Le récent discours de Poutine au club de discussion Valdaï le 5 octobre dernier a témoigné de son ambition – à la veille d’être reconduit sans coup férir dans ses fonctions en mars 2024 – de se présenter en leader d’un axe anti-occidental, dans le cadre d’une nouvelle bi-polarisation des relations internationales, qu’il habille du nom de “multipolarisme” (1). Cette nouvelle conception des relations internationales opère cependant un glissement significatif par rapport à celle qu’il défendait encore à la conférence de Munich sur la sécurité en Europe en octobre 2007 (2), à la veille de l’achèvement de son second, et en principe dernier, mandat. Il s’opposait alors au “modèle unipolaire” imposé par les USA, au nom d’un multilatéralisme bafoué par les Américains en Yougoslavie et dans leurs guerres post-septembre 2001, et au nom “des bases morales et éthiques de LA civilisation moderne” (je souligne). Et s’il utilisait déjà le concept de “multipolarité”, c’était relativement à l’émergence de nouveaux pôles de croissance réunis dans ce qui s’appelait alors les BRIC (Brésil-Fédération de Russie-Inde et Chine), déterminant “un tournant obligeant à sérieusement réfléchir à l’ensemble de l’architecture de la sécurité globale”. Ce qui le conduisait à rappeler la nécessité de rester pour cela dans le cadre strict de l’ONU et de sa Charte de 1945, ainsi que “le respect des valeurs de la démocratie et du droit”. Tout ce qu’il a depuis foulé aux pieds dans son agression armée de l’Ukraine en février 2022 – à l’exemple du contre-modèle américain qu’il avait pourtant décrié – et tel qu’il le justifie dans son discours de Valdaï.
L’on trouvait cependant déjà dans le discours de Munich les prémisses de ce qui y conduira. La politique impériale des Etats-Unis provoquait alors selon lui une nouvelle course aux armements et, affirmait-il, “cela alimente inévitablement le désir d’un certain nombre de pays de posséder des armes de destruction massive”. Notamment l’Iran et la Corée du Nord, dont au passage les programmes avaient débuté grâce au concours d’ingénieurs soviétiques, à des fins prétendument civiles. Dans ce contexte, expliquait-il, “nous sommes obligés de penser à assurer notre propre sécurité”, tout en ajoutant une étonnante restriction : “et en même temps nous ne devons pas permettre l’émergence de nouvelles armes de haute technologie déstabilisatrices”. Le mensonge était de taille. Car l’on sait que dès sa nomination en décembre 1999, il n’a eu de cesse de rétablir la puissance qui avait été celle de l’URSS, et notamment dans le domaine de ces armes hypersoniques dont il finira par révéler les prototypes en 2018 (3), au terme d’années de recherches, financées par des crédits non portés au budget du ministère de la Défense. L’on se souvient en effet que le 12 août 2000, à peine cinq mois après sa première élection en mars, a eu lieu le naufrage du sous-marin à propulsion nucléaire Koursk en mer de Barents, vraisemblablement coulé par une torpille américaine, en pleine démonstration devant une délégation chinoise. Selon le journaliste Jean-Michel Carré, ce même jour Poutine avait convoqué dans sa résidence à Sotchi “les plus hautes sommités scientifiques russes (…), pour réorganiser en priorité la recherche scientifique vers la création des armes du futur” (4). Cela ne l’a cependant pas empêché de manifester à Munich son inquiétude devant “les projets de déploiement d’élément d’un système de défense antimissile en Europe”, s’écriant : “à qui une nouvelle spirale de l’inévitable course aux armements est-elle utile ?”
Comment cependant expliquer la palinodie formulée à Valdaï ? En 2007, la Fédération de Russie sortait à peine d’une phase de reconstruction, comme il l’explique en préambule, et l’affirmation de ses intérêts propres sont alors entrés en contradiction avec les règles communes, définies par ceux qui selon lui se considéraient comme les vainqueurs de la guerre froide, à savoir “les USA et leurs satellites, qui ont fermement fixé le cap de l’hégémonie – militaire, politique, économique, culturelle, et même des valeurs morales”. Ce qui le conduit à jeter aux orties ce qu’il opposait encore au modèle unipolaire américain en 2007 : “le respect des règles de la démocratie et du droit”, dans le cadre strict de l’ONU et de sa Charte, dont l’URSS fut signataire, pour proposer un nouvel ordre du monde. Adoptant une phraséologie de militant de base du Komintern, il déclare ensuite que “le monde est trop compliqué et divers pour être subordonné à un seul système, même s’il est promu par la puissance, la gigantesque puissance de l’Occident, accumulée par des siècles de politique coloniale”, à quoi il ramène “les USA et leurs satellites”, qui se seraient selon lui contentés de “piller la planète”. Ce faisant il s’adresse aux représentants des “anciennes colonies” présents dans la salle, aux téléspectateurs des chaînes fédérales russes, sans oublier les franges de ses partisans en “Occident”, s’affichant comme leader d’une nouvelle internationale.
Ereintant ce qu’il nommait “LA civilisation moderne” en 2007, à savoir le degré de développement scientifique, technique, industriel et intellectuel, fondé sur les principes de la démocratie et du droit, qui s’est étendu peu ou prou à l’ensemble de la planète, qu’il qualifie maintenant d'”interprétation coloniale de la civilisation”, imposée à tous comme modèle – “auquel sont contraints ceux qui ne sont pas d’accord à coup de matraques du maître ‘éclairé'”- il lui oppose “les civilisations multiples, dont aucune n’est ni pire ni meilleure que l’autre”. “Pour moi par exemple, explique-t-il, ce sont les aspirations de notre peuple, mon peuple, dont j’ai eu la chance de faire partie”. Qu’entend-il par là ? Les aspirations de “son peuple” ne seraient pas les mêmes que celles de tous les peuples de la terre ? Comme si la “civilisation russe” n’était pas une part de la civilisation “occidentale”, c’est à dire une part de “la civilisation moderne”, à laquelle elle doit l’accès à la science, aux techniques, à la culture et aux arts. Mais la critique de “LA civilisation”, imposée aux “autres civilisations”, constitue en fait le rejet des règles de droit international auxquelles il se référait encore en 2007, au prétexte qu’elles ont “été édictées arbitrairement par nos collègues occidentaux et particulièrement ceux des USA”, qui en plus “donnent des leçon sur qui doit les mettre en oeuvre et de quelle façon”.
Le modèle alternatif qu’il sort alors de sa poche pour le proposer comme élément d’un nouveau système international est celui d'”Etat-civilisation”, que serait la Fédération de Russie : “cette formulation exprime de manière précise et condensée la façon dont nous comprenons non seulement notre propre développement, mais aussi les principes fondamentaux de l’ordre mondial dont nous espérons la victoire”. C’est dit, Poutine déclare ainsi officiellement la sortie de la Fédération de Russie de l’ordre international tel qu’il avait été décidé à la fin de la seconde guerre mondiale, après l’en avoir fait sortir dans les faits par sa folle décision d’agresser militairement un Etat souverain, l’Ukraine, en violation de la Charte des Nations Unies, dont la Fédération de Russie était membre permanent du Conseil de sécurité, à la suite de l’URSS. Un nouvel ordre mondial dont il espère la “victoire”, c’est à dire au terme d’une guerre, dont celle qu’il a décidée contre l’Ukraine n’est qu’un élément, déclencheur, d’un affrontement global.
Ce n’est pourtant pas faute, prétend-il, d’avoir proposé la participation de la Fédération de Russie à l’OTAN, qui aurait été refusée. Devant l’impossibilité d’intégrer immédiatement un système de défense conçu selon d’autres normes, et de taille importante, comme le sait bien Poutine, un partenariat Fédération de Russie-OTAN avait pourtant été mis en place, auquel l’annexion de la Crimée en 2014 a mis fin. Sans compter le fait que le programme de création des “armes du futur”, qu’il avait décidé en catimini dès sa venue au pouvoir, n’était pas de nature à augurer de relations sereines au sein d’une Alliance politico-militaire de sécurité et de défense, ni non plus son orientation vers un régime qu’on pouvait encore appeler autoritaire, incompatible avec les normes démocratiques exigées de ses membres. Mais ce reproche purement rhétorique n’a à vrai dire pour fonction que d’imputer la responsabilité de sa décision de sortie de l’ordre international existant à ses “collègues occidentaux”, pour le remplacer par celui de ce qu’il qualifie de façon peu claire de “synergie des Etats-civilisation”.
Sa définition de ce qui serait un “Etat-civilisation” l’est d’ailleurs tout autant. Ce qu’il appelle “la Russie” se serait “formée au cours des siècles comme un pays de différentes cultures, de différentes religions et de différentes nationalités”. Et ce qu’il appelle “la civilisation russe”, “ne peut être réduite à un seul dénominateur commun, mais elle ne peut pas non plus être divisée, car elle n’existe que dans son intégrité, dans sa richesse culturelle et spirituelle”. Il ne lui vient pas à l’esprit que ce “dénominateur commun” puisse être une communauté des citoyens libres et égaux jouissant des mêmes droits. Il reconnaît cependant que “maintenir une unité solide d’un tel Etat n’est pas chose facile”, ce qui signifie en fait que ce qu’il appelle “la Russie”, s’est constituée au cours des siècles comme un Etat colonial, le dernier empire colonial du continent, qui soumet ses sujets, et se donne le droit de détruire l’Ukraine, sujet récalcitrant, pour avoir osé vouloir sortir de ce qu’il appelle “la civilisation russe”. Et quand il en vient à donner sa définition de l'”Etat-civilisation”, l’absence de clarté et la confusion ne font qu’augmenter : “les qualités essentielles d’un Etat-civilisation sont la variété et l’autosuffisance”, et “son hétérogénéité et sa diversité sont la clé de sa durabilité et de son développement”. Comprenne qui pourra, qui masque la réalité de l’Etat totalitaire qu’il a progressivement mis en place, dont les sujets n’ont aucun droit.
Ce qui ne l’empêche pas de concevoir, de façon tout aussi floue, ce que serait un nouvel ordre international fondé sur des “Etats-civilisation”, convaincu que “le monde est sur la voie d’une synergie des Etats-civilisation, de grands espaces, de communautés conscientes d’elles-mêmes exactement comme telles”. Et le mode de fonctionnement du “monde de demain” tel qu’il l’imagine serait “celui des décisions collectives prises aux niveaux où elles seront le plus effectives et par un format de participants réellement à même d’apporter une contribution significative à la résolution d’un problème spécifique”. Ces “formats” existent déjà : par exemple le format-Normandie, qui restait dans le cadre des relations multilatérale et de l’ONU, et le format, ou processus, d’Astana, sur le conflit en Syrie, entre l’Iran, la Turquie et la Fédération de Russie, qui s’en éloignait davantage, que Poutine semble vouloir généraliser. Ce serait, quoi qu’il en dise, conduire à une régionalisation et à une fragmentation du monde en sphères d’influence des “Etats-civilisation”, qui s’entendraient entre eux pour répartir leurs zones, au détriment des peuples et des nations à leurs limites, comme c’est la cas de l’Ukraine, et dans leur sein, comme c’est la cas du Xinjiang ou du Tibet en Chine. Ce qui n’empêche pas Poutine, dans l’habituelle projection en miroir de ses propres turpitudes sur son adversaire, de déclarer pour conclure que “l’essentiel est de libérer les relations internationales de la logique des blocs, de l’héritage de l’époque coloniale et de la guerre froide”. Faisant ainsi complaisamment l’article de ce qui constitue un nouvel affrontement bipolaire entre le bloc des “Etats-civilisation”, en réalité l’axe des Etats totalitaires dont il se voudrait le leader, et les démocraties.
Le concept d’Etat-civilisation, en opposition à celui des Etats-nation européens, que Poutine systématise ici à Valdaï en 2023, a notamment été promu par un professeur de l’université de Shangaï, idélogue du parti communiste chinois, Zhang Weiwei, à partir de 2012. C’est à dire au moment de la venue au pouvoir de Xi Jinping, qui imprime à la Chine un nouveau cours totalitaire communiste. C’est aussi le moment où Poutine décide de se représenter à la présidence fédérale russe, à la place de Medvedev, jugé alors trop libéral, et qu’il renforce progressivement sa dictature. La radicalisation de son discours, sur fond de guerre d’agression contre l’Ukraine, semble d’ailleurs directement inspirée par Douguine, idéologue de l’eurasisme, dont l’on s’est souvent demandé l’influence qu’il pouvait avoir sur sa politique. Le 8 octobre, trois jours après le discours de Valdaï, Douguine publie en effet un tweet (5), dans lequel il revient sur le concept utilisé par Poutine : “ce terme a été introduit dans les travaux scientifiques de mon ami, le penseur chinois Zhang Weiwei, et signifie en fait ’empire’. Et selon lui l’utilisation de ce terme ce jour-là par Poutine “constitue en fait une proclamation d’empire, non pas sur un plan historique, mais sur un plan technique”. Qu’il explicite ainsi : “l’empire est une forme d’organisation supranationale avec un centre unique de prise de décision (l’empereur) et une large variété d’entités locales (des communautés aux ethnarchies et aux entités politiques à part entière), unifiant un ‘Grand Espace’ et possédant une spécificité prononcée (religieuse, culturelle, idéologique).
Le 8 novembre Douguine publie également un article dans l’agence de presse fédérale officielle Ria Novosti, intitulé “Mission accomplie : l’Occident a fait du monde islamique son ennemi” (6). Commençant par mettre sur le même plan l’attaque du Hamas contre “l’Etat juif” – sans souligner l’innommable sauvagerie perpétrée intentionnellement contre des civils par les terroristes – et la riposte d’Israël – qui elle, oublie-t-il également de préciser, n’est pas dirigée contre les civils, invités à quitter la zone de combats – qui a fait un plus grand nombre de victimes, il concède qu’il s’agit de “crimes contre l’humanité”. “Mais en même temps, ajoute-t-il, les principes de la ‘lex talionis’ (‘oeil pour oeil’) appliqués par Israël ont conduit à un véritable génocide à grande échelle de la population de la bande de Gaza, déjà contrainte de vivre dans les conditions monstrueuses d’un camp de concentration”. Cette présentation biaisée des événements n’est en fait qu’un préambule à une analyse géopolitique, selon laquelle le soutien de l’Occident à Israël conduirait à l’affirmation d’un “pôle islamique unifié” dans le soutien aux Palestiniens, qui renforce le “monde multipolaire” face au “monde unipolaire”, apparu après l’éclatement de l’URSS, dont l’hégémonie va s’affaiblissant. Le “pôle islamique” s’ajouterait ainsi aux autres pôles que sont “la Russie, la Chine, l’Inde et, en cours de constitution, l’Afrique et l’Amérique latine”, dans le cadre de “la principale opposition de notre époque : l’escalade de la confrontation entre l’unipolarité et la multipolarité”.
Dans ce cadre, le conflit en Ukraine a selon lui pour but d’affaiblir “la Russie souveraine comme s’affirmant à nouveau en pôle indépendant”, tandis que “Taïwan deviendra tôt ou tard la prochaine ligne de front”, et que “les événements en Israël, l’attaque du Hamas et le génocide en réponse par Israël, ont ouvert une autre ligne de front”. Car selon lui “le soutien sans équivoque à Israël, et même après ce qu’ils ont déjà commis dans la bande de Gaza à la face du monde, oblige le monde islamique à surmonter ses contradictions internes et à entrer dans une confrontation directe avec l’Occident”. Et il inclut dans le “monde islamique” aussi bien les pays musulmans que les musulmans vivant aux USA, en Europe, et même en Fédération de Russie. Auxquels il ajoute toutes les chapelle de l’islam, y compris les terroristes contre lesquels Poutine avait déclaré combattre “jusque dans les chiottes” en Tchétchénie, “des salafistes et wahhabites aux chiites et aux soufis”, qui tous ont bien compris que “l’Occident au fond est entré en guerre contre l’Islam en tant que tel”. Commentant Erdogan qui, au cours du meeting de soutien à la Palestine et au Hamas à Istanbul le 28 octobre, avait demandé aux Occidentaux s’ils voulaient “une nouvelle croisade du croissant contre la croix”, Douguine donne alors un dernier tour messianique à son propos. Selon lui Erdogan se trompe, car “l’Occident globaliste actuel n’a en général rien de commun avec la civilisation chrétienne”. Et de conclure que “si le monde musulman se confronte avec l’Occident, ce n’est pas comme avec la civilisation du Christ, mais avec la civilisation de l’Antéchrist”, ajoutant le nom de l’entité en arabe, “Dajjal”. Ainsi sont précisés les termes du “djihad” contre l’Occident, par l’idéologue du régime Poutine.
Cette phraséologie sommaire et sans nuance, développant une vision fantasmée de l'”unité du monde islamique”, prêterait à sourire si elle ne rappelait le style des déclarations des responsables politiques et diplomatiques fédéraux russes, qui ont montré de quoi ils étaient capables dans la partie dévastée de l’Ukraine occupée par leurs troupes. Observons cependant que l’article de Douguine a été publié peu après le pogrom sur l’aéroport de Makhatchkala le 29 octobre, qui semblait répondre à son invitation d’un “djihad” contre l’Occident, dont Israël – “un Etat juif et laïc, occidental, et qui surtout n’a rien de commun avec le christianisme”, précise-t-il dans son article – est selon lui l’un des “proxys” avec l’Ukraine. C’est jouer avec le feu, car la Fédération de Russie s’efforce de maintenir sur son territoire, où vivent 25 à 30 millions de musulmans, un islam “traditionnel” et combat sans merci les groupes djihadistes, comme ce fut le cas en Tchétchénie. La réunion en urgence dès le lendemain du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie par Poutine, rejetant comme à son habitude la responsabilité du pogrom sur l’Ukraine et les services américains, témoigne de la gravité de l’événement. La réalité est cependant que 1200 jeunes Daghestanais, selon le chiffre officiel, ont investi l’aéroport international de Makhatchkala en proférant le cri de guerre du “djihad”, à la recherche de passagers juifs dans un avion en provenance de Tel-Aviv, tandis que dans d’autres parties du Caucase fédéral russe avaient lieu des actions antisémites.
Le régime Poutine pourrait donc bien voir renaître en sa fin, ce qui avait marqué sa naissance. Selon le journaliste d’investigation Paul Klebnikov, éditeur de la version russe du magazine Forbes, assassiné à Moscou en 2004, Poutine avait été “inventé” comme successeur par la famille Eltsine, afin d’éviter les poursuites ultérieures contre ses prévarications. Il s’agissait de rendre populaire un personnage inconnu : “la solution fut donnée par les Tchétchènes eux-mêmes. Dans les premiers jours d’août 1999, une force de plusieurs milliers de combattants pénétra dans le Daghestan voisin, occupa plusieurs villages et proclama une république islamique. Ces troupes étaient menées par deux hommes. L’un était l’ancien premier ministre tchétchène, Chamil Bassaïev, le chef terroriste qui était resté célèbre pour la prise d’otage sanglante dans l’hôpital de Boudionnovsk, en 1995. L’autre était un personnage mystérieux qui répondait au nom de “commandant Khattab”. C’était un fondamentaliste musulman originaire d’Arabie saoudite qui avait participé à de nombreux combats en Afghanistan et en Asie centrale. (…) (Il) appartenait au mouvement wahhabite, une secte fondamentaliste financée par des donations saoudiennes, qui s’étendait rapidement en Tchétchénie et au Daghestan. (…) L’invasion d’une partie du Daghestan fournit au gouvernement russe un prétexte pour le déploiement d’une force massive dans le Caucase du Nord” (7). Klebnikov suggérait que cette incursion avait été provoquée par Berezovski, acteur essentiel du clan Eltsine. Ne restait plus pour mettre définitivement Poutine en selle que les attentats de Moscou qui suivirent peu après, où il s’engagea à “poursuivre les terroristes jusque dans les chiottes” (8).
Quant à l’autre des “lignes de front” de la “confrontation entre unipolarité et multipolarité” énumérées par Douguine, elle semble pour l’heure gelée, suite à l’échec relatif de la contre-offensive estivale des forces ukrainiennes, prolongée jusqu’à cet automne. La raison pourrait en être la volonté paradoxale du “monde unipolaire” de conserver Poutine à son poste, ne livrant parcimonieusement d’armes à l’Ukraine que juste ce qu’il fallait pour se défendre, et laissant aux forces russes le temps de monter la “ligne de défense Sourovikine” après la libération de Kherson et celle de l’oblast de Kharkov. Le général Zalouzni, commandant en chef des forces armées ukrainiennes, s’en est ouvert récemment dans un article mal compris, “L’actuelle guerre de position et comment y être victorieux”, publiée par la rédaction russe de The Economist le 1er novembre dernier. Dans lequel, en tout cas dans sa version russe (9), il ne prononce jamais le mot “impasse”, utilisé par la rédaction du journal dans la présentation de l’article, et repris en “mème” par les médias. Constatant qu’il y a un risque que le conflit devienne une guerre de position de longue durée, du fait de la situation actuelle de “parité des moyens” – qui ne peut être que favorable à la Fédération de Russie – Zaluzni liste minutieusement dans cet article les moyens nécessaires à la reprise d’une guerre de mouvement.
Pour cela il s’agit “de gagner la supériorité aérienne, d’éliminer un système de barrages de mines explosives échelonnés en profondeur, d’augmenter l’efficacité des moyens de contre-batterie, de créer et entraîner les réserves nécessaires, et d’augmenter les capacités de guerre électronique”. La liste de ces moyens cependant “n’ôte rien, assure-t-il, au rôle et à la place des missiles et munitions, des systèmes d’artillerie, des systèmes de missiles, des équipements de guerre électronique et d’autres types d’armes et d’équipements militaires (déjà) fournis par les partenaires”. Ils “ne font que les compléter, dans le contexte de l’augmentation des capacités des forces de défense, grâce à de nouvelles avancées technologiques et des approches innovantes, afin de pouvoir sortir d’une crise de position pour reprendre l’assaut”.
Les partenaires de l’Ukraine s’étant jusque-là limités à l’aider à arrêter le régime Poutine, il s’agit désormais de le vaincre car, dans son inquiétante dérive idéologico-militaire, il constitue non seulement un danger pour la sécurité internationale mais pour l’humanité toute entière.
Frédéric Saillot, le 14 novembre 2023
(1) http://kremlin.ru/events/president/news/72444
(2) http://kremlin.ru/events/president/transcripts/24034
(3) Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/du-coulage-du-koursk-a-la-panoplie-anti-anti-missile-les-enjeux-de-la-presidentielle-russe/
(4) Jean-Michel Carré, “Poutine, le parrain de toutes les Russies”, éditions Saint-Simon, 2008. Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/tension-en-europe-la-nouvelle-doctrine-etrangere-de-vladimir-poutine/
(5) https://twitter.com/Agdchan/status/1710896839765962995
(6) https://ria.ru/20231108/politika-1907971343.html
(7) Paul Klebnikov, “Parrain du Kremlin, Boris Berezovski et le pillage de la Russie”, Robert Laffont, 2001.
(8) Voir mon interview avec Vitali Manski : https://www.youtube.com/watch?v=1kQcO0NbBVk&t=51s
(9) https://war.obozrevatel.com/zaluzhnyij-raskryil-pravdu-o-problemah-pozitsionnoj-vojnyi-v-nashumevshej-state-dlya-the-economist-polnyij-perevod.htm