Au lendemain de l’assassinat de la journaliste Anna Politkovskaïa, le 7 novembre 2006, André Kolesnikov, commentateur politique à l’agence Ria Novosti, déclarait que la série de meurtres de journalistes perpétrés alors, comme ceux de Dmitry Kholodov et de Paul Klebnikov (1), visait la plupart du temps des journalistes d’investigation : “un travail audacieux, jadis séditieux, et qui devient de plus en plus risqué” (2). Et il remarquait qu’outre sa célébrité pour ses investigations sur la Tchétchénie dans Novaïa Gazeta, Politkovskaïa pratiquait “un journalisme de défense des droits de l’homme”, “qui peut paraître naïf et sensible, car opposé à tout cynisme et refusant de comprendre les intérêts supérieurs ainsi que de se résigner au cours inévitable et injuste des événements”. Elle avait d’ailleurs elle-même “forgé la notion d”anti-cynisme’ dans l’un de ses derniers articles, consacré non pas à la Tchétchénie, mais à la politique russe”. Depuis, loin que la vocation pour la presse d’investigation ne se soit éteinte parmi les nouvelles générations de journalistes russes se revendiquant de l'”anti-cynisme”, quinze ans après ce meurtre le genre fait florès en Fédération de Russie, où certes la matière ne manque pas, notamment grâce à l’Internet, jusqu’à récemment déclencher une campagne de répression sans précédent de la part du même pouvoir toujours en place, soucieux de défendre ses “intérêts supérieurs”.
Dans une déclaration commune datée du 27 août, adressée au président Poutine, au vice-président et au secrétaire du Conseil de sécurité Medvedev et Patrouchev, au directeur du FSB Bortnikov, au procureur général Krasnov, etc., les rédactions de Meduza, Dojd, Novaïa Gazeta, Forbes et alii, “ont exigé du pouvoir qu’il cesse sa campagne contre les médias indépendants” (3). En effet, la qualification d'”agent de l’étranger” ou d'”organisation indésirable” (sic), comme c’est le cas pour ces rédactions, “enfreint directement la constitution de la Fédération de Russie, la loi sur la presse, le code criminel et la déclaration universelle des droits de l’homme, qui garantissent la liberté de la presse. Elle conduit à la liquidation de ces médias, ou bien créent des conditions discriminatoires à leur travail, et limite l’activité professionnelle des journalistes”. En effet, pour éviter de se voir accoler une étiquette infamante, les entreprises finançant la publicité retirent leurs investissements, et les journalistes auxquels elle est imposée, s’ils ne sont pas contraints de s’expatrier, subissent l’ostracisme, même s’ils considèrent qu’elle constitue un label de qualité. D’autre part, tout média citant un autre média relevant de cette qualification devra la préciser à chaque fois, sous peine de poursuites, de même que le média en question dans chacune de ses productions écrites ou visuelles.
Les signataires de la déclaration “exigent donc que soit transmise à la société une complète information sur qui, quand et pour quelle raison a commencé cette campagne concertée contre la presse indépendante. En particulier, précisent-ils, nous voulons comprendre le rôle dans cette campagne du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, que nos sources considèrent comme l’un de ses inspirateurs”. Suit l’historique des rédactions et des journalistes labellisés “agents de l’étranger” lors d’une campagne déclenchée le 21 décembre 2020, étrennée par l’agence de presse tchèque Medium-Orient. Remarquons que cette date coïncide avec celle où Alexeï Navalny a publié son entretien téléphonique avec l’un des membres du commando du FSB chargé de l’empoisonner, Constantin Koudriavtsev, disparu depuis des radars (4). C’était une semaine après la publication de l’enquête conjointe de The Insider, CNN, Der Speigel et Bellingcat, révélant les agissements de ce commando de tueurs spécialisés dans les produits chimiques, sur les pas de Navalny depuis 2017. C’est à dire depuis sa candidature aux dernières présidentielles, où il avait parcouru le pays, levant partout des comités de soutien, dénonçant la corruption, à commencer par celle du premier ministre Mevedev, dans une vidéo percutante : “Pour vous il n’est pas un démon” (5). Tout cela bien sûr abondamment relayé par la presse indépendante sur l’Internet, qui en Fédération de Russie est devenu le seul moyen de s’informer pour la majorité de la population (51 %), tandis que la presse câblée, satellitaire ou imprimée, quasi exclusivement détenue par le pouvoir ou ses oligarques, connaît une chute continuelle, sinon de son auditorat, du moins de sa crédibilité (28 %).
Et tout au long de l’année 2021, les condamnations vont tomber contre les rédactions de la presse indépendante, contre les journalistes d’investigation, contre les candidats de l’opposition non inféodés à l’administration présidentielle, et contre les structures médiatiques et politiques mises en place depuis des années par Navalny, qui constituent le fer de lance de la véritable opposition au pouvoir en Russie. Radio-Svoboda le 7 avril, Meduza le 23, VTimes le 14 mai, Proekt le 15 juin – qui vient de se renommer “Agentsvo”, un jeu de mot en forme de pied de nez au régime – sont tour à tour nommés “agent de l’étranger”, ou “organisations indésirables”, par le ministère de la Justice ou le procureur général, tandis que certains de leurs journalistes sont désignés “agents de l’étranger” en tant que personnes physiques. Le 23 juillet c’est au tour de The Insider et de son fondateur Roman Dobrokhotov d’être portés au registre des “agents de l’étranger”, et le 4 août sont bloqués par le Roskomnadzor (Service fédéral de supervision des communications, des technologies de l’information et des médias de masse), qui exerce la censure sur l’Internet, Open-Media, МБХ Медиа (Mikhaïl Borissovitch Khodorkovski-Media, qu’il a fondé en 2017), et Правозащиты Открытки (Protection des droits de l’homme-Ouverte) par le procureur général pour ses liens avec l’Open Russia (Russie ouverte) de Mikhaïl Khodorkovski, opposant résolu au régime Poutine depuis son exil londonien.
Enfin le 20 août, comme par hasard un an jour pour jour après la tentative d’empoisonnement de Navalny, c’est au tour du télécanal internet Dojd et de l’édition de Vajnié-Istorii (Histoires-Importantes), enregistrée en Lettonie, ainsi que de sept de ses journalistes, d’être portés au registre des “medias étrangers, exerçant la fonction d’agent de l’étranger”. Rappelons qu’au départ, un “agent de l’étranger” est une personne physique ou morale qui défend les intérêts d’un Etat étranger, généralement sans bénéficier d’une immunité diplomatique. Il peut aussi désigner un “espion”, terme qui a une large extension en Fédération de Russie, héritière du régime autistique soviétique, verrouillé à toute infiltration de l’ennemi de classe international. Où il est de plus associé au terme “ennemi du peuple”, avec toutes les conséquences pour la sécurité des personnes physiques désignée par le label “agent de l’étranger” dans un pays où les rapports sociaux, histoire oblige, sont marqués par une difficulté à dialoguer et parfois la violence.
Cette marque d’infamie est entrée dans la loi fédérale russe en 2012, après les grandes manifestations contre les fraudes électorales, pour désigner les Associations à but non lucratif, tenues de s’enregistrer comme telles. C’est depuis 2017 qu’elle peut être également attribuée aux médias recevant des financements directement de l’étranger, ou via des entités russes, par le ministère de la Justice. Et en 2018, la Douma poutinienne a étendu l’attribution du label “agent de l’étranger” aux personnes physiques recevant de l’argent de l’étranger, et/ou diffusant des extraits de médias “agents de l’étranger”. Le label “organisation indésirable”, euphémisme relevant de la logomachie soviétique, date également d’une loi de 2012, visant les ONG oeuvrant à la démocratisation du pays. Parmi lesquelles l’association Memorial, fondée par Andreï Sakharov, consacrée à la mémoire des victimes du totalitarisme et à la défense des droits de l’homme en Fédération de Russie. Ce classement en dit long sur les arrières pensées du régime actuel quant à son passé totalitaire et quant à son projet politique et social.
L’attribution de ce label au télécanal en ligne Dojd a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, et ses conséquences sont encore imprévisibles. Elle avait été précédée le 15 juin par son exclusion du pool présidentiel, bien dans la manière hypocrite et progressive avec laquelle le régime est en train d’installer sa dictature. Dès le lendemain samedi 21 août a eu lieu un “piquet solitaire” de protestation en faveur de la liberté de la presse devant l’immeuble du FSB, place de la Loubianka, ne rassemblant qu’une vingtaine de journalistes et activistes, prenant place seul, chacun son tour, devant les caméras, brandissant un panneau de protestation, comme une loi le concède (6). Ce qui n’a pas empêché l’arrestation d’une douzaine d’entre eux, pour non respect des règles de distanciation sociale en période de pandémie, ce dont personne n’est dupe. Cela montre à quel point l’on a changé d’époque en Fédération de Russie : en juin 2019, lors de l’arrestation du journaliste d’investigation Ivan Golounov, sous prétexte de trafic de drogue placée dans son sac par des policiers, avait eu lieu une mobilisation de masse conduisant à sa libération et à l’inculpation des responsables (7). Deux ans après, seule une poignée de personnes courageuses osent protester contre la classification de Dojd “agent de l’étranger”, comme celle d’une dizaine d’autres rédactions et celle d’une vingtaine de journalistes.
Car Dojd n’est pas n’importe quelle institution. Avec la radio Echo de Moscou, une survivante historique de la presse libre des années 1990, dirigée par Alexeï Venediktov, qui y travaille depuis sa fondation, elle est le second grand media de la presse indépendante actuellement en Fédération de Russie. Et la seule télévision libre, alors que toutes les autres ont été progressivement accaparées par le régime poutinien. Fondée en 2007, elle est principalement financée par abonnement de ses auditeurs, sur la base d’environ 50 euros. Son classement comme “agent de l’étranger” a donc sucité un tollé, d’autant plus que le motif en était peu clair, avérant la version d’une épuration politique générale. Le lundi 23 août a eu lieu une rencontre entre le ministère de la Justice et le Conseil des droits de l’homme auprès de la présidence, sans que le télécanal y ait été invité, alors qu’il n’avait toujours pas reçu de notification officielle, ce qui lui aurait permis de se pourvoir immédiatement en justice. Il en est ressorti, d’après le compte-rendu d’Eva Merkatcheva, membre du CDDH, reproduit le jour même sur son compte Telegram par Venediktov, que le classement avait été demandé par le Roskomnadzor pour la diffusion de matériel en provenance de rédactions classées “agent de l’étranger” – ce que Dojd fait en ajoutant toujours cette précision – et par le Ross-fin-monitoring (Service fédéral de surveillance financière) pour réception de financement étranger. “De quel financement il s’agit, ajoute Merkatcheva, cela n’a pas été précisé. Quant au montant, la loi ne fixe pas de seuil minimal, ce qui signifie que pour la réception d’un dollar on peut se retrouver sur la ‘liste des ennemis'”.
Mais plus absurde, à une série de questions posées lors de cette réunion, pour tenter d’en savoir plus sur les motifs de classement au registre des “agents de l’étranger”, le ministère de la Justice s’est contenté de répondre par oui ou par non. Qu’on en juge : “- Si un journaliste participe à une manifestation professionnelle payée par une organisation étrangère, peut-il être reconnu IA (Inostranny Agent : Agent de l’étranger) ? – Oui ; – Si un journaliste se rend à une conférence internationale où il est hébergé par les organisateurs, peut-il être reconnu IA ? – Oui ; – Si un journaliste participe à un concours international et le gagne, si on lui paye le voyage et qu’on lui remet un prix, peut-il être reconnu IA ? – Oui ; – Si un journaliste a des parents et des amis vivant à l’étranger et qu’ils lui font un cadeau en argent pour son anniversaire, peut-il être reconnu IA ? – Oui ; – Doit-on apporter la preuve, qu’un journaliste ou un média exercent une activité politique pour être reconnu comme IA ? – Non (on ne l’exige que des organisations à but non lucratif) ; – La personne physique reconnue IA doit elle le préciser à chacun de ses posts sur les réseaux sociaux ? – Oui”. L’on remarquera que dans ce royaume du père Ubu qu’est devenue la Fédération de Russie, il n’est répondu négativement qu’à la seule question portant sur la nature politique des agissements d’un pouvoir peu avare de dénégations, figure récurrente de la rhétorique poutinienne.
Le lendemain 24 août, le ministère de la Justice finit par publier un communiqué où il précise que “suivant des témoignages reçus du Roskomnadzor, le télékanal Dojd déclare chaque trimestre recevoir de l’argent de sources étrangères. Ainsi, dans le cadre d’un accord conclu, il a reçu de la Commission européenne pour entretenir des relations entre l’UE et la Russie plus de 130 000 euros. Il a également été établi par le Ross-fin-Monitoring que le télécanal Dojd a reçu des financements étrangers par l’intermédiaire de fonds russes. De surcroît, le télécanal en question diffuse systématiquement des matériels en provenance de médias étrangers, lesquels remplissent la fonction d’agents de l’étranger, tout en obtenant pour cela des financements étrangers” (8). Autrement dit : le journaliste russe qui cite Le Monde ou le New York Times est passible du statut d'”agent de l’étranger”.
A cela, Tikhon Dzyadko, rédacteur en chef de Dojd, a répondu le jour même sur Facebook (9) : “Nous n’avons pas reçu de financements étrangers par l’intermédiaire de fonds russes mais des financements de fonds russes. S’ils avaient des financements étrangers, nous ne le savions pas. En outre, nous avions un seul accord avec un ‘agent de l’étranger’ – c’est avec le Centre Sakharov – ce dont le Roskomnadzor était informé. Nous avions également un accord avec l’UE, conclu en 2018, dont le Roskomnadzor était informé comme tout le monde : c’est dans notre rapport financier figurant sur notre site”. Et il précise : “le même accord avec l’UE a été passé à différentes dates par Kommersant, la Gazette russe, les Izvestias et d’autres”. Et il publie également la liste des rédactions ayant reçu des fonds étrangers publiée par le Roskomnadzor, que Dojd a reçue suite à sa déclaration. Y figurent : “TV-Novosti, Russia Today TV et rt.com, Interfax, Itar-Tass, Kommersant, Vedmosti, etc.” Autrement dit des rédactions affiliées au pouvoir, et notamment celle dirigée par Simonian, cette agent du Kremlin ayant fait la promotion de la vague de répression actuelle contre la presse libre(10), alors qu’elle prétend promouvoir les valeurs du journalisme sur le plan international dans ses agences locales, comme à RT-France. Et Dzyadko de demander : “Toutes doivent-elles être sans délai reconnues comme Dojd des agents de l’étranger ?”
D’autre part, contacté par Eurasie Express, le service de presse de la Commission européenne a déclaré à ce sujet : “TV Dojd a reçu une subvention dans le cadre du soutien à la société civile russe. Ce n’était pas le seul média à recevoir une telle subvention et elle ne peut être considérée comme ‘finançant’ le télécanal. Notre Délégation à Moscou avait un contrat de quatre ans avec Dojd, sur la communication des relations UE-Russie, avec l’accent mis sur les projets financés par l’UE mis en oeuvre en Russie. Le montant du contrat pour les quatre ans était de 325 000 euros. Les années 2019 et 2020, nous avons payé 137 000 euros. Le contrat est actuellement suspendu. De tels contrats ne sont pas des subventions aux médias mais le financement de matériels d’information sur des projets liés à l’UE. Cela n’affecte pas les décisions éditoriales des médias. Dans le passé – avant le contrat avec Dojd – nous avions eu de petits contrats de communication similaires avec d’autres médias tels que le journal Kommersant et Rossiyskaya gazeta.”
Le fait est que Dojd est ainsi cloué au pilori pour la qualité de ses émissions et ses prouesses techniques, notamment ses retransmissions des manifestations qui ont eu lieu par tout le pays en janvier et en avril en défense de Navalny. Qu’une pléiade de jeunes journalistes talentueux ont fait vivre en direct, multipliant les interviews de manifestants et les cadres de vue, afin de rendre compte objectivement de l’événement, supplantant ainsi les chaînes fédérales qui ne l’évoquaient qu’avec parcimonie, et de façon biaisée, quand elles ne les passaient pas tout simplement sous silence, appliquant ainsi les consignes d’Alexeï Gromov, le Monsieur censure du Kremlin (11). C’est donc à une épuration politique générale que l’on assiste actuellement en Fédération de Russie, dans le cadre du coup d’Etat progressif opéré par le régime depuis l’adoption de la nouvelle constitution et l’amendement Terechkova, portant sur l’annulation des mandats antérieurs de Poutine, lui assurant une éventuelle présidence à vie (12).
La condamnation de Dojd intervenant quatre semaines avant les élections à la Douma, il est clair que c’est pour l’écarter de la couverture de l’événement, que le pouvoir veut organiser de la façon la plus banale qui soit, afin de reconduire sa majorité sans qu’il y paraisse. Quelles que soient les garanties données par la très bavarde Ella Pamphilova, présidente de la Commission centrale des élections, où selon une vidéo postée sur la chaîne YouTube de Navalny siègent nombre de corrompus (13), l’on s’attend en effet à des fraudes complétant les mesures répressives prises par le pouvoir pour écarter les candidats d’opposition. Elle a beau assurer que la limitation drastique du visionnage des opérations de vote par les caméras de surveillance installées dans les bureaux de vote ne va pas empêcher leur monitoring, qui ne pourra plus se faire qu’à partir de postes installés dans des chambres régionales, le fait est que la transparence triomphalement annoncée par Poutine en 2011 lorsqu’il a décidé de leur mise en place est sérieusement mise en cause. L’ONG russe Golos, spécialisée dans le monitoring des élections et la défense des droits des électeurs, lui a rappelé dans une lettre ouverte datée du 11 août sa promesse d’alors que chaque citoyen puisse de chez lui assister en ligne aux opérations de vote dans n’importe quel bureau de vote, lui demandant de la maintenir (14). Dès 18 août, Golos était porté au registre des “agents de l’étranger” par le ministère de la Justice.
L’on se demande dans ces conditions comment se fera le monitoring et la couverture médiatique de ces élections. D’ores et déjà l’OSCE, face à la diminution drastique de ses observateurs par la Commission électorale, pour cause de pandémie, a décliné sa participation. Des élections qui se dérouleront sur trois jours, ce qui augmente les possibilités de fraude. L’on peut d’ailleurs observer une totale absence de campagne sur les chaînes de télévision fédérale, qui se contentent de diffuser en boucle les promesses de Poutine, lors de sa rencontre avec les représentants de Russie Unie le 22 août, de verser dès septembre 10 000 roubles aux retraités et 15 000 aux militaires, élargies dès le lendemain aux membres des structures de force, sans préciser que cela constitue un achat de voix pour un parti qui a dévissé dans l’opinion – à peine un peu plus de 25 % d’intentions de vote -, ce qui révèle la conception qu’il a de la démocratie. D’autant plus qu’il a ajouté : “je proposerais à Russie Unie, lorsqu’elle formera une fraction à la Douma, de payer à nouveau cette année aux retraités un montant de 10 000 roubles” (15). C’est à dire environ 100 euros à chaque fois, pour une catégorie durement touchée par l’inflation et qui reçoit en moyenne 150 euros de retraite par mois… Quant aux structures de force, qui mangent déjà une part importante du budget fédéral, on comprend les arrières-pensées de la prime qui leur est accordée.
Mais c’est l’absence d’opposition réelle qui ôte tout intérêt à ces élections. Les candidats, une trentaine environ, qui auraient pu constituer une fraction d’opposition dans une Douma qui doit accompagner la transition du pouvoir à la fin du dernier mandat présidentiel en 2024, et lui assurer ainsi sa fonction de débat démocratique, ont tous été éliminés sous des prétextes divers. Certains ont même été contraints à l’exil. Ne restent plus qu’une poignée de candidats indépendants, se présentant sous les couleurs de Iabloko, un parti libéral survivant des années 90, où il siégeait à la Douma, dont Vladmir Ryjkov et la défenseur des droits Marina Litvinovitch. En pratiquant ce nettoyage général, le pouvoir vise à ce que ne votent à ces élections que les fonctionnaires, les employés des grandes entreprises et l’électorat ciblé par les promesses de Poutine, fortement incités à voter Russie Unie, à quoi les fraudes éventuelles pourvoiraient également. Dans ces conditions l’électorat d’opposition se mobilisera-t-il ? A quoi bon voter si l’on n’a pas pour qui voter ? La tactique du vote intelligent, qui consiste à voter pour le candidat le mieux placé face à celui de RU, fût-il un représentant du KPRF (PC), va-t-il fonctionner en l’absence de son promoteur Navalny, emprisonné, et celle de ses collaborateurs, pratiquement tous en exil, quand ses représentants dans les régions sont victimes de poursuites ? Rappelons que le KPRF ne s’était pas montré hostile à cette tactique, notamment Valery Rachkine, le patron du KPRF à Moscou, qui pourrait en bénéficier dans sa circonscription, et Nicolas Bondarenko, qui a été empêché de se présenter à Saratov face au président de la Douma, Viatcheslav Volodine, mis en cause pour corruption par l’équipe de Navalny (16).
Cependant s’assurer des élections sans anicroches pour une Douma aux ordres ne semble pas l’unique préoccupation du pouvoir, et peut-être pas la plus importante. La blitzkrieg menée contre le presse d’investigation et le Fonds de lutte contre la corruption, qualifiée d'”agent de l’étranger” dès août 2019, croulant ensuite sous les procès, qualifiée d'”organisation extrémiste” en juin dernier, après la tentative de meurtre de son leader suivie de son emprisonnement en décembre 2020, le Fonds de lutte contre la corruption n’existe plus formellement. Mais son combat contre la corruption se poursuit, auquel participe Navalny du fond de sa colonie pénitentiaire, d’où, le 20 août, date du 1er anniversaire de son empoisonnement, il a publié un article dans la presse internationale (The Guardian, Frankfurter Allgemeine Zeitung et Le Monde) : “Le combat contre la corruption sans combat contre les corrompus est hypocrite”(17). Il y confie avoir suffisamment de temps pour lire les mémoires des leaders mondiaux. Et il y a remarqué que s’attachant à traiter des question de premier rang : la paix, la guerre, les migrations etc., ils rangeaient la corruption au second rang de leurs préoccupations. “Cependant, constate-t-il, fait étonnant, la corruption est presque toujours mentionnée lorsqu’ils décrivent des échecs, les leurs, et, plus souvent, ceux de leurs prédécesseurs”.
Les citant, il évoque fort à propos “les opérations en Irak, au Mali et en Afghanistan, qui ont coûté des milliards de dollars et des milliers de vies humaines, mais où les gouvernements corrompus de Keïta, al Maliki et Karzaï par leurs vols se sont aliénés le peuple, ouvrant la voie de la victoire aux radicaux, armés de slogans sur la gouvernance honnête et de lance-grenades”. Et il pose la question : “comme la corruption nous empêche de résoudre les problèmes de ‘premier plan’, peut-être le temps est-il venu de la placer elle-même à ce ‘premier plan’ ?” Mais il comprend pourquoi jusqu’à présent cela n’a pas été le cas : lors de sommets mondiaux, on peut traiter de la Syrie ou des cyberattaques avec Poutine : “tout le monde est content, tous s’y intéressent”. Mais “imaginez une rencontre sur la question de la corruption avec Poutine. Le fait lui même conduit à la personne, ce qui de bout en bout est assez gênant. On propose à l’homme le plus riche du monde, pillant son propre pays, d’examiner comment lutter avec lui-même”. Navalny, depuis qu’il a commencé à enquêter sur la corruption en Fédération de Russie, n’a eu en effet de cesse de traiter le pouvoir en place de “bande de voyous et de voleurs”. Et il semblerait qu’il ait commencé à étayer ses allégations lorsque décision a été prise de liquider son organisation, et de l’éliminer.
Quand le 16 janvier 2020 Mikhaïl Michoustine a été nommé premier ministre en remplacement de Dmitri Medvedev, tout le monde s’est attaché à louer un homme méritant, spécialiste d’informatique et d’ingénierie des systèmes, ce qui lui avait permis de réformer l’administration des impôts, qu’il a dirigée de 2010 à 2020, après un bref passage par le privé à partir de 2008. C’est la version qu’en donne dès le 19 janvier, soit trois jours après sa nomination, le journal libéral Kommersant, dont le propriétaire est l’oligarque à la tête de Gazprom Alicher Ousmanov, dans un article de Dmitry Boutrine, rédacteur en chef adjoint, sous le titre “Premier ministre et investisseur conservateur. Combien la famille de Michoustine a-t-elle gagné et comment”. Le nouveau premier ministre étant tenu de déclarer ses revenus familiaux, “de sa déclaration, affirme Kommersant dans le lead de l’article, découle que la part principale de ses revenus financiers sont le produit d’investissements de dépôts à long terme ces dix dernières années, de revenus gagnés jusqu’à l’année 2010 dans le business informatique et les structures administratives, placés à la Deutsche Bank”.
Il ressort cependant du détail de cet article que Michoustine, au sortir de ses études, a participé dans les années 90 à un Club informatique international (MKK), chargé de développer le marché des techniques numériques en Russie, dans lequel “il a collaboré avec Sun, HP, Microsoft, Intel notamment dans le projet de numérisation des organismes gouvernementaux”. A cette époque les revenus et possessions des fonctionnaires et des entrepreneurs n’étaient pas publiés. Cependant, précise Kommersant, “lorsque Michoustine est devenu en 1998 conseiller à la direction du Service des impôts, alors dirigé par Boris Fiodorov – ministre des finances de Boris Eltsine en 1993 et fondateur-co-propriétaire en 1994 du Groupe Financier Uni (UFG) -, puis vice-ministre des impôts, il était à l’évidence suffisamment riche”. Si bien que “la propriété acquise par la famille dans la banlieue résidentielle de Moscou, déclare Kommersant, a été acquise précisément grâce aux revenus gagnés au MKK. Quant à l’appartement au centre de Moscou, ajoute le journal, Michoustine l’a reçu en tant que vice-ministre des Impôts”, une pratique courante à l’époque, précise-t-il. En 2005, ces deux propriétés ont fait l’objet d’un don de la part de Michoustine et de son épouse Vladlena à leurs enfants mineurs.
En 2008, poursuit Kommersant, Michoustine quitte le service de l’Etat pour entrer à l’UFG, “dont il prend la direction à la mort de Fiodorov la même année. C’est alors l’une des plus grosses compagnies d’investissement du pays, gérant de très gros investissements notamment dans la Sberbank, Gazprom et Ingosstrakh”. Le montant de ses revenus et propriétés ne sont alors pas connus, seulement son salaire, d’un montant de 2,5 millions de dollars, les bonus sur transactions pouvant être évalués “à une somme à peu près supérieure”, étant donnée la période de crise traversée alors par la finance. Lorsqu’il revient au service de l’Etat en 2010, comme directeur du Service fédéral des impôts, après avoir gagné la réserve présidentielle en 2009, Michoustine est tenu de transférer ses actifs, ce qu’il fait à son épouse Vladlena, dont elle commence à toucher les dividendes. En 2013, elle déclare 5 millions de dollars de revenus, en 2014, 6 millions. “La répercussion de ces montants dans les revenus de l’épouse de Michoustine, déclare Kommersant, sont uniquement liés à la vente des parts de la Compagnie (UFG), les vendre en même temps s’avérant difficile, raison pour laquelle ils l’ont réalisée à tempérament. Par la suite, selon les informations dans la presse, l’épouse de Michoustine a placé en dépôt les sommes reçues, dont elle a perçu les dividendes, ce qui apparaît régulièrement dans les déclarations du directeur du Service fédéral des impôts”. Autrement dit, circulez il n’y a rien à voir.
C’était compter sans Navalny, qui 9 jours après, publie à son tour un article et une vidéo percutante (sous-titrée en anglais) sur son site navalny.com : “Les milliards secrets du premier ministre Michoustine”, qu’il traite d’emblée de corrompu, et dont il dit que le Fonds de lutte contre la corruption le suit depuis 2015 (18). Et il commence par la propriété dans la banlieue résidentielle de Moscou : en fait le terrain fait 2,6 hectares et elle est constituée de six demeures faisant en tout 2745 m2 et, alors que Kommersant prétend qu’elle a été achetée en 2000 avec les revenus du MKK, elle l’a été en plusieurs fois. En 2000, Michoustine était depuis deux ans à la direction des impôts. De plus, à ce moment-là, il n’a en effet acheté qu’un cinquième de cette propriété. En 2004 il l’a inscrite au noms de ses fils Alexeï et Alexandre, qui avaient alors 5 et 4 ans. La seconde parcelle a été achetée en 2012, au nom de la mère de Michoustine, dont le montant excédait très largement ses revenus ainsi que ceux du père. Le vendeur en était Guennadi Boukaev, ancien ministre des Impôts et proche de Michoustine. Quant à la troisième parcelle, elle est détenue par la soeur de Michoustine, Nathalie Sténine. Sans profession, elle l’a reçue en don en 2009 de la part d’un dénommé Alexandre Oudodov. Selon Navalny “c’est réellement une sorte de demi-bandit, qui s’est enrichi au début des années 2000 sur des schémas frauduleux de remboursement de TVA. Exactement au moment où Michoustine y travaillait comme vice-ministre”. Et “ils sont à ce point proches qu’Oudodov a fait don d’une propriété de quelques millions de dollars à la soeur du premier ministre”. Passons sur la suite de l’enquête sur d’autres propriétés acquises de diverses manières par Michoustine, le tout s’élevant à 3 milliards de roubles.
Le 7 février 2020, le journal économique RBK (RosBiznessKonsalting) publie un second contre-feu en défense de Michoustine : l’interview écrit de sa collaboratrice à la direction de l’UFG, Paulina Gerasimenko, publié avec l’autorisation du premier ministre (19). Il en ressort que Michoustine est entré au directorat de l’UFG en mai 2008 à l’invitation de Boris Fiodorov, qui le présidait. Il en était donc le quatrième directeur, avec Charles Ryan et Florian Fenner, et a alors reçu 25 % des commissions sur les bénéfices d’investissements, la Compagnie gérant 2 milliards d’actifs. “Sa rétribution comme dirigeant clé en 2009 s’est élevée à 79 millions de roubles, c’est à dire environ 2,5 millions de dollars, qu’il a déclarés en 2010. La majeure partie de cette rétribution est constituée de bonus sur les marchés en cas de succès”. Lorsqu’en mars 2010 Michoustine est retourné à la fonction publique, il a dû faire don de ses actifs à son épouse, avec obligation de les vendre, conformément aux engagements pris auprès de ses partenaires à l’UFG. Gerasimenko avance alors que la période de crise n’ayant pas permis de les vendre simultanément en 2010, accord a été pris avec l’UFG pour les vendre “lorsqu’on trouverait des acheteurs”. Vladlena Michoustina a donc touché des revenus de l’UFG entre 2010 et 2013 pour une valeur de 11,5 millions de dollars. En 2013, la loi fédérale étendant les restrictions en matière de revenus aux épouses et aux enfants mineurs des fonctionnaires, les actifs ont été cédés à la mère et à la soeur de Michoustine, Nathalie Stépine. C’est ainsi que “de 2013 à 2015 la mère a reçu de l’UFG 11,9 millions de dollars de l’UFG, et la soeur 10,1 millions de dollars. De sorte que la rémunération totale des bénéficiaires des actifs s’est élevée pour la période de 2010 à 2015 à 33,5 millions de dollars, soit 2,15 milliards de roubles”.
Le jour suivant, le site Meduza publie un article de Tatiana Lisova, relevant la contradiction entre l’article de Kommersant et l’interview publié dans RBK au sujet de la source, et du montant, des revenus de la famille Michoustine (20). Malgré la loi de 2013, Vladlena Michoustina a par exemple encore touché 160 millions de roubles en 2014, alors que les actifs avaient été transférés à sa belle-mère et à sa belle-soeur. Et Lisova de s’étonner de la promotion express de Michoustine au directorat de la compagnie d’investissement UFG, telle que l’avance Gerasimenko dans RBK, alors que, fonctionnaire de impôts, il n’avait aucune expérience en la matière et qu’il n’était pas connu sur ce marché. Un ancien collaborateur de l’UFG contacté doute également du fait et suppose que Michoustine devait recevoir un bon salaire et des compensations, mais pas une part de 25% immédiatement accordée. Si bien que, “a-t-il résumé, ‘globalement, les 33,5 milliards, ou les 2,15 milliards de roubles, paraissent énormes pour un homme qui n’a pas travaillé longtemps à l’UFG. Soit il leur a apporté des marchés, soit il s’agit de quelque-chose dont on ne parle pas à haute voix'”. C’est alors que le 25 février, les Izvestia publient une interview d’Alexandre Oudodov, dans lequel il révèle avoir épousé en 2008 la soeur de Michoustine, qui jusque-là était connue sous le nom de Nathalie Stépine, de son premier mariage.
Dès le surlendemain, Navalny publie un second article titré au choix : “Les appartements new-yorkais du premier ministre Michoustine, ou ‘Les liens de la famille du premier ministre Michoustine avec l’affaire Magnitski’, ou ‘Le beau-frère du directeur du Service des impôts tire profit du remboursement illégal de la TVA'” (21). En effet, il avoue avoir été lui-même pris de court par cette révélation, se demandant pourquoi elle avait été faite, et comment Michoustine allait pouvoir s’en dépêtrer, car “par cette seule phrase, Oudodov garantissait le lien formel et juridique entre lui et son ‘business’, et la famille du second serviteur de la Russie”. Et il renvoie à son article précédent, où il avait suggéré qu’Oudodov s’était enrichi sur un trafic de remboursement de TVA au moment où Michoustine était vice-ministre des impôts. Navalny cite alors Open-Media, qui le 4 février a publié une enquête sur une affaire de tentative de vol de deux milliards de roubles, sous prétexte de remboursement de TVA, alors que Michoustine était à la direction des impôts depuis exactement un an (22).
Oudodov, chez qui a eu lieu une perquisition, et qui est cité à de nombreuses reprises dans les archives du procès, consultées par Open Media, a cependant disparu de cette affaire, et c’est une de ses vieilles connaissances, Alexandre Sabadach, qui a été condamné, avec qui Oudodov n’a pas eu moins de 200 coups de fil pendant l’instruction. Le fait est que les enquêteurs – selon une source proche du dossier consultée par Open-Media – soupçonnaient qu’il avait joué un rôle de premier plan dans cette affaire, ce que montre d’ailleurs un sténogramme d’échanges téléphonique où Oudodov en apparaît l’organisateur. En outre, ce schéma de tentative de vol de deux milliards de roubles de remboursement de TVA, impliquait à sa source le 28ème bureau de l’inspection des impôts à Moscou, celui-là même à partir duquel avaient été détournés les milliards de remboursements de TVA dénoncés par l’avocat fiscaliste Sergueï Magnitski en 2007, avant de mourir en prison dans des conditions suspectes en novembre 2009. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’affaire de tentative de vol nouée en 2010 a échoué : le FSB surveillait ce 28ème bureau, mis en cause par l’investigation que menait alors Novaïa Gazeta, qui publiera sur l’affaire Magnitski une enquête très détaillée en avril 2012 (23).
Mais ce n’est pas tout, dans son article du 27 février 2020, Navalny ajoute à cela une autre affaire : juste après son mariage avec la soeur de Michoustine, Oudodov a acheté le 23 décembre 2009 cinq appartements dans un immeuble de prestige à New-York, au 20, Pinner Street, à 300 mètres de la célèbre Wall Street, par l’intermédiaire de firmes acquises au même moment, pour une valeur totale de 5,1 millions de dollars. Il a pris pour cela un crédit de 1,9 millions de dollars et versé à la banque des paiements de loyers des appartements loués. Puis à l’été 2010, il en a acheté un sixième au même endroit, pour une somme de 1,3 millions de dollars. Ce qui veut dire que ces six appartements étaient en partie la propriété de la soeur de Michoustine, vendus en 2018. Et Navalny d’ironiser : “Nous espérons fortement que la famille du fonctionnaire des impôts n’a pas oublié de mentionner ce revenu dans ses déclarations d’impôts”. Mais ce n’est pas le plus piquant de l’affaire : la justice américaine en 2013 a saisi dans le même immeuble, au 20, Piner Street, cinq appartement achetés par Denis Katsyv, “voyou russe et fils de l’ancien président des Chemins de fer russes”, avec de l’argent blanchi provenant des 230 millions de dollars de vols de TVA dénoncés par Magnitski. Et, “tour supplémentaire dans cette histoire, Katsyv et Oudodov ont acheté leurs appartements à trois semaines près : Katsyv le 30 novembre 2009, Oudodov le 23 décembre”. “Nous vous écoutons avec une très grande attention, Mikhaïl Vladmirovitch Michoustine”, conclut Navalny. Six mois après, il était victime d’une tentative d’empoisonnement.
Car l’homme était devenu dangereux pour un pouvoir qui semble avoir beaucoup à cacher. D’autant plus que sa dénonciation de la corruption à tous les niveaux du régime, s’accompagnait d’une dynamique politique qui commençait à prendre dans l’opinion. Il fallait donc arrêter ça dans une spirale répressive qui aligne pratiquement la Fédération de Russie sur la Belarus de Loukachenko. Ce faisant, le pouvoir montre sa faiblesse, s’imaginant qu’en interdisant le Fonds de lutte contre la corruption et la presse d’investigation, à quoi revient l’étiquette d'”agent de l’étranger”, et particulièrement les titres impliqués dans l’affaire des revenus du premier ministre Michoustine, il va faire cesser et les investigations, et la dynamique politique. Chaque vidéo de Navalny fait des dizaines de millions de vue, dans un crescendo à chaque cercle franchi dans la mise en cause des plus hauts degrés du pouvoir, révélant progressivement ce qui pourrait s’avérer finalement la nature corrompue et mafieuse du régime Poutine : la vidéo sur le procureur général de Russie Youri Tchaïka, en octobre 2015, a fait 24 millions de vues (24), celle sur Medvedev, en mars 2017, 44 millions de vues (25), quant à celle sur le “château de Poutine”, elle fait près de 119 millions de vues (26). Michoustine, peut-être encore moins connu pour l’heure, se contente lui pour le moment de près de 15 millions de vues de la vidéo que lui a consacrée Navalany le 28 janvier 2020. Mais il est souvent désigné comme possible successeur de Poutine en 2024, peut-être pour sa parfaite connaissance du système.
Revenons à l’article publié le 20 août dans la presse “occidentale” par Navalny, lui aussi un parfait connaisseur du système. Il remarque qu'”après la krach de l’URSS et la fin de la confrontation idéologique globale, précisément la corruption dans sa définition classique – profiter d’une situation de service pour un profit personnel – est devenue le fondement non idéologique de l’épanouissement de l’internationale autoritaire, de la Russie à l’Erythrée, du Myanmar (Birmanie) au Venezuela”. Et il liste les questions de premier plan liées selon lui à la corruption : le conflit en Ukraine, le radicalisme religieux, le changement climatique, particulièrement les incendies de forêt en Sibérie, et les actes de terrorisme de nouvelle génération que sont les armes chimiques ou les attaques destructrices des structures informatiques de tout un pays. “Les commanditaires de ce genre de terrorisme, remarque-t-il, seront l’un ou l’autre propriétaire de ces palais en or. Et ils feront ça pour distraire l’attention du monde de ces palais, la détournant vers les questions globales de sécurité”. C’est pourquoi selon lui “ce n’est pas à nous d’hésiter à poser des questions implacables aux corrompus autoritaires, mais au contraire – eux doivent savoir que leurs agissements dans l’ombre seront toujours le thème principal des sommets mondiaux. Cela constituera le pas le plus important pour éliminer les causes de nombreuses questions”.
“Que nous faut-il faire , interroge-t-il alors, les gens qui siègent à Washington et à Berlin ne peuvent-ils pas lutter efficacement contre la corruption des fonctionnaires de Minsk ou de Caracas ?” Pour “commencer le travail”, il faut “une volonté politique de la part des dirigeants occidentaux”, car “la principale caractéristique de la corruption dans les pays autoritaires consiste dans l’utilisation des infrastructures financières occidentales, et dans 90% des cas, l’argent volé est conservé à l’Ouest”. La stratégie qu’il propose est cependant progressive : ” dans un premier temps, la corruption doit être détournée des sources de profits fantastiques par de lourdes charges, au moins pour cette partie des élites entourant les autocrates. De ce fait les élites vont se diviser, et le camp de ceux qui sont partisans de la modernisation, du progrès et de la diminution de la corruption, va se renforcer et recevoir de nouveaux arguments dans les débats internes aux élites nationales”.
Il faudra ensuite selon lui prendre des sanctions individuelles contre les oligarques, en premier lieu contre ceux du cercle de Poutine, qu’il nomme “le leader moral de tous les corrompus du monde”, à défaut de quoi “la rhétorique anti-corruption de l’Occident sera considéré comme un discours creux”. Car, déclare-t-il, “les oligarques poutiniens, en tant que dirigeants d’entreprises d’Etat, comme de celles formellement privées, mais dont la prospérité est liée au groupe de Poutine, ne sont pas des businessmen, mais des dirigeants de groupes du crime organisé”. Pour finir il propose donc la création “d’un organe ou d’une commission internationale pour empêcher l’exportation de la corruption politique”, prenant comme exemple la façon dont Poutine achète les extrêmes droite et gauche en Europe, ou bien un ancien chancelier allemand ou bien encore un ancienne ministre des Affaires étrangères autrichienne, à quoi il faut peut-être ajouter plus récemment un ancien premier ministre français.
Evoquons pour finir la conférence de presse qui a eu lieu au Kremlin à l’issue de la rencontre entre le président Poutine et la chancelière Merkell, ce même 20 août (27), qui pourrait constituer l’acte 2 de la rencontre avec Biden en juin dernier. D’emblée un journaliste de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, qui a publié l’article de Navalny le jour-même, pose à Poutine la question de l’arrêt des poursuites contre ceux qui soutiennent Navalny et l’interroge sur la proposition de ce dernier de considérer la corruption comme racine de tous les maux, précisant : “il exige par exemple d’introduire des sanctions contre des oligarques de votre entourage”. Fatigué et mal à l’aise, Poutine rétorque “en ce qui concerne le ‘figurant’ que vous avez évoqué, il a été condamné non pas pour son activité politique, mais pour son infraction criminelle à la loi en relation avec un partenaire étranger”. Il s’agit d’Yves Rocher, qui a retiré sa plainte, affaire pour laquelle la Fédération de Russie a été condamnée à verser un dédommagement à Navalny…
Et en ce qui concerne ce qu’il appelle “l’opposition hors-système”, Poutine poursuit : “je ne vois pas qu’en Europe et aux USA – il suffit de rappeler ‘Occupy Wall Street’ ou le mouvement des ‘Gilets Jaunes’ en France – on ait particulièrement soutenu ces gens en les promouvant dans les organes représentatifs du pouvoir, en particulier au parlement”. Sa réponse est intéressante, car elle témoigne d’une ignorance totale de la situation française : les Gilets Jaunes pouvaient chaque jour s’exprimer sur les chaînes d’information en continu pendant toute la durée du mouvement, et ont la possibilité de se présenter aux élections, contrairement à “l’opposition hors système” en Fédération de Russie. Elle témoigne d’autre part de sa conception des “organes représentatifs du pouvoir” : ils sont “promus” par le pouvoir, et non pas élus par ceux qu’ils sont censé représenter…
A ce déni de démocratie à “l’Ouest”, Poutine oppose la situation en Fédération de Russie : “chez nous le système politique se développe, et tous les citoyens de la Fédération de Russie ont le droit d’exprimer leur opinion personnelle, de former des organisations politiques, de participer aux élections de tous niveaux”… Une dénégation de plus, même s’il rajoute en forme d’aveu : “mais il est indispensable de le faire dans le cadre de la loi existante et de la constitution”, c’est à dire par exemple les lois sur les “agents de l’étranger” prises par une Douma monolithique et appliquées arbitrairement, et la nouvelle constitution, qui constitue en fait un coup d’Etat rampant, le “18 Brumaire de Vladimir Poutine”. Enfin il en vient à “la lutte contre la corruption”, reprenant en partie le nom de l’organisation du “figurant” : “c’est une chose importante, mais elle ne doit pas être utilisée comme instrument de lutte politique”. Et il insiste, rendant hommage à son corps défendant à Navalny dont il a probablement lu l’article : “Par elle même la lutte contre la corruption est une chose extrêmement importante, nous lui accordons une très grande attention, lui donnons une importante signification, et nous ferons tout pour l’éradication de la corruption au sens le plus large du terme”.
Poutine est ainsi poussé dans ses retranchements par son adversaire, qui a placé la corruption au centre du jeu des relations internationales et de la scène politique russe. Comme à son habitude il essaie de biaiser, en distinguant la corruption de la sphère politique, comme s’il s’agissait d’une question technique à résoudre. Mais désormais il subit l’agenda de Navalny et de cette presse d’investigation qu’il cherche à museler, ainsi que de ces opposants politiques que son pouvoir empêche de se présenter librement aux élections à la Douma à la mi-septembre, qu’il emprisonne ou contraint à l’exil. Car il lui sera difficile “d’extirper la corruption au sens le plus large du terme”, en passant sous silence la corruption systémique dénoncée par ses adversaires, et donc la corruption du système économico-politique qu’il a mis en place. Dans sa réponse, s’adressant à Poutine, et à Navalny, Merkell déclare elle : “lier la corruption économique avec les sanctions n’est pas si facile. Mais nous en avons parlé au niveau de l’UE, et il nous faut examiner ces questions, parce qu’en réalité la corruption et l’activité politique sont liées. Cela concerne et l’Allemagne, de mon point de vue, et partout où la corruption se produit. Pour lutter contre elle il faut un pouvoir judiciaire indépendant, une presse libre, et même des Organisations à but non lucratif parfois gênantes”.
Et pour cadeau d’adieu à son “cher Vladimir”, avec lequel elle a eu souvent des entretiens orageux, notamment au moment de l’affaire de Crimée, Merkell, sur le départ de la scène internationale, à la dernière question portant sur le bilan de leurs rencontres ces seize dernière années, répond : “au cours de la durée de mon séjour au poste de chancelière, nos systèmes politiques ont évolué selon des vecteurs différents, et donc pour cela il y a entre nous nombre de questions critiques qui exigent d’être examinées. Mais, malgré toutes ces différences, nous avons toujours réussi à maintenir ouvert un canal de discussions. Et j’espère avoir pu apporter ma part à cela. Je serai toujours partisan du fait que ne pas favoriser le dialogue n’est pas une option”.
Frédéric Saillot, le 3 septembre 2021
(1) Dmitry Kholodov, journaliste d’investigation sur la corruption dans l’armée. Paul Klebnikov, journaliste à Forbes-Russie, auteur du “Parrain du Kremlin”, ed. Robert Laffont, 2001.
(2) https://ria.ru/20061009/54644524.html
(3) https://meduza.io/feature/2021/08/27/meduza-dozhd-novaya-gazeta-forbes-i-drugie-redaktsii-potrebovali-chtoby-vlasti-ostanovili-kampaniyu-protiv-nezavisimyh-smi
(4) https://www.youtube.com/watch?v=ibqiet6Bg38
(5) https://www.youtube.com/watch?v=qrwlk7_GF9g
(6) Voir sur la photo dans le carrousel, le panneau d’Irina Boblayan, journaliste à la radio libre Echo de Moscou, sur lequel est inscrit : “C’est vous qui êtes des agents de l’étranger”, avec les images du Kremlin surmonté du drapeau de la République populaire de Chine.
(7) voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/presse-et-democratie-en-eurasie/
(8) https://minjust.gov.ru/ru/events/48553/
(9) https://www.facebook.com/tikhon.dzyadko/posts/10220056844153274
(10) voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/de-linfluence-de-la-federation-de-russie/
(11) Voir l’interview de Dmitry Skorobutov : https://www.youtube.com/watch?v=1V4Kh5Z9w6s&t=2s et mon article : http://www.eurasiexpress.fr/de-linfluence-de-la-federation-de-russie/
(12) Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/un-18-brumaire-en-federation-de-russie/
(13) https://www.youtube.com/watch?v=NL-FeYMgnlo
(14) https://www.golosinfo.org/articles/145385
(15) https://www.interfax.ru/russia/785844
(16) https://www.youtube.com/watch?v=2RWJedMgkJU
(17) https://navalny.com/p/6526/
(18) https://navalny.com/p/6293/
et https://www.youtube.com/watch?v=fyPWPTYf-b0
(19 https://www.rbc.ru/politics/07/02/2020/5e3c58fc9a7947e99ad67142
(20) https://meduza.io/feature/2020/02/08/kompaniya-ufg-v-kotoroy-kogda-to-rabotal-mishustin-ob-yasnila-otkuda-u-nego-stolko-deneg-eta-versiya-ne-vyglyadit-ubeditelnoy
(21) https://navalny.com/p/6302/
(22) https://openmedia.io/news/n3/sponsor-mishustinyx-kakuyu-rol-igral-aleksandr-udodov-v-afere-s-vozvratom-nds-i-chto-ego-svyazyvaet-s-premerom/
(23) https://novayagazeta.ru/articles/2012/04/01/49071-nds
(24) https://www.youtube.com/watch?v=eXYQbgvzxdM
(25) https://www.youtube.com/watch?v=qrwlk7_GF9g
(26) https://www.youtube.com/watch?v=ipAnwilMncI
(27 http://kremlin.ru/events/president/news/66418