La candidature de Boris Nadejdine s’avère l’événement de la campagne des élections présidentielles fédérales russes du 15 au 17 mars. Responsable politique de second rang, proche des cercles libéraux, il est connu du grand public russe pour avoir été régulièrement invité dans les talks-shows des chaînes fédérales, où il tranchait par ses positions à contre-courant courageuses, constamment interrompu par ses “collègues” pro-pouvoir. Il l’est beaucoup moins en Occident, si ce n’est à l’occasion d’un talk-show sur NTV le 27 juin dernier, au cours duquel il a déclaré : “il nous faut élire un nouveau président, quelqu’un qui arrêtera cette histoire avec l’Ukraine et qui établira des relations normales avec les pays européens. L’année prochaine il y aura des élections, il suffira de choisir quelqu’un de différent. Arrêtez de voter Poutine !”, aussitôt interrompu pour une page de publicité, et dorénavant interdit sur les plateaux (1). Depuis, la campagne électorale a débuté. En l’absence de candidat d’opposition face à Poutine, il a décidé de se jeter à l’eau et de se présenter sur ce programme, désigné par le petit parti libéral non représenté à la Douma “Initiative citoyenne”. Selon le règlement électoral, il lui faut donc maintenant, après avoir constitué un “groupe d’initiative” qui a été agréé par la Commission centrale électorale (TSIK), recueillir 100 000 signatures, devant également être agréées par la TSIK, ce que le Kremlin peut empêcher. D’autant plus que le régime totalitaire progressivement mis en place à l’occasion de l’invasion de l’Ukraine interdit toute opposition. Dans ces conditions, l’on se demande jusqu’où ira Nadejdine, soutenu par une affluence record de signataires bravant le froid et n’hésitant pas à s’inscrire sur des listes qui vont fatalement parvenir au FSB.
Le fait est que cette candidature surgit dans un contexte où les mécontentements et la fatigue de la population à l’égard du pouvoir d’un seul homme s’accumulent. En Bachkirie, l’un des sujets de la Fédération de Russie, fortement mis à contribution pour l’envoi de troupes en Ukraine, un mouvement au départ écologiste s’en prend à la corruption du gouverneur, ce qui a entraîné l’arrestation de son leader Faïl Alsynov. Selon le politologue oppositionnel Abbas Galiamov, lui même d’origine bachkire et un temps proche du pouvoir, la manifestation du 15 janvier, qui a rassemblé plusieurs milliers de personnes devant le tribunal de Baïmak, dans le sud du Bachkirkistan, où était jugé le militant, a constitué “l’action la plus massive depuis le début de la guerre en Ukraine”, ajoutant : “l’ethno-nationalisme bachkir repose sur des émotions associées au mécontentement à l’égard de Moscou. En termes de potentiel, il s’agit d’une protestation séparatiste – celle qui a détruit l’Union soviétique au début des années 90” (2). Selon lui le sentiment national bachkir est ravivé par la guerre coloniale menée par Poutine en Ukraine, avec laquelle les Bachkirs n’ont rien à voir, ce qui remet à l’ordre du jour les discriminations dont ils sont victimes de la part du pouvoir central russe.
Le mouvement des femmes de mobilisés “Retour à la maison”, qui au départ ne demandaient que ce que leurs maris soient remplacés au terme de deux années de guerre, s’en prennent maintenant directement à Poutine. Elles ont tenu récemment une réunion publique avec Nadejdine, dont le programme comporte la cessation de l'”opération militaire spéciale” (SVO), comme l’oblige à le dire la législation actuelle, interdisant d’utiliser le mot “guerre” (3) sous peine d’emprisonnement. Un autre problème, récurrent en Fédération de Russie, a surgi à une échelle inconnue jusque-là : des pannes de chauffage occasionnées par les froids extrêmes, révélant la vétusté des infrastructures datant de l’URSS (4) et la corruption (5), alors qu’une part essentielle des crédits de l’Etat sont consacrés à la guerre en Ukraine. Des régions entières sont depuis toujours privées d’adduction de gaz, confiée au financement des habitants, tandis que les finances locales sont accaparées par la corruption. Et ce malgré les promesses sans cesse renouvelées et jamais suivies d’effets de Poutine, alors qu’il multiplie les gazoducs d’exportation, plus profitables à ses bénéfices.
Une fatigue de la guerre qu’il mène en Ukraine – sans résultats autres que des centaines de milliers de morts et les destructions qui, pour l’heure, ne concernent pas la Fédération de Russie – est aussi grandissante. Le journal en ligne Verstka a publié les résultats d’enquêtes sociologiques qui concordent avec celles entreprises par l’administration présidentielle (AP). Elles indiquent une chute du soutien à la guerre et un renforcement du désir de paix (6). Selon un représentant d’un des organismes contrôlés par l’AP observant l’opinion publique, “le soutien à la SVO est à plus de 60%. Dans le même temps moins de 50% des sondés sont favorables à sa poursuite, et plus de 30% sont favorables au passage à des négociations de paix”. D’après lui, “le noyau des faucons est de 15%”. Selon la compagnie Russian Field (7), le soutien à la guerre est encore plus faible. Une enquête à questions ouvertes (le sondé ne choisit pas de réponses à des questions mais formule les siennes) dévoile les souhaits des Russes pour l’année 2024 : 50% des sondés ont répondu qu’ils souhaitaient la paix, un ciel en paix et “la fin de la SVO”, tandis que seulement 6% ont souhaité “la victoire” à leurs concitoyens. Ceci est corrélé par la chute d’audience des médias propagandistes : sur son compte Telegram, Abbas Galiamov constate le 3 janvier qu'”un des principaux bilans de 2023 et le manque croissant de crédit envers la propagande” (8). A la question “A votre avis, où est-il plus facile de trouver des informations objectives sur la Russie ?”, 46 % de sondés répondaient “la télévision” en 2016, ils n’étaient plus que 34 % en 2018, et 23 % en 2023, tandis que si seulement 10 % répondaient “internet et les réseaux sociaux” en 2016, ils étaient 18 % en 2018 et 24 %en 2024, utilisés également il est vrai par les médias officiels.
Concernant la popularité de Poutine, rappelons qu’il y a un an, en novembre-décembre 2022, alors que son pouvoir était contesté par Prigojine, Alexeï Venediktov, patron de Jivoï Gvozd, se fondant sur diverses analyses sociologiques, l’établissait sur un socle légitimiste de 50 %, contre 10 à 15 % d’ultradroites, 10 à 12 % d’anti-Poutine par principe, pouvant atteindre de 30 à 40 % à Moscou et Saint-Pétersbourg, tandis que 20 à 22 % de sceptiques étaient susceptibles de bascule d’opinion, qui considéraient que la guerre était une erreur tout en étant légitimistes par principe. Il y avait là une configuration, dans le contexte de la contre-offensive ukrainienne à venir, pouvant conduire à une masse critique de contestation du régime, comme je l’écrivais dans mon article de mai (9). Depuis, l’offensive ukrainienne a marqué le pas, l’armée fédérale russe opère une contre-offensive d’hiver volontariste et coûteuse dans la perspective des élections, Prigojine a été éliminé et un arsenal répressif toujours plus radical est mis en place. Selon Alexeï Levinson, directeur du département des recherches socio-culturelles de l’institut de sondages Centre Levada, interviewé le 24 janvier par Venediktov, la situation aurait changé (10).
Jaloux de ses chiffres, l’expert établit précautionneusement la cote de confiance de Poutine sur un socle constant de 60 % depuis sa nomination au pouvoir en remplacement d’un Eltsine à 7 %, n’hésitant pas à qualifier le “nom de Poutine” de “symbole” de l’Etat, synonyme selon lui de “patrie”, et même de “Rodina”, que l’on pourrait traduire par “matrie”, avec laquelle les Russes ordinaires entretiennent un lien passionnel, quelque peu infantile. Et selon lui ce socle varie jusqu’à plus de 80 % comme lors de l’annexion de la Crimée ou au début de la SVO, et redescend jusqu’aux 60 % et plus comme lors de la décision de l’allongement de l’âge de la retraite après les présidentielles de 2018. Quand au reste, il compte dans la même tranche les libéraux et l’extrême droite strelkovo-prigojinienne, qu’il établit de 10 à 15 %, et à environ 20 % les sceptiques qui hésitent entre confiance et opposition. Soit un rapport potentiellement de deux tiers/un tiers selon la conjoncture. Et il défend âprement ses chiffres en invoquant que les sondages de Levada sont réalisés de vive voix, au domicile des sondés, et pas par téléphone, ce qui pourrait entraîner des réponses de circonstance par risque d’écoute, balayant d’un revers de la main les contestations qui ne seraient dues qu’à l’ignorance ou l’idéologie. Ce monsieur ne semble cependant pas considérer que même au cours d’une conversation privée à domicile, le sondé puisse faire une réponse de circonstance à un sondeur inconnu, tant règne en Fédération de Russie le “strach”, la peur, la terreur même, instillée dans l’âme russe aussi bien par les phases d’autocratisme cruel du tsarisme, hérité du joug mongol, que par l’entreprise génocidaire bolchévico-stalinienne.
Abbas Galiamov remarque cependant que la photo du candidat Poutine est absente de ses affiches de campagne : “A Moscou à sa place on utilise une photo du Kremlin, à Pétersbourg la statue de Pierre, à Novossibirsk la patinoire ‘Sibir-Arena’, à Voronège le quai Petrovskaïa,, etc. Le refus d’utiliser l’image du candidat s’avère une preuve évidente de son impopularité. Un candidat doit être caché lorsqu’il provoque un ‘anti-rating’ plus rapidement qu’un ‘rating’. Si le candidat irrite l’électeur, on essaie de minimiser sa présence, afin de ne pas provoquer de vague de mécontentement intempestive”. Et de conclure, à l’attention de Levada et consort : “Ayez ceci à l’esprit lorsqu’une fois de plus vous entendrez le récit des sociologues de cour au sujet de la cote de popularité hors-norme de Poutine” (11). Ceci est d’autant plus piquant que l’affiche de Saint-Pétersbourg, en illustration à cet article, représente la statue équestre de Pierre 1er, oeuvre du sculpteur français Etienne Falconnet, le monarque qui a ouvert la Russie sur l’Occident et la modernité, alors que le candidat Poutine a pris la direction inverse. Disposant pour cela de toutes les caisses de résonance médiatiques, comme le remarque le politologue Andreï Kolesnikov, chercheur à la Fondation Carnegie pour la paix internationale.
Le 27 novembre dernier, à la question de savoir si Poutine allait se présenter aux prochaines élections, il répondait sur un ton ironique et désabusé : “Personne ne doute qu’il se présentera, parce qu’il est évident qu’il le fera, il le fait d’ailleurs en permanence. Chaque jour il se présente aux élections. N’importe quel événement de sa présidence est un événement pré-électoral. Il travaille en permanence à son image, à la prochaine procédure électorale, et encore plus actuellement alors qu’il est impossible d’appeler ce qui va se dérouler en mars des élections. Il s’agit d’un tout autre processus, appelons ça une ‘procédure électorale’, car ça suppose un électorat. Mais il n’y a pas d’élection sans alternative, et il n’y aura pas d’alternative, sinon formelle. Par conséquent personne ne se demande s’il va se présenter ni à quel moment, car on va avoir droit à la même procédure, et il obtiendra le pourcentage nécessaire, il n’y a aucun doute là-dessus” (12).
Pourtant, au début du mois, Ekaterina Dountsova, journaliste et élue locale à Rjev, une ville de 60 000 habitants de l’Oblast de Tver, à 200 km au nord-ouest de Moscou, avait publié sa candidature. Cette jeune femme blonde, déjà mère de trois enfants, totalement inconnue du grand public, n’hésitait pas à déclarer : “Aujourd’hui je partage avec vous une décision grave, que j’ai longuement mûri dans mon coeur. Je vais me présenter au poste de président de la Russie. Pourquoi ai-je pris une telle décision ? Parce que j’aime notre pays, je veux que la Russie soit un Etat démocratique, prospère et en paix. Mais actuellement notre pays se dirige dans une toute autre direction : loin des droits et des libertés, de l’amour et de la paix, d’un avenir merveilleux” (13).
Cette déclaration a eu l’effet d’un coup de tonnerre dans une société toujours davantage corsetée par la suppression des libertés et l’accumulation des lois répressives depuis bientôt les deux années qui ont suivi la décision d’agression de l’Ukraine par Poutine. Elle a créé un appel d’air dans une situation politique réduite au degré zéro, suscitant une adhésion enthousiaste, surtout de la part des jeunes, ceux qui n’ont pas pu prendre le chemin de l’exil, et qui, restés en Fédération de Russie, sont confrontés à un avenir fermé et à l’exil intérieur, toute manifestation d’opposition comme ils l’avaient fait courageusement pour soutenir Navalny début 2021 (14), et encore au début de la guerre, étant passible d’années de prison. Remarquons toutefois – et c’est un signe du caractère formel des “procédures électorales”, telles que les nomme Kolesnikov, en Fédération de Russie – que Dountsova ne se présente pas au vote des électeurs mais “au poste de président”, ce qui a d’ailleurs été le cas de Poutine en 1999. Cependant, par cette entrée en matière longuement mûrie, par la répétition du mot “paix”, pour lequel certains ont été condamné alors qu’il était le mot d’ordre, certes mensonger, à l’époque de l’URSS, elle faisait surgir l’espoir d’une fin de la guerre et du retour de la Fédération de Russie à un avenir démocratique et de développement, utilisant l’expression des partisans de Navalny d'”avenir merveilleux”.
D’emblée les journalistes lui ont demandé si elle ne craignait pas pour sa vie. Mais derrière un visage quelque peu crispé et une certaine gaucherie, on sentait la détermination d’une femme incarnant les valeurs de la vie, face au vent mauvais déclenché par Poutine. Ce fut un moment de vérité, qui a convaincu, car elle touchait là à l’essentiel. Le sort en fut ainsi jeté, pour elle comme pour le Kremlin, qui a pris peur, quoi qu’il en ait dit, mais qui ne pouvait plus se permettre de la faire emprisonner ou de la faire assassiner, sous peine de déclencher un mouvement de plus grande ampleur. Eliminée de la course présidentielle dès le premier obstacle imposé par une loi électorale excessivement procédurière, qui permet à la TSIK, sur ordre du Kremlin, d’éliminer tout concurrent fâcheux, Dountsova s’est vue refuser fin décembre la constitution de son “groupe d’initiative”. Un “groupe d’initiative pour la présentation d’un candidat”, doit être constitué de 500 personnes qui s’engagent en remplissant un formulaire, le tout authentifié par notaire. Les notaires pressentis se sont tous récusés sauf un, et la TSIK a prétendu trouver une centaine d’erreurs dans les formulaires qu’il avait eu juste le temps de vérifier.
Dountsova, après un recours infructueux et après avoir vainement sollicité le parti Iabloko – Iavlinski ayant décidé de ne pas se présenter – pour la désigner, décide alors de poursuivre la dynamique du mouvement avec ses sympathisants en créant un parti, “Rassvet”, “L’Aube”, un nom à la riche symbolique, pour lequel elle dépose une déclaration de constitution au ministère de la Justice le 14 janvier. Commentée ainsi par l’administration présidentielle, tel que le révèle une source de Verstka : “les autorités ne prévoient pas d’enregistrer le parti ‘Rassvet’. Le Kremlin n’estime pas dangereuse l’activité de Dountsova, mais dans le contexte des élections présidentielles il est préférable de ‘s’entourer de précautions'”. Et la politique du Kremlin à l’égard de Dountsova, exprimée dans un langage très poutinien, est “ne pas y toucher de crainte que ça pue”, ce que Verstka traduit par “ne pas la déranger, mais ne pas la laisser entrer dans la politique publique”. Cependant- et c’est là toute l’ambiguïté de la politique de l’administration présidentielle, dirigée par l’ex-libéral Sergueï Kirienko, qui dispose de tous les pouvoirs policiers et administratifs – la source ajoute : “en même temps, le point de vue sur Dountsova pourrait changer si, pour une raison quelconque, sa popularité et son audience venaient à croître”.
Ces péripéties ont alors propulsé sur le devant de la scène Boris Nadejdine qui, pourtant le premier à briguer les suffrages dès le 31 octobre – date où il publie son manifeste électoral – n’avait pas fait un début de campagne très retentissant. Comme il le reconnaît lui-même, il a bénéficié de la dynamique créée par Dountsova, qui a appelé ses équipes déjà en place pour le recueil des 300 000 signatures imposées à un candidat indépendant, à continuer à le faire en sa faveur. Nadejdine est en effet un homme plus ou moins lié à un système dont il connaît bien les rouages et ses principaux acteurs, et son parcours lui vaut d’être rangé dans la catégorie des libéraux des années 90, honni du grand public. Il est pourtant ferme dans ses convictions, récuse tout contact avec l’AP pour l’agrément de sa candidature, et l’on ne peut mettre en doute son engagement à tenir son programme anti-Poutine, anti-guerre et pour remettre la Fédération de Russie sur rails. Resté seul en lice, il remporte désormais l’adhésion et lui même a adopté un ton plus dynamique, produit par le souffle d’énergie autour de sa candidature et de son alliance avec Dountsova. Car, comme c’est le cas en France, avec laquelle la Russie historique partage une tradition monarchique, traduite dans des constitutions proches par l’importance de la fonction présidentielle, l’élection présidentielle, au-delà des clivages politiques, est “la rencontre entre un homme et un peuple”. Et là en l’occurrence l'”homme” en question, est Nadejdine, mais avec lui Dountsova, avec laquelle il forme une sorte de “ticket électoral” à l’américaine.
Né en 1963, docteur en physique mathématique et juriste, Nadejdine est entré dans la vie politique après la fin du régime communiste. Collaborateur de Serguei Kirienko – jadis libéral et actuel responsable de l’administration présidentielle – et de Boris Nemtsov – alors vice-premier ministre en 1997-1998, assassiné devant le Kremlin en 2015 – il fut élu député de l’Union des Forces de droite à la Douma d’Etat en 1999. Par la suite sa trajectoire fut sinusoïdale : en 2003 il n’est pas réélu et entre 2008 et 2011 il s’associe au plan local avec le parti d’opposition formelle pro-gouvernemental “Russie Juste” de Mironov, puis fonde un parti “Juste Cause” avec l’ancien ministre des finances Alexeï Koudrine, libéral bon teint. En 2012, il est observateur des élections présidentielles au siège électoral de tous les candidats, ce qui lui donne une expérience en matière de connaissance des fraudes. Actuellement il est député du Conseil de la ville de Dolgoproudny, ville de 100 000 habitants de la banlieue de Moscou, après avoir été élu sur une liste de coalition de Russie Juste, qu’il a dirigée. L’homme dispose en effet d’une certaine souplesse, y compris dans sa gestuelle au cours des débats et des interviews, où il fait preuve d’une réelle faconde, et il est sympathique, capable de ponctuer son propos de rires enfantins. Ce qui lui procure une réelle aptitude au compromis, une qualité plutôt rare en Fédération de Russie post-soviétique, où la règle est plutôt l’affrontement sans concession des volontés, et l’imposition intransigeante de la ligne dictée par le pouvoir central.
Va-t-il réussir son pari qui est de créer une alternative par les urnes dans un pays où les changements de régime n’ont lieu que par la violence ? Il a d’abord rencontré un certain scepticisme. L’un des premiers à l’interviewer fut le journaliste Oleg Kachine le 3 novembre sur sa chaîne YouTube (16). D’emblée la première question fut : “Êtes-vous Juif ?”. Fort surpris, Nadejdine s’est cru obligé de répondre : “sur le passeport de ma mère il est écrit qu’elle est juive, donc selon la compréhension d’Israël je peux être Juif, mais depuis trois siècles mon ascendance paternelle est constituée de Russes et même pendant cent-cinquante ans de prêtres, dont l’un a été archiprêtre à la cathédrale de la Dormition au Kremlin. Je suis donc un parfait Russe, orthodoxe et baptisé, comme le sont mes enfants”. Cela en dit long sur le climat qui règne encore en Fédération de Russie à ce sujet, alors que l’Ukraine a élu un président juif sans que cela pose le moindre problème. Viennent ensuite les questions difficiles dans le contexte répressif actuel : “A qui appartient la Crimée ?” demande Kachine. “Elle est russe”, commence par répondre Nadejdine, qui poursuit : “J’agis dans le cadre de la constitution russe où sont indiqués les sujets de la Fédération de Russie. J’ai toujours agi dans ce cadre et je la défendrai contre sa réforme épouvantable de 2020 concoctée par Poutine et Cie. Une autre question : est-ce que j’estime juste et bon le rattachement de la Crimée et des autres territoires ? Non, je ne l’estime pas. Le rattachement doit être décidé en fonction de la constitution et en tenant compte de l’avis de la population vivant sur ce territoire”.
Kachine pose alors une question du chat : “- Qui a écrit le manifeste de Nadejdine ? – On me dit d’avouer que c’est Kirienko qui l’a écrit répond Nadejdine rigolard. Non, je l’ai écrit seul. Bien sûr je m’en suis entretenu avec mes conseillers proches qui ont fait quelques remarques, mais au départ, je l’ai construit seul”, ajoutant ensuite qu’il s’en était entretenu avec son cercle proche, y compris avec quelqu’un de la rédaction du journal libéral Kommersant, et d’autres “qui m’ont prié de ne pas les nommer”. Ce manifeste est intitulé “Pourquoi je vais aux élections présidentielles” (17), et s’ouvre sur la déclaration : “Je vais aux élections comme principal adversaire de la politique du président actuel”, qu’il considère comme un homme qui “voit le monde à partir du passé et entraîne la Russie dans le passé”. Depuis le quart de siècle qu’il est au pouvoir, “Poutine a successivement détruit les institutions fondamentales de l’Etat moderne : un parlement indépendant, une justice indépendante, le fédéralisme, l’autogestion locale, la liberté de parole, des élections honnêtes, une réelle concurrence dans l’économie et le commerce”. Mais avec la SVO “Poutine a commis une erreur fatale”, dont les buts ne peuvent être atteints “sans immenses dégâts pour l’économie et la démographie, alors que la propagande “transforme le Russien d’homme de la raison en homme de la haine”. Et il fait prendre à la Russie qui “s’est efforcée pendant des siècles d’être un pays européen, le risque de se transformer en vassale de la Chine”.
Dans ces conditions “le départ de Poutine n’est que le premier pas indispensable. La Russie doit parcourir un chemin difficile pour se tourner vers l’avenir, en évitant de sombrer dans le chaos et le désastre”. Et, assure-t-il, “l’expérience que j’ai accumulée dans les domaines de la politique, de la construction de l’Etat, de la législation, me permet d’estimer que je serai capable de diriger avec succès la Russie au cours de cette période de transition”. Voici un défi lancé en bonne et due forme à l’adversaire qui pour l’heure, comme à son habitude, fait mine de ne pas entendre. Nadejdine observait récemment que ni les chaînes fédérales, ni même le journal Kommersant n’avaient à aucun moment cité sa candidature en évoquant celles des six autres candidats. Quant à lui le porte-parole du Kremlin a déclaré à la presse le 24 janvier que “le Kremlin ne considérait pas Boris Nadejdine comme un rival (sopernik) de Poutine aux élections présidentielles”, répondant ainsi au terme “d’adversaire” (protivnik) utilisé par celui-ci dans son manifeste.
On ne peut pourtant pas considérer que Nadejdine soit parti en campagne sans quelque garantie. Au cours d’une interview sur Jivoï Gvozd le 24 janvier, interrogé sur ses chances de recueillir le nombre de signatures nécessaires – 100 000, à raison de 2500 signatures maximum par sujet de la Fédération, ce qui nécessite de recueillir des signatures dans au moins 40 sujets sur 86 – et de les voir approuver par la TSIK, il a répondu qu’il connaissait bien ses membres et notamment sa présidente Pamphilova, elle aussi une ancienne libérale. Et questionné sur ses chances, en cas d’élection, d’être obéi d’un appareil d’Etat à la botte du pouvoir actuel, il a répondu qu’il connaissait bien la bureaucratie, qui avait le sens de l’Etat. Elle travaille actuellement dans le sens d’une confrontation avec l’OTAN et d’un rapprochement avec la Chine mais se mettrait avec lui au travail pour un cessez le feu et des négociation de paix avec l’Ukraine, ainsi que pour une coopération avec l’ensemble du monde, y compris l’Occident. Les journalistes lui demandent alors qui serait son premier ministre. Nadejdine répond qu’il a pressenti quelques “responsables de l’appareil d’Etat” dont il ne peut révéler le nom. C’est sans doute là un point essentiel de la partie immergée de l’iceberg. Au moment de la tentative avortée de coup d’Etat de Prigojine, il avait été évoqué les soutiens qu’il aurait pu avoir au sein de l’appareil d’Etat, puis Poutine semblant reprendre la main, ce sujet n’avait plus été évoqué. Il semblerait qu’au sein des élites, la nécessité d’un changement d’orientation radical soit toujours ressenti par certains, et peut-être mis en oeuvre avec Nadejdine, en respectant cette fois-ci la voie légale, comme il le répète constamment.
En tout cas, remarque-t-il, alors qu’au départ personne ne voulait parier un kopeck sur sa candidature, il a créé une véritable dynamique, et les queues devant ses points de recueil de signature partout en Fédération de Russie sont à cet égard éloquentes, tandis que personne ne se précipite vers ceux du candidat Poutine, qui ne peut compter que sur les signatures contraintes des fonctionnaires et des employés des grandes entreprises d’Etat. Mais même là l’enthousiasme n’est pas au rendez-vous. Nadejdine réussit également le tour de force d’unir l’opposition russe, traditionnellement divisée par des querelles d’ego dans un contexte politique resté jusqu’à présent bloqué : Khodorkovski, l’équipe de Navalny – une photo de Julia Navalny en train de donner sa signature circule sur les réseaux sociaux – Alexeï Venediktov et d’autres ont déclaré leur soutien, ainsi que le chanteur anti-guerre Youri Chevtchouk. Ekaterina Schulman, politologue et juriste jouissant d’un grand respect, lui a donné son accord pour participer à l’élaboration de sa politique et Dountsova, au cours d’un stream récent, a confirmé son alliance avec lui.
Ce qui commence à inquiéter en haut lieu. Le 25 janvier, le compte Telegram de “mozhemobyasnit” révèle que selon deux sources proches de l’AP et de la direction de la Douma d’Etat, les dernières actions de Nadejdine, dont la candidature “avait reçu l’accord du premier chef adjoint de l’AP Kirienko”, avait provoqué “une véritable colère chez les responsables de la politique intérieure au Kremlin”. Il lui est reproché d’avoir plus critiqué Poutine et la SVO que convenu, et “la dernière goutte d’eau” fut d’avoir annoncé que Dountsova participerait aux débats à la télévision officielle pour le représenter, comme il l’a annoncé au cours du stream avec elle. En conséquence, plutôt que de “gravement lui nuire”, ce qui lui aurait fait une publicité supplémentaire, il aurait été décidé de faire silence sur sa candidature et de lui fermer les médias fédéraux. Car, comme l’observe Galiamov, “il y a un trop grand risque que Nadejdine se révèle être une ‘Tikhanovskaïa russe'”. D’autant plus qu’il est accompagné de Dountsova. Svetlana Tikhanovska, candidate aux élections biélorusse en 2020, les avait remportées devant Loukachenko, déclenchant des manifestations monstres, suivies d’une répression que l’on croyait à l’époque réservée au régime biélorusse.
Nous verrons bien si les 100 000 signatures qui doivent être présentées à la TSIK au plus tard le 31 janvier seront agréées. Selon Nadejdine, l’affluence record aux abords des points de rassemblement au vu et au su de la presse internationale, sont une garantie qu’il ne saurait y avoir de contestation. Il ne redoute pas non plus de répression à son égard ni à l’égard des dizaines de milliers de signataires en faveur de sa candidature, dans la mesure où tous ont agi dans le cadre légal défini par les lois électorales et la constitution de la Fédération de Russie. La stratégie de l’ignorance évoquée plus haut ne semble pas promise à un grand succès, tant la dynamique enclenchée par cette candidature semble difficile à arrêter. La seule possibilité serait de bloquer l’Internet, comme cela a été le cas récemment sur un plan local, lors des manifestations au Bachkirkistan ou en Yakoutie, mais ce serait préjudiciable y compris au pouvoir. Dès lors reste la solution d’une manipulation des résultats, qui de toute façon aura lieu, et qui sera facilitée par le vote sur trois jours. Mais c’est compter sans la vigilance du mouvement créé autour de Nadejdine et Dountsova, qui devrait avoir un droit de contrôle sur les opérations dans les bureaux de vote. Il paraît certes improbable que Poutine ne soit pas réélu, tout dépend cependant avec quel pourcentage et quel sera celui de Nadejdine qui, s’il était minime, serait réduit au rôle de faire-valoir démocratique que souhaitait lui voir jouer Kirienko. En tout cas ce mouvement semble bien ne faire que commencer, tant cette candidature a créé un consensus et suscité un espoir, “nadejda” en russe.
Frédéric Saillot, le 26 janvier 2024
(1) https://www.7sur7.be/monde/stupeur-a-la-television-detat-russe-un-homme-politique-appelle-a-remplacer-poutine~a86dcbe0/https://www.youtube.com/watch?v=KVWN7o8xdt4
(2) https://t.me/abbasgallyamovpolitics/3776
(3) https://www.youtube.com/watch?v=vfEEGPTm2fE
(4) https://t.me/abbasgallyamovpolitics/3870
(5) https://t.me/Ateobreaking/108813
(6) https://verstka.media/rossiyane-schitayut-chto-vladimir-putin-v-2024-dolzhen-zakonchit-nadoevshuyu-im-voynu
(7) https://russianfield.com/
(8) https://t.me/abbasgallyamovpolitics/3658
(9) http://www.eurasiexpress.fr/la-federation-russienne-de-demain/
(10) https://www.youtube.com/live/9ziDkZ-DXKc?si=vVF8Rn0MYQOBy5GJ
(11) https://t.me/abbasgallyamovpolitics/3838
(12) https://www.youtube.com/watch?v=FUHpUfRdO1Q
(13) https://t.me/Duntsova/4
(14) Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/le-defi-dalexei-navalny/
(15) https://t.me/svobodnieslova/3755
(16) https://www.youtube.com/live/sUn2x3ucCfQ?si=lnMvSNIdqBMmj46h
(17) https://nadezhdin2024.ru/manifest