Le renseignement US a vu juste : le jeudi 24 février à 4 heures du matin, le président Poutine déclenche le bombardement de Kiev, Kharkov, Odessa, Berdiansk et de plusieurs villes du Donbass sous contrôle ukrainien. Il déclare intervenir à la demande des Républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, qu’il venait tout juste de reconnaître, menacées selon lui de génocide. Son porte-parole précise au briefing du matin qu’il s’agit “d’une opération spéciale. Dans l’absolu il s’agit de libérer l’Ukraine, de la nettoyer des nazis, de l’esprit pro-nazi des gens et de l’idéologie. Cela veut dire la neutralisation de son potentiel militaire, considérablement augmenté ces derniers temps avec l’aide de l’Occident”. Le ministère de la Défense russe s’empresse cependant de déclarer que les villes ukrainiennes ne sont pas visées, seules le sont les infrastructures militaires. Le but ultime de l’opération est en fait de renverser le pouvoir à Kiev, ce que Poutine invite l’armée ukrainienne à faire tout en déposant les armes, afin d’annuler l'”Euromaïdan” de 2014. Mais ce qui se présentait comme un blitzkrieg échoue bientôt sur toute la ligne : le président ukrainien Zelenski, assumant sa charge de chef des armée, appelle la population à ne pas paniquer et décrète la loi martiale. L’armée ukrainienne, loin de se rendre, résiste avec succès, épaulée par une levée en masse de volontaires civils. Les unités russes sont alors ralenties dans leur progression, rencontrant bientôt des problèmes logistiques tout en subissant de lourdes pertes, malgré sa domination aérienne. L’Occident, unanime dans le soutien à Kiev, prend de son côté des sanctions sans précédent contre la Fédération de Russie, la soumettant à un véritable étranglement économique et financier, qui réagit en menaçant d’utiliser l’arme nucléaire. Comment en est-on arrivé là ?
L’on se souvient des ultimatums adressés à la fin de l’an dernier par Poutine à ses “partenaires” occidentaux tant sur la réalisation des accords de Minsk que sur les garanties de sécurité en Europe, revendiquant le rétablissement de la zone d’influence soviétique du temps de la guerre froide, tout en massant des troupes aux frontières de l’Ukraine, notamment en Biélorussie. Espérait-il, avec un ministre des Affaires étrangères toujours plus arrogant, que l’Occident allait entériner ses exigences ? Ou avait-il déjà envisagé la suite, dont les Etats-Unis ne cessaient de prévenir leurs alliés européens, s’attirant les sarcasmes de Moscou, se gaussant de la désinformation. Dès lors, force est de constater que Poutine n’a cessé de mentir aux émissaires européens, que ce soient le président français Macron ou le chancelier allemand Scholz, qui s’étaient entremis pour Zelenski – lequel s’est vu opposer une fin de non recevoir systématique à ses offres de rencontre avec le président russe. Celui-ci déclarait alors qu’il n’était pas question d’autre voie que celle de la diplomatie et du dialogue, travaillant ainsi à créer une brèche dans le bloc allié. Car une opération de l’ampleur de celle menée sur l’ensemble du territoire ukrainien ne s’improvise pas en quelques jours. Tout porte à croire que Poutine avait en effet décidé d’utiliser la présente conjoncture internationale marquée par recul occidental et par l’avantage stratégique momentané que lui procure la mise en service de sa panoplie de vecteurs hypersoniques, pour utiliser le Donbass à des fins de renversement de la donne stratégique en Europe.
Car pendant huit ans il s’est contenté d’apporter une aide aux parties du Donbass ayant déclaré leur indépendance grâce à l’appui militaire de forces russes, sur quoi Poutine a constamment menti, essentiellement les villes de Donetsk et de Lougansk, qu’il a utilisées comme levier dans sa politique d’influence en Ukraine comme sur le plan international. Cette potentielle cause de conflit – avec le rattachement non reconnu de la Crimée à la Fédération de Russie – empêchait en effet l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. La situation est cependant également imputable au gouvernement provisoire de Kiev, soutenu par les Occidentaux, qui s’était saisi du pouvoir par le coup d’Etat de février 2014, lequel, plutôt que d’entendre les revendications des populations russophones, les a traitées de “séparatistes” et déclenché contre elles une “opération antiterroriste”, à laquelle répond la présente “opération de dénazification”, leur envoyant la garde nationale et des bataillons dont certains professaient une idéologie néo-nazie. Lors des combats de l’été 2014, dans lesquels les forces russes ont prit une part décisive, Poutine a stoppé l’offensive de la résistance du Donbass à Marioupol, sachant qu’après la Crimée il ne pouvait se permettre d’aller alors trop loin, se satisfaisant d’un abcès de fixation dans l’Est de l’Ukraine. Les populations du Donbass ont alors été soumises à des bombardements, en violation des clauses de cessez-le-feu et de retrait des armes lourdes contenues dans les accords de Minsk 1 et 2, notamment sous la présidence de Porochenko, qui se targuait de ce que “les enfants du Donbass vivent dans des caves tandis que ‘les nôtres’ vont à l’école'”. L’élection de Volodymir Zelenski en mai 2019, élu contre Porochenko par 73,2 % des 61,52 % de votants, sur un programme clairement de rupture avec la politique de son prédécesseur et d’engagement pour la paix, aurait pu être une occasion à saisir pour le règlement du conflit. Il n’en a rien été, Poutine décidant immédiatement la passeportisation des habitants du Donbass, l’annexant déjà de fait, dans ce qu’il convient de considérer comme une prémisse de la guerre déclenchée le 24 février. Simultanément la propagande des chaînes fédérales russes s’acharnait contre le nouveau président ukrainien, renforçant le poids des radicaux opposés à la réalisation des accords de Minsk.
Poutine a en effet décidé d’utiliser autrement le Donbass dans la conjoncture actuelle, comme motif de sa redéfinition de l’équilibre des forces en Europe, dans la perspective de création d’un empire rouge-brun. Pour ce faire, il a avancé progressivement et masqué, ne trahissant ses véritables intentions auprès de l’opinion russe et internationale qu’à de rares moments, comme ce matin du 1er mars 2018 où il a annoncé la mise en service prochaine de sa panoplie de missiles hypersoniques non balistiques, lui assurant une provisoire invulnérabilité. Le ton était déjà menaçant, le visage parcouru d’expressions haineuses, tandis que l’auditoire, composé des corps constitués du régime, manifestait bruyamment une inquiétante satisfaction. Apparemment, comme je l’ai alors souligné (1), il était déjà gagné par une hybris qui se révèle pleinement aujourd’hui. Puis en juin 2020 s’est produit ce qu’il faut bien qualifier de coup d’Etat par l’adoption d’une nouvelle constitution définissant la Fédération de Russie comme un Etat inspiré par une idéologie nationaliste, attribuant tous les pouvoirs à l’exécutif et autorisant Poutine à demeurer vissé sur le fauteuil présidentiel jusqu’en 2034. Enfin il y a eu l’étranglement de toute opposition réelle au régime aux législatives de septembre 2021, la nouvelle Douma, comme d’ailleurs la précédente, votant avec zèle toutes les lois liberticides qu’on lui soumet. Ce qui a conduit à l’interdiction de tous les médias libres dans la nuit du 3 au 4 mars, le Télécanal Dojd notamment étant contraint d’arrêter ses diffusions, ainsi que la radio Echo de Moscou. Une loi votée en urgence condamne à 15 ans d’emprisonnement tout émetteur d’informations différant de la propagande délivrée par les chaînes fédérales. Il est par exemple interdit d’utiliser le mot “guerre” au sujet de l'”opération spéciale” en Ukraine, ce qui revient pourtant à lui appliquer une censure de guerre. Nombre de journalistes ont donc dû fuir à l’étranger, grossissant les rangs de l’intelligentsia russe dans l’émigration. Un régime dictatorial vient de finir de s’installer durablement en Fédération de Russie.
Mais avant de révéler son véritable visage au matin du 24 février, Poutine a continué à mentir, jusqu’au dernier moment. Alors que le 14 février Lavrov prenait note de la proposition de Washington et de l’OTAN de discuter du déploiement des missiles à courte et moyenne portée en Europe, tout en regrettant qu’il n’ait pas été répondu à l’ultimatum sur les garanties de sécurité exigées par la Fédération de Russie (2), le 17 février, la réponse écrite du MID oppose aux Occidentaux une fin de non recevoir (3) : “en l’absence de disposition de la partie américaine à s’entendre sur des garanties strictes et juridiquement contraignantes de la part des USA et de leurs alliés, la Fédération de Russie sera obligée de réagir, notamment par la réalisation de mesures à caractère militaro-techniques”. L’euphémisme dissimulait cependant ce que la dénégation suivante récusait : “Aucune ‘invasion’ de l’Ukraine, invoquée depuis l’automne dernier par les USA et leurs alliés, n’a lieu ni n’est planifiée”. Le lendemain 18 février, les deux dirigeants des Républiques populaire de Donetsk et de Lougansk (LDNR) appellent dans deux vidéos les populations civiles de Donetsk et de Lougansk à évacuer vers Rostov en Fédération de Russie, en raison de la reprise des bombardements sur Donetsk et Lougansk, et de la menace d’une offensive qui se traduirait par un massacre de la population. Poutine promet 10 000 roubles à chaque réfugié. Différents médias révèlent cependant le jour-même que les métadonnées des vidéos indiquent qu’elles ont été enregistrées le 16 février, soit la veille de la reprise des bombardements constatés par l’OSCE (4).
Tout alors s’enchaîne rapidement. Le 19 février le président Zelenski déclare vouloir mettre fin au mémorandum de Budapest du 5 décembre 1994, par lequel la Fédération de Russie, les USA et la Grande-Bretagne s’étaient engagés, en contrepartie de l’adhésion de l’Ukraine au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires et de l’achèvement du transfert de son arsenal nucléaire à la Fédération de Russie, à respecter l’indépendance et la souveraineté de l’Ukraine dans se frontières actuelles. Engagement violé par la Fédération de Russie avec le rattachement de la Crimée en mars 2014, et le rôle essentiel qu’elle a joué dans la proclamation d’indépendance des LDNR. Le dimanche 20 février, les tirs s’intensifiant sur la ligne de contact dans le Donbass, le président Macron a deux entretiens téléphoniques avec Poutine à l’issue desquels, selon l’Elysée, ils s’engageaient tous deux à obtenir un cessez-le-feu et s’accordaient sur “la nécessité de privilégier une solution diplomatique à la crise actuelle et de tout faire pour y parvenir” (5). Cependant, dès le lendemain 21 février, Poutine reconnaît l’indépendance des LDNR puis ensuite signe avec les dirigeants des deux républiques des accords réciproques qui vont lui permettre d’intervenir, comme le montre les métadonnées des deux vidéos consacrées à ces deux événements qui ne seront diffusées que le 22 février (6), au soir duquel des chars russes sont vus à Donetsk.
Le décalage de 24 heures a son importance lorsque l’on observe la gêne de Sergueï Narychkine, cruellement pris à partie par Poutine au Conseil de défense censé avoir lieu avant les déclarations enregistrées dans les deux vidéos. Poussé dans ses retranchements, il déclare “soutenir l’entrée des LDNR dans la composition de la Fédération de Russie”. ” – On ne parle pas de ça, rétorque Poutine, on parle de la reconnaissance de leur indépendance, oui ou non ? – Oui, je soutiens la proposition de reconnaissance de leur indépendance, concède alors piteusement Narychkine”. Qui est le chef des Services de renseignement extérieur de la Fédération de Russie, auquel devant les caméras Poutine donne une leçon de “mensonge diplomatique”, tout en exhibant la façon dont il tyrannise ses subordonnés tétanisés par la peur. Le soir même il tient une brève conférence de presse au cours de laquelle il profère un dernier mensonge. Précisant qu’il reconnaissait l’indépendance des LDNR dans les limites de leurs frontières régionales lorsqu’elles se trouvaient dans la composition de l’Ukraine, il déclare cependant que “les questions en litige doivent être réglées entre Kiev et les LDNR lors de négociations”. L’on sait désormais quelles négociations il avait en tête alors que ses chars étaient déjà à Donetsk, s’apprêtant à franchir les limites de la ligne de contact. Mais lui s’apprêtait à en franchir d’autres, sans que ses subordonnés ne sachent eux-mêmes jusqu’où il était prêt d’aller, comme en témoignent la quasi aphasie de Narychkine au Conseil de défense du 22 février, et les mines effrayées des autres membres.
Une interview donnée par Antony Blinken au télécanal Dojd le 19 février, aurait cependant dû mettre Poutine en garde et calmer quelque peu l’hybris qui semble s’être durablement emparé de lui (7). Selon le secrétaire d’Etat américain, il “ne reçoit pas nécessairement des faits et informations véridiques au sujet de la situation en Ukraine et se trompe profondément s’il estime que les soldats russes vont être accueillis en Ukraine les bras ouverts”, ajoutant : “c’est le problème de tout système qui, comme la Russie, malheureusement, vire à l’autocratie : très peu sont ceux qui disent la vérité aux gens au pouvoir”. En effet, “depuis 2014, où les Ukrainiens étaient favorables à la Russie, la situation a radicalement changé : 90 % des Ukrainiens sont dégoûtés de la Russie en conséquence de l’agression russe. Jusqu’à l’année 2014, jusqu’au Donbass, 25 % des Ukrainiens voulaient adhérer à l’OTAN, aujourd’hui ils sont 60 à 65 %”. Le fait est qu’en franchissant les limites du Donbass, où la population a sans doute été soulagée de voir venir l’armée russe à sa rescousse, Poutine s’est heurté à la dure réalité du réel, que ses rêves impériaux et son idéologie avaient réduite au déni.
D’emblée l'”opération” s’est portée sur Kiev, afin de renverser le pouvoir et d’éliminer le président Zelenski, mais l’unité spéciale de parachutistes russes a échoué à prendre l’aéroport de Gostomel, qui aurait permis un acheminement de troupes et de matériels à proximité de Kiev, au prix de lourdes pertes, grâce à l’efficacité de l’armée ukrainienne et à la venue en masse de kiéviens venus s’opposer à l’envahisseur. La progression au sud-est de l’Ukraine n’a pas non plus été la promenade dont parlaient les propagandistes des chaînes russes, la seule ville d’importance a être prise dans un premier temps fut Melitopol, où la population manifeste depuis contre l’occupant, lui enjoignant d’aller “se faire en..ler”, en ukrainien comme en russe. Les pertes sont lourdes : quand le ministère russe de la Défense a fini par reconnaître 498 morts, les autorités ukrainiennes en évoquent plusieurs milliers. Et encore faut-il que la sénatrice Lioudmila Naroussova, veuve d’Anatoli Sobtchak, ait alerté sur la situation des cadavres et celle des prisonniers. Il semble que le gros des troupes russes soient constituées d’engagés, qu’on n’a pas même pris la peine d’informer où on les envoyait. A mesure que l'”opération spéciale” s’est enlisée, on les a laissés à l’abandon dormir dehors en cette fin d’hiver et sans ravitaillement. Elle a récemment communiqué au Conseil constitutionnel de la Fédération de Russie que sur une unité de 100 engagés envoyés en Ukraine, ne seraient plus en vie que 4 (8).
Car le principal problème, non prévu par les fins stratèges de Poutine, est celui de la logistique. La blitzkrieg sur Kiev ayant échoué, les troupes stationnées en Biélorussie ont été acheminée pour prendre la capitale ukrainienne par le nord, une interminable file d’engins se trouvant bientôt en carafe sur les étroites routes caractérisant cette voie de pénétration. L'”opération spéciale” s’est alors transformée en guerre totale contre la population, dans la grande tradition de la guerre d’attrition enseignée dans les écoles de guerre soviétiques et américaines, afin de briser sa résistance, et obliger les autorités à la reddition. L’aviation et l’artillerie russe procèdent actuellement à des bombardements de terreur, notamment à Kharkov, contre une population massivement opposée à l’invasion, russophones et ukrainophones confondus dans un patriotisme qui n’est pas un patriotisme ethno-linguistique mais bien un patriotisme politique. Car la seule réussite stratégique que Poutine aura obtenu dans cette guerre absurde et criminelle, c’est de donner à la nation ukrainienne l’occasion de révéler sa cohésion dans son attachement aux valeurs démocratiques et aux libertés.
En ne se contentant pas de défendre le Donbass – sans oublier le fait qu’un certain nombre de ses habitants, 1 500 000 selon Kiev, sont réfugiés en Ukraine – et de négocier avec les Occidentaux un nouveau traité FNI sur les armes nucléaires à portée intermédiaire, il révèle l’une des raisons, essentiellement politique, de la guerre totale qu’il a entreprise contre l’Ukraine : faire tomber Zelenski, qui a été élu démocratiquement par une très nette majorité des électeurs ukrainiens, contre le président sortant, donnant une leçon de démocratie à l’ensemble de l’espace post-soviétique. Notamment à la Biélorussie et à la Fédération de Russie, où les opposants sont emprisonnés, assassinés ou contraints à l’exil. Voilà ce qui fait peur à Poutine. C’est ce qu’il a nommé l'”anti-Russie” dans l’un de ces articles “historiques” qu’il se pique d’écrire, afin de justifier ses agissements. Allant même jusqu’à prétendre vouloir “dénazifier” le pouvoir légitime en Ukraine, reprenant de façon absurde la vieille rengaine stalinienne taxant de nazi tout ce qui lui est opposé. Certes, il y a des éléments qui font référence au nazisme dans les forces ukrainiennes, les bataillons Aïdar, Azov et autre Dniepr, ainsi que le Pravy Sektor, que la propagande russe ne fait que renforcer. Il ne faut pas non plus ignorer que dans un espace historiquement marqué par une extrême violence et privé de possibilité de débat politique, la montée aux extrêmes est parfois surprenante, ce qui n’ôte rien aux agissements criminels de ces éléments. Et ce que Poutine nomme la “dénazification” de l’Ukraine, n’est en fait que la projection en miroir, un topos de sa rhétorique, de la nécessaire décommunisation de la Fédération de Russie, que Eltsine a renoncé à mener à bien, et qui est l’une des causes de l’évolution dictatoriale de son régime.
Parmi ses autres réussites, il aura notamment réussi à ressouder l’Occident qu’il cherchait à diviser, et à lui faire opérer une “révolution stratégique”. Le dimanche 27 février, le chancelier Scholz, considéré trop rapidement comme un social-démocrate mou par les médias officiels russes, après avoir décidé de stopper le gazoduc North Stream 2, projet phare du régime Poutine, déclare au Bundestag opérer un virage à 180° dans la politique de Défense de l’Allemagne, en décidant de livrer des armes offensives à l’armée ukrainienne, et de moderniser la Bundeswehr à raison de 100 milliards d’euros. Du jamais vu depuis 1945. Poutine décide aussitôt de mettre en alerte sa “force de dissuasion”, Choïgou informant dès le lendemain que la triade nucléaire (missiles aériens, terrestres et maritimes) est en ordre de service (9). Il faut d’ailleurs se rappeler que c’est sans aucun état d’âme que Poutine a dernièrement évoqué la possibilité d’appuyer sur le bouton, déclarant au Club de Valdaï en 2018 qu’en ce cas “nous, comme martyrs, nous irons au paradis, tandis qu’eux ils vont tout simplement crever”, déclenchant à nouveau des rires inquiétants dans la salle, tant il est auto-convaincu de se trouver dans le camp du bien, alors que l’on sait que son orthodoxie de surface n’est là que pour donner le change (10). Au reste on a affaire à un personnage inculte, comme le révèle son langage souvent grossier, et le portrait décapant qu’a fait de lui l’ex-oligarque Sergueï Pougatchev dans une interview avec le journaliste ukrainien Dmitri Gordon (11).
Face à cela, l’Union européenne fait elle aussi le choix de la puissance, effectuant ainsi un “saut quantique”, en décidant dès le lendemain d’accorder 450 millions d’euros à l’armement de l’Ukraine. Et loin d’obtenir le recul des positions de l’OTAN à l’est, par son agression militaire Poutine ne fait que l’étendre davantage : la Suède et la Finlande, cette dernière limitrophe comme l’Ukraine de la Fédération de Russie, envisagent d’adhérer bientôt à l’Alliance. Dans un discours très fort au parlement européen le 1er mars, donnant la mesure de sa stature de chef d’Etat dans l’épreuve tragique que traverse la nation ukrainienne et l’Europe toute entière, Zelenski a déclaré officiellement demander l’adhésion de son pays à l’Union européenne. Dans la foulée la Géorgie et la Moldavie, dont les territoires sont divisés par des régions pro-russes indépendantes, en ont fait autant. La grande réussite de Poutine est d’avoir réussi à liguer le monde entier contre lui : lors du vote de l’Assemblée générale de l’ONU sur la cessation du recours à la force en Ukraine et le retrait des troupes russes le 2 mars, la Fédération de Russie s’est trouvée isolée avec la Biélorussie et la Corée du Nord, 141 pays votant pour cette résolution, tandis que la Chine et l’Inde s’abstenaient.
Mais il aura surtout réussi à mettre son pays en ruine et à le placer dans une dépendance toujours plus grande envers la Chine, qui va pouvoir se procurer ses matières premières à bon compte, à une plus grande échelle encore que ce qu’elle fait déjà. Les principales banques russes ont été débranchées du système de paiement international Swift. Les transactions sur la dette russe ont été interdites et les réserves étrangères de la Banque centrale de la Fédération de Russie ont été gelées. Ce qui diminuerait le matelas servant à acheter la paix sociale et à faire face aux sanctions de plusieurs centaines de milliards de dollars ou d’euros. La quasi totalité des firmes et des marques étrangères ont cessé leurs activités en Russie, à l’exception notable du français Total, provoquant des licenciements en masse. Enfin suivant les conseils prodigués par Navalny, les oligarques sont eux aussi touchés par les sanctions, leurs avoirs gelés et leurs biens, yachts et autres villas somptuaires, confisqués. L’ex-oligarque Mikhaïl Khodorkovski, qui suit la situation de près, observe un début de sécession parmi eux : six d’entre eux se sont déjà prononcés contre la guerre (12), tandis que Roman Abramovitch, considéré comme le “porte-monnaie” de Poutine, vient de vendre son club de Chelsea, au profit des victimes de la guerre en Ukraine. Il sert par ailleurs d’intermédiaire dans les négociations qui ont débuté le 28 février, qui ont abouti pour l’heure à des cessez le feu momentanés permettant l’évacuation de civils. Cette sécession va-t-elle donner lieu à un arbitrage auprès de Poutine, voire à une alternative à une politique devenu ruineuse pour le pays comme pour les oligarques, qui en une semaine de guerre auraient perdu 40 milliards de dollars ?
Car l’on se demande où Poutine va s’arrêter. En attendant l’assaut sur Kiev – que la propagande et le ministère de la Défense masquent à la population en partie en raison du fiasco qu’il rencontre jusqu’à présent – les troupes venues de Crimée et celles venues du Donbass cherchent à faire leur jonction dans le siège de Marioupol pour assurer une continuité territoriale entre la presqu’île et la Fédération de Russie. Les bombardements de terreur contre la population se poursuivent, également masqués par la propagande, quand elle ne les attribue pas aux “nationalistes ukrainiens”. La nuit du 4 au 5 mars, le président Zelenski a dénoncé la décision de l’OTAN de ne pas créer une “no-fly zone” au dessus de l’Ukraine pour empêcher les bombardements de civils par l’aviation russe, au prétexte que cela déclencherait une guerre totale en Europe. “La direction de l’Alliance, a-t-il déclaré, a donné le feu vert pour les bombardements suivants des villes et des villages ukrainiens, en refusant de créer une zone de non-vol. Vous pouviez fermer le ciel. Je ne sais pas qui vous pouvez défendre et si vous êtes vous-mêmes en mesure de protéger vos pays, les pays de l’Alliance” (13). Ces paroles sont à la mesure de ce à quoi toute l’Europe est désormais confrontée.
Dans ce contexte, il faut rendre hommage aux manifestants russes, souvent très jeunes, qui à l’appel de Navalny manifestent quotidiennement dans toutes les villes de Russie, arrêtés par centaines et par milliers, risquant gros dans le contexte dictatorial qui s’est désormais installé en Fédération de Russie. Ils sont l’honneur et l’avenir de la Russie, comme tous ces journalistes et tous ces intellectuels que nous avions le bonheur d’entendre et de lire chaque jour, qui sont actuellement réduits au silence ou contraints à l’exil. Poutine a voulu rentrer dans l’histoire comme le rassembleur des terres russes, il en sortira pitoyablement comme celui qui a mis son pays en ruine, détruit l’Ukraine, menacé l’Europe et le monde, tout cela pour protéger son régime mafieux et corrompu. Il faut donc nous préparer à l’affronter, car il est notre ennemi, un ennemi sans foi ni loi. L’avenir de l’Europe et du monde se joue dans cette guerre entre l’Ukraine et la Fédération de Russie, un conflit qui ne pourra se résoudre que lorsqu’il y aura un gouvernement démocratique à Moscou comme à Minsk. Seul un gouvernement démocratique à Moscou permettra l’unité retrouvée des nations slaves, et l’unité de l’Europe toute entière. Le plus tôt sera le mieux.
Frédéric Saillot, le 5 mars 2022
(1) http://www.eurasiexpress.fr/du-coulage-du-koursk-a-la-panoplie-anti-anti-missile-les-enjeux-de-la-presidentielle-russe/
(2) https://ria.ru/20220214/bezopasnost-1772733370.html
(3) https://www.kommersant.ru/doc/5218858
(4) https://echo.msk.ru/news/2982152-echo.html
https://tvrain.ru/news/bellingcat_glavy_dnr_i_lnr_zapisali_obraschenija_ob_evakuatsii_esche_16_fevralja-548128/
https://mobile.twitter.com/arictoler/status/1494738571483353092
(5) https://www.bfmtv.com/international/ukraine-macron-et-poutine-ont-eu-un-second-entretien-telephonique-dimanche-soir_AD-202202200280.html
(6) https://t.me/novaya_pishet/35848
(7) https://tvrain.ru/news/blinken_dopustil_izoljatsiju_putina_ot_pravdivoj_informatsii_po_ukraine-548167/
https://tvrain.ru/news/blinken_putin_rassmatrival_vse_obnarodovannye_ssha_stsenarii_vtorzhenija_rossii_v_ukrainu-548170/
(8) https://novayagazeta.ru/articles/2022/03/04/iz-roty-v-sto-chelovek-zhivykh-ostalos-chetvero-senator-narusova-o-rossiiskikh-srochnikakh-v-ukraine-news?utm_source=tg&utm_medium=novaya&utm_campaign=chlen-soveta-federatsii-lyudmila-narusova-r
(9) https://www.lefigaro.fr/international/en-direct-guerre-en-ukraine-les-russes-poursuivent-leur-offensive-l-armee-ukrainienne-resiste-20220227
https://t.me/aavst55/16991
(10) https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=IJchFG8bYFk
(11) https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=UttgyZCppyA
(12) https://t.me/khodorkovski/5571
(13) https://t.me/V_Zelenskiy_official/777