L’article consacré le 18 juin dernier par le président de la Fédération de Russie à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale (1) coïncide avec l’anniversaire du 75ème anniversaire de la victoire, à laquelle les peuples vivant en URSS ont apporté une contribution essentielle, au prix de très lourds sacrifices, mais également avec le referendum du 1er juillet sur les amendements à la constitution de 1993 (2). Ces derniers sont si nombreux que l’on peut d’ailleurs se demander sur quoi les électeurs vont bien pouvoir se prononcer et si subrepticement ils n’opèrent pas une sorte de 18 Brumaire (3), inaugurant une nouvelle période du pouvoir poutinien : une présidence impériale à vie.
L’article de Poutine vise en effet à réhabiliter, tout en reconnaissant certaines erreurs, l’URSS de Staline, dont la Fédération de Russie est définie comme le successeur légal par la nouvelle constitution. Ce faisant il invite les cinq puissances victorieuses, membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, à avaliser ce nouveau statut de la Fédération de Russie lors d’une prochaine réunion chargée de définir un nouveau multilatéralisme, conforme à celui défini à Yalta en 1945. De façon à ce que la nouvelle guerre froide en cours ne débouche pas sur un nouveau conflit et à ce que, comme auparavant, “même les contradictions les plus irréconciliables sur les plans géopolitique, idéologique et économique n’empêchent pas de trouver des formes de coexistence pacifique et de coopération”.
Travaillant à légitimer cette réhabilitation, et cette succession, le récit du président Poutine soulève cependant quelques questions de méthode tout en comportant quelques erreurs et omissions. Tout d’abord, s’il a raison de revenir au traité de Versailles pour définir les causes de la seconde guerre mondiale, il oublie de préciser que l’URSS en a été exclue, de même que l’Allemagne vaincue, ce qui les a conduit à signer le traité de Rapallo en 1922, comportant une clause secrète de coopération militaire, permettant d’entreprendre le réarmement de cette dernière. Et s’il détermine ces causes par la succession des négociations diplomatiques ne parvenant pas à une coalition anti-hitlérienne en Europe, il fait comme si elles avaient lieu entre Etats classiques situés sur un même plan, oubliant les différends politiques, à commencer par celui découlant de la nature du régime soviétique.
Celle-ci était en effet déterminée par l’impératif marxiste de la lutte des classes sur le plan intérieur, mais aussi sur le plan extérieur, conduisant à une guerre civile internationale, où l’URSS disposait de forces sur les fronts intérieurs de chaque pays. La stratégie militaire “classe contre classe” mise en place par Staline en 1928, visait non seulement les forces “bourgeoises”, mais également la social-démocratie, comme en Allemagne où elle a contribué de façon décisive à l’avènement du national-socialisme. Ce n’est qu’en 1935, face à ce danger, que le Komintern décide d’adopter la stratégie des Fronts populaires, sans pour autant abandonner ses objectifs de réalisation universelle du socialisme par d’autres voies.
Evoquant les négociations qui précèdent le déclenchement de la guerre, Poutine oublie donc de préciser les objectifs et les motifs des uns et des autres, ce qui explique qu’elles échouent et aboutissent au conflit. Il met surtout l’accent sur la responsabilité de la Pologne, méfiante à l’idée de laisser l’Armée rouge traverser son territoire. La suite des événements justifiera cependant cette méfiance, avec l’intégration forcée de la Pologne, et celle de toute l’Europe centrale, dans le glacis soviétique en 1945. La Pologne avait en effet été engagée entre 1919 et 1921 dans un conflit militaire avec ce qui va bientôt devenir l’URSS, qui était de nature politique : la guerre polono-bolchévique, première phase de la guerre civile internationale déclenchée par 1917, et les Polonais, dont le parti communiste avait d’ailleurs été éliminé par Staline en 1938, avaient une connaissance fine des rouages de la machinerie soviétique. Certes la Pologne porte une responsabilité dans la genèse de la Seconde Guerre mondiale, en ne considérant que ses seuls intérêts plutôt que ceux du continent au moment où elle retrouve son indépendance en 1918. Mais c’est en ne poursuivant pas l’offensive contre les bolchéviques en 1921, tuant ainsi dans l’oeuf un régime totalitaire qui a contribué à écrire les pages tragiques de l’histoire du XXème siècle.
Une alliance militaire de revers entre les démocraties “bourgeoises” et l’URSS communiste n’ayant pu se nouer, l’on peut considérer que le pacte germano-soviétique d’août 1939, qui déclenche le conflit global, avait une fonction défensive d’un régime qui se savait menacé à terme par l’anti-communisme nazi, orientant l’offensive hitlérienne vers l’Ouest démocratique “bourgeois”, une fois la Pologne à nouveau démembrée par les deux régimes totalitaires. Poutine justifie cependant ce démembrement en reprenant les arguments de la propagande soviétique de l’époque : la Pologne était défaite militairement avec la prise de Varsovie le 19 septembre, l’Etat polonais s’était effondré et avait fui – Poutine va jusqu’à prétendre “en trahissant son peuple” -, et les régions annexées par l’URSS aux termes du pacte étaient ethniquement ukrainienne et biélorusse. C’est oublier que l’Allemagne et l’URSS ont agi de concert : l’armée polonaise repliée à l’Est du territoire polonais est faite prisonnière par l’Armée rouge au moment où elle se regroupe pour opérer une contre-offensive, dont les 14 587 officiers et gendarmes seront massacrés par le NKVD à Katyn, Kharkov et Tver, sur ordre de Staline et du politburo. Si le gouvernement polonais part en exil pour poursuivre la lutte à l’extérieur, il reste sur le territoire un Etat polonais clandestin et une résistance armée, qui d’emblée se mettent en place. Et les régions annexées sont des régions de confins où vivent d’importantes populations polonaises, d’emblée victimes de répressions politiques et de déportations, en tant que “couches sociales bourgeoises”, par les nouvelles autorités soviétiques, soviétisant ces régions en vue de leur intégration à l’URSS.
Et c’est là que la dimension politique, laissée volontairement de côté par Poutine, de l’alliance entre l’URSS et l’Allemagne nazie, est manifeste. Il cite le second pacte Molotov-Ribbentrop du 28 septembre 1939, le “traité d’amitié et des frontières germano-soviétique” (4) dont un protocole secret délimitait la nouvelle frontière entre l’Allemagne et l’URSS. Il oublie cependant de citer le second protocole secret à ce nouveau pacte : “Les soussignés plénipotentiaires (Molotov et Ribbentrop, ndlr), en conclusion du Traité d’amitié et des frontières germano-soviétique, ont déclaré leur accord sur ce qui suit : aucune partie ne permettra sur son territoire une agitation polonaise qui aura des répercussions sur le territoire de l’autre partie. Elles supprimeront dans leur territoire tout début d’une telle agitation et s’informeront réciproquement des mesures appropriées prises en ce sens”. Il s’agit là d’une entreprise commune d’élimination de la Résistance polonaise, qui sera simultanément mise en oeuvre par l’Allemagne nazie dans l’action AB et par l’URSS dans le massacre de Katyn et la répression dans les Confins annexés, le même scénario se répétant un peu plus tard dans les pays Baltes.
Mais revenons au premier Pacte germano-soviétique du 23 août 1939, Poutine prétend en exonérer la Fédération de Russie, en tant qu’héritière juridique de l’URSS, comme le stipule désormais l’article 67 de la nouvelle constitution, au prétexte que “l’Union soviétique a donné une appréciation juridique et morale du soi-disant (sic) Pacte Molotov-Ribbentrop. Le décret du Soviet suprême du 24 décembre 1989, précise-t-il, a officiellement condamné les protocoles secrets comme ‘acte de pouvoir personnel’, n’exprimant pas ‘la volonté du peuple soviétique, qui n’assume aucune responsabilité dans cette conspiration'”. C’est oublier que ces protocoles secrets ont été niés pendant toute la période soviétique post-1945, jusqu’à Gorbatchev qui a menti devant la première réunion du Congrès des députés d’URSS, élu en partie démocratiquement en mars 1989, affirmant que les documents originaux du Pacte n’avaient pu être retrouvés. C’est à ce moment-là qu’Helmut Kohl sort des archives allemandes le microfilm du Pacte, authentifié par le second Congrès des députés du peuple en décembre 1989. Il y avait en effet le feu à la maison : lors du premier Congrès, les députés baltes avaient proposé la création d’une commission d’évaluation du pacte Motov-Ribbentrop. Donc s’il est vrai de dire que le peuple soviétique n’en est pas responsable, c’est tout un système, qui s’écroule à ce moment-là, qui est responsable des crimes commis au nom de ce pacte, dont il va être difficile d’assumer l’héritage juridique tel que le stipule la nouvelle constitution voulue par Poutine.
Le fait est que ce pacte n’a pas été sans jouer également un rôle dans les hésitations de l’armée française à intervenir en défense de la Pologne en septembre 1939, alors qu’elle aurait pu facilement défaire la Wehrmacht à ce moment-là, comme le rappelle justement Poutine. Ce qu’elle paiera en juin 1940, lorsque l’adversaire, profitant de la surprise de l’offensive par les Ardennes, défera une armée dirigée par un état-major incompétent. Sans compter le pacifisme qui avait désarmé le moral de la nation dans l’entre-deux-guerres, et l’action délétère des communistes, alors opposés à la “guerre impérialiste” contre l’alliée de l’URSS. La France occupée, il ne restait à la Grande-Bretagne qu’une seule alliance de revers possible sur le continent, l’URSS, qui ménageait de son côté cette éventualité. Ce qui lui permettrait de faire reconnaître le partage de 1939, arrêté à la ligne Curzon, laquelle avait délimité la frontière entre la Pologne et les bolchéviques, non reconnue d’ailleurs par ces derniers, lors de la première phase du conflit en 1920, avant que la reprise de l’offensive polonaise l’année suivante ne la porte 200 km plus à l’est par le traité de Riga. Ce qu’a compris Churchill, pourtant anti-communiste très clairvoyant, et moins naïf que Roosevelt, auquel Staline cédera en dissolvant le Komintern en mai 1943, avant la première grande conférence de règlement du conflit à Téhéran en novembre 1943, réussissant ainsi à lui faire croire que l’URSS allait devenir une puissance démocratique et industrielle comme l’étaient les Etats-Unis, avec lesquels se partager le monde.
Staline était alors en position de force en Europe sur le plan militaire, grâce au courage et à la ténacité des combattants soviétiques et de leur commandement, aux prix de souffrances et de pertes effroyables, dont Poutine serait bien inspiré de préciser le nombre imputable à l’incurie et à la paranoïa de Staline. Barbarossa avait en effet fait vaciller le régime en juin 1941. C’était d’ailleurs le plan de Hitler, qui comptait le faire tomber en quelques jours. Et il y serait parvenu sans le racisme qui était au fondement de sa politique. Les Allemands ont en effet été accueillis en libérateurs par une population harassée par 24 années de bolchévisme et les soldats se sont rendus en masse, comptant qu’ils allaient supprimer les kolkhoses et rouvrir les églises. Mais s’ils ont rouvertes les secondes, les Allemands ont conservé les premiers, entreprenant d’emblée une colonisation des territoires occupés. C’est là que s’est produit le véritable tournant de la guerre : Staline, acculé, sur le point de fuir, comprenant que le régime était condamné, a alors déclaré la grande guerre patriotique en rappelant l’histoire de la nation russe et en rouvrant partiellement les églises qui n’avaient pas été détruites, autorisant le culte des icônes. D’où une confusion entre un régime soviétique qui va perdurer jusqu’en 1991, malgré les inflexions apportées par la dénonciation du “culte de la personnalité” en 1956, et les valeurs restaurées de la nation russe, qu’espère inscrire Poutine dans la nouvelle constitution au prix du blanchiment d’un régime criminel.
La constitution de 1993, après une nouvelle tentative de putsch des nostalgiques de l’URSS, s’en était précisément démarquée, sans que toutefois Eltsine ne soit parvenu à intenter le procès qu’il souhaitait faire au parti communiste pour ses crimes, du fait notamment des pressions occidentales. Son article 67 se contentait de délimiter la Fédération de Russie sur un plan géographique, quand l’amendement proposé au vote le 1er juillet y ajoute, outre l’interdiction de la modification des frontières, qu’elle est le successeur juridique de l’URSS, se proposant de réunir sous son chef une histoire millénaire, à inculquer aux enfants dans un esprit patriotique. Ce qui, sous d’autres apparences, ressemble peu ou prou à l’idéologie incontestable et obligatoire de la période soviétique. Ce n’est pas ainsi que la société russe parviendra à une maturité politique, qui ne peut être que le fruit de la libre discussion et de la force des arguments plutôt que des arguments de la force. Poutine propose l’ouverture complète des archives, chiche ! A commencer par celles des services secrets. Seule la reconnaissance par la Fédération de Russie de l’histoire de l’URSS telle qu’elle a eu lieu pourra permettre une libéralisation de la société. Ainsi que d’entreprendre des relations apaisées sur le plan international, où les craintes des Pays Baltes et de la Pologne ne peuvent être que nourries par les justifications apportées par Poutine dans son article sur le sort qui leur a été réservé en 39-40, puis à partir de 1945. Rompant ainsi avec son tropisme actuel, qui est de toujours plus s’aligner sur la Chine totalitaire, dans le cadre de cette nouvelle guerre froide entre systèmes différents, que Poutine entend organiser lors de la prochaine rencontre des cinq permanents du Conseil de sécurité.
Concernant l’amendement “Poutine”, qui permet d’annuler ses mandats précédents et l’autorise à se représenter pour deux nouveaux mandats, observons qu’il fait du vote par le peuple d’une nouvelle constitution un véritable plébiscite. Dans un premier temps il s’était défendu de vouloir se représenter, objectant la gérontocratie soviétique, puis ne l’avait pas complètement exclu, si la transition vers l’après-Poutine d’ici les prochaines présidentielles de 2024 le nécessitait (3). Désormais il le revendique, au prétexte que “si cela n’avait pas lieu, d’ici un an ou deux – je le sais d’expérience personnelle – au lieu du rythme habituel du travail déjà commencera à de nombreux niveaux du pouvoir des glissements des regards à la recherche de possibles successeurs, alors qu’il s’agit de travailler et non pas de chercher des successeurs” (5). Ce qui veut dire qu’il fera lui-même le choix de son héritier, et qu’il tire un trait définitif sur la possibilité de l’ouverture d’un libre jeu démocratique dans les allées du pouvoir et la société russe. Qu’est-ce qui l’incite à ainsi changer d’avis et à orienter le régime de la Fédération de Russie vers ce qu’on peut nommer une “présidence impériale à vie” ?
L’amendement de l’article 83, qui laisse à la Douma le choix en dernière instance du premier ministre quand la constitution de 1993 accordait cette prérogative exclusivement au président, va pourtant dans le sens d’un début de jeu politique dans les institutions. Qui reste cependant à compléter par une véritable concurrence politique en autorisant les forces d’opposition à se présenter librement aux élections à la Douma, qui pour l’heure reste une assemblée de godillots répondant aux souhaits de l’exécutif. Que s’est-il passé ? Un refus devant l’obstacle ? La peur de la liberté au lieu de la servitude volontaire ? Gageons que ce rétropédalage est un mauvais signe pour les futures présidences Poutine, qui semble n’avoir toujours pas compris que le progrès économique, que ses plans successifs ne parviennent pas à assurer, ne peut venir que d’une libéralisation de la société, et pas d’un enfermement dans des rêves patriotiques.
Frédéric Saillot, le 1er juillet 2020.
(1) En russe : http://kremlin.ru/events/president/news/63527
En anglais : https://nationalinterest.org/feature/vladimir-putin-real-lessons-75th-anniversary-world-war-ii-162982
(2) Constitution de 1993 : http://www.constitution.ru/
Amendements : http://duma.gov.ru/news/48045/
(3) Voir mon article http://www.eurasiexpress.fr/un-18-brumaire-en-federation-de-russie/
(4) “Soviet documents on Foreign Policy, Oxford University Press, 1953
(5) https://www.kp.ru/daily/27145.5/4239842/