, lors de son fameux discours devant l’assemblée fédérale à l’occasion de la réunification de la Crimée le 18 mars 2014 (8). Quant à la libération de la Pologne en 1944-1945, il faut rappeler qu’elle s’est faite au prix des 200 000 morts de l’insurrection de Varsovie, que l’Armée rouge a laissé faire par les Allemands en retrait, et de la répression de l’Armia Krajowa, la Pologne combattante sous l’autorité du gouvernement polonais à Londres, qui comptait au nombre des gouvernements alliés. Laquelle AK, suivant les ordres reçus, s’était portée à la rencontre de l’Armée rouge lorsque celle-ci a franchi les frontières Est de la Pologne en janvier 1944, pour un combat commun, permettant de libérer Lvov et Vilno, suite à quoi elle a été attirée dans un piège et désarmée. Il faut enfin rappeler que cette libération de 1945 a été suivie de l’imposition d’un régime communiste ultra-minoritaire, au prix d’une répression féroce du parti paysan PSL, très nettement majoritaire, par des organes de sécurité dirigés par le NKVD.
Il est vrai que l’exigence de compensations n’est pas la meilleure façon d’aider la Fédération de Russie à effectuer son devoir, sinon son “travail”, de mémoire. Et il y a du pain sur la planche. Le 19 mars dernier, le talk-show quotidien animé par les époux Evgueni Popov et Olga Skabeeva qui, pour être de bons journalistes, s’avèrent parfois être les Thénardiers de la télévision russe lorsqu’ils couvrent en stéréo la voix des intervenants hétérodoxes, s’ouvre sur la récente décision de la présidence polonaise de refuser d’inviter la Fédération de Russie aux cérémonies commémoratives du déclenchement de la seconde guerre mondiale contre la Pologne, le 1er septembre 1939, “en fonction du contexte actuel et non pas du contexte historique”. Une interview de l’ancien président polonais Bronislaw Komorowski, membre du parti libéral PO actuellement dans l’opposition, est alors diffusée le montrant s’efforçant à des explications contournées sur la décision de son successeur Andrzej Duda, membre du parti nationaliste PiS, déclarant que la Russie a agressé l’Ukraine mais qu’elle reprendra bientôt des relations normales, avant de rappeler que l’URSS a attaqué la Pologne en septembre 1939 tout comme les Allemands, mais qu’avec ces derniers une réconciliation a été possible, ce qui n’est pas le cas avec les Russes. Le député à la Douma Constantin Zatouline, s’étonne alors que l’on puisse déclarer que l’URSS a attaqué la Pologne en 1939, car la France et l’Angleterre ont alors déclaré la guerre à l’Allemagne seule et non pas à l’URSS.
Cette question mérite en effet d’être étudiée : les relations internationales avec l’URSS ne constituaient de fait pas des relations classiques d’Etat à Etat, mais des relations avec ce qui alors demeurait le centre d’une vaste toile étendant ses réseaux de par le monde, dans le cadre de ce qui constituait une guerre civile internationale. En France existe alors un parti communiste important, dissous à ce moment-là, tandis que son dirigeant Maurice Thorez déserte l’unité dans laquelle il était mobilisé pour se réfugier à Moscou. Et le pacte entre l’Allemagne et l’URSS a compté dans la décision de Chamberlain et Daladier de stopper l’offensive française engagée à ce moment-là, alors que de l’aveu même des chefs militaires allemands, la Wehrmacht n’était alors pas en état de contrer cette attaque si elle s’était poursuivie, au moment où l’armée polonaise se regroupait à l’Est du pays. Ce qui devint malheureusement le cas un an après (9). Mais le clou de cette émission revient à Iouri Afonine, jeune député du parti communiste, qui commence par déclarer que lorsque l’Armée rouge pénètre en Biélorussie et en Ukraine occidentale en septembre 1939, le gouvernement polonais était déjà réfugié en Roumanie, et que ce faisant elle a sauvé des Juifs, des Biélorusses et des Ukrainiens. Trois contre-vérités dans une même phrase : l’Armée rouge a passé les frontières de la Pologne aux termes du pacte Molotov-Ribbentrop et de ses protocoles secrets, le gouvernement polonais s’est réfugié en Roumanie puis à Londres via la France, mais il restait sur place un Etat clandestin et une résistance qui se sont constitués d’emblée sous son autorité, quant à la protection des populations menacées, parmi lesquelles il oublie sciemment les Polonais, nous avons vu de quelle façon elle s’est réalisée.
Et ce n’est pas tout : s’exclamant dans une envolée oratoire que dans les relations avec la Pologne “nous nous sommes nous-mêmes portés un coup”, il dénonce l’attribution officielle du crime de Katyn à l’URSS, invoquant qu’il en a “beaucoup parlé avec Victor Ivanovitch Ilioukhine”, une ancien procureur, membre lui aussi du parti communiste, mort en 2011, qui aurait fait une étude lui permettant de prétendre qu’une “falsification de documents” aurait eu lieu à l’époque de Gorbatchev et de Eltsine, ne permettant pas de “dire que les ‘soldats’ polonais ont été tués par les Soviétiques”, concluant : “il faut qu’on dise la vérité à notre jeunesse russe”. Ce n’est pas la première fois que ce genre d’âneries est proférée en direct à la télévision d’Etat, bien que le crime de Katyn, perpétré par l’URSS, et plus précisément par le NKVD sur proposition de Béria signée par Staline et pratiquement tout le politburo en date du 5 mars 1940, ait été officiellement reconnu par la Fédération de Russie, par la voix de Vladmir Poutine, alors premier ministre, et tout récemment par le second personnage de l’Etat, Valentina Matvienko, présidente du sénat (10). Au passage, signalons que Iouri Afonine a une formation d’historien, tout comme Constantin Zatouline qui se tient juste à ses côté, et reste coi. L’émission passe ensuite à une autre sujet, sans que personne ne réagisse davantage.
Zatouline n’est d’ailleurs pas de reste dans le négationnisme, mais sur un autre sujet, celui de la famine ukrainienne, le “Holodomor”, un cas qu’il partage avec nombre d’intervenants à la télévision d’Etat de la Fédération de Russie. Le 20 janvier dernier, lors du talk-show hebdomadaire “Dimanche soir avec Vladimir Soloviev”, à la fin d’une très vive discussion sur l’Ukraine (11), une régularité du genre, il éclate, dénonçant le mensonge constant dans l’histoire de ce pays : “je prends seulement cet exemple : qu’est-ce que c’est que cet Holodomor du peuple ukrainien, ce génocide du peuple ukrainien en Union soviétique, mais c’est un mensonge de dire qu’en Union soviétique on a exterminé les Ukrainiens en raison de leur nationalité !” Il est de fait courant d’entendre dire, et de lire, que la famine de 1932-1933 a touché d’autres régions d’URSS et qu’elle avait des raisons économiques. Cependant, une étude sérieuse et documentée de l’historien Nicolas Werth intitulée “The Great Ukrainian Famine of 1932-1933 (12), montre les différentes phases de cette entreprise exterminatrice, avec notamment des documents attestant de l’intentionnalité de la perpétrer, nécessaire à la qualification de l’événement comme génocide. Au-delà des mesures répressives prises par Molotov et Kaganovitch, les envoyés spéciaux de Staline en Ukraine et dans le Kouban, à partir de fin 1932, Staline donne “son appui enthousiaste” à une proposition de Kaganovitch, de confisquer les graines nécessaires au réensemencement des terres, et ce contre l’avis du parti communiste d’Ukraine, ce qui condamne à la mort des millions de paysans. Et le 10 janvier 1933, Staline signe une directive secrète interdisant l’exode des paysans d’Ukraine et du Kouban, alors peuplé majoritairement d’Ukrainiens. Pourquoi ce particulier acharnement contre les Ukrainiens ? Rappelons que l’Ukraine est historiquement une terre de franchise et que les cosaques, qui feront les frais de la première entreprise exterminatrice de Lénine, la “décosaquisation”, n’étaient pas que des guerriers d’élite, ils étaient également des exploitants agricoles et des entrepreneurs avisés, attachés à leur liberté d’entreprendre.
Ces conflits mémoriels à la télévision russe, qui prennent une intensité croissante depuis le début du conflit militaire en Ukraine, dans une région où l’histoire est encore présente, ce que l’on a du mal à comprendre dans un Ouest rivé à un présent atemporel et d’une certaine manière volontairement a-historique, sont d’une importance cruciale dans les relations internationales entre la Fédération de Russie et ses voisins, anciens satellites de l’époque soviétique et anciens sujets de l’époque tsariste. Ces conflits, basés sur la mauvaise foi, l’ignorance et un nationalisme fanatique, sont symptomatiques d’une attitude restée coloniale de certains Russes, malheureusement prépondérants dans les médias, à l’égard des “petites nations” soumises à la Russie puis à l’URSS, ce qui a conduit la Russie à la destruction et l’URSS à la dislocation. Poursuivre sur ce mode est tout à fait contreproductif en matière d’influence et ne peut que conduire à l’isolement de la Russie, surtout lorsque c’est de surcroît argumenté par l’on ne sait quelle exceptionnalité de “l’âme russe”, trop souvent utilisée comme prétexte à des conduites inadmissibles au regard des règles communes, alors que de bonnes relations, basées sur le respect réciproque, serait un bon levier pour améliorer l’image de la Fédération de Russie sur le plan international. Seule la reconnaissance des crimes de masse passés, aussi bien en Russie même d’ailleurs que dans les pays voisins, peut conduire à l’apaisement des âmes et rendre possible l’accès de cette région du monde à la maturité politique et au développement. Mieux que ne le font les programmes volontaristes crispés sur une identité fallacieuse et le mensonge.
Frédéric Saillot, le 15 avril 2019
(1) http://kremlin.ru/events/president/news/59863
(2) https://russia.tv/video/show/brand_id/62299/episode_id/2160400/video_id/2171883
Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/ou-va-la-federation-de-russie/
(3)https://www.rbc.ru/society/25/01/2019/5c4b0f659a7947c62305c2d3
(4) https://www.kp.ru/daily/26963.7/4017589/
(5) http://kremlin.ru/events/president/news/56957
(6) https://russia.tv/video/show/brand_id/62299/episode_id/2160400/video_id/2171883
(7) https://russia.tv/video/show/brand_id/5206/episode_id/2155878/video_id/2167176
NB : l’illustration de cet article montre Dimitri Kisselev présentant son programme sur fond d’image de soldats de l’Armée rouge, avec pour légende en russe : “les absurdités historiques”
(8) http://kremlin.ru/transcripts/20603
(9) Pierre Montagnon, “La Grande Histoire de la seconde guerre mondiale”, éditions Pygmalion, tome 1, pp. 79 à 89.
(10) https://www.pnp.ru/politics/matvienko-tragediya-katyni-eto-obshhaya-skorb-rossii-i-polshi.html
(11) https://www.youtube.com/watch?v=dXzWcj0Jakg
(12) https://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/great-ukrainian-famine-1932-33