“L’Engrenage”, livre de Sergueï Jirnov (1), officier du KGB réfugié en France, s’ouvre sur un portrait pénétrant de Poutine, qu’il a rencontré une première fois en 1980. Ce fut à l’occasion d’un interrogatoire que ce dernier lui fit subir à la Loubianka alors que, étudiant au MGIMO, il avait éveillé l’attention du KGB pour une trop longue conversation téléphonique avec un correspondant français. Il commence par être saisi de peur, le fameux “strakh” qui tétanise la population depuis l’époque soviétique, tant le KGB “traîne derrière lui une vieille réputation inquiétante dans notre inconscient collectif”, bien qu’il ait immédiatement perçu qu’il avait affaire à un “caméléon de type soviétique” d’un mètre soixante, un “bonhomme insignifiant”, qui cependant par sa fonction “est devenu le pouvoir. Il le sait et il en joue”. Le jeune Jirnov alors se ressaisit, le prenant de haut, arguant de ses relations au MGIMO avec le petit-fils de Brejnev, décelant chez son interrogateur les forces qui le motivent. Celles de la jalousie et du ressentiment, qui lui feront, après bien des déboires dus à son incompétence, gravir subrepticement les dernières marches du pouvoir suprême. Homme du ressentiment, Poutine est élu président par une population elle même en proie au ressentiment : “Il répond aux attentes de la société russe, comme si chacun projetait en lui ses propres fantasmes. Les désirs de redevenir une Russie flamboyante et crainte, de laver les humiliations passées”. Faut-il donc s’étonner qu’un récent sondage du Centre Levada, taxé d'”agent de l’étranger” par le pouvoir, ait observé qu'”au cours des derniers mois il n’y a pas eu de changement significatif dans le sentiments des Russes à l’égard de ‘l’Opération spéciale'” (2) ?
En effet, ce sondage – réalisé du 21 au 26 juillet sur un échantillon représentatif de 1600 individus – révèle que si une majorité d’entre eux (81%) sont inquiets de ce qui se passe en Ukraine, ils soutiendraient pourtant “personnellement” les forces armées russes à 76%. Ce qui cependant enregistre une baisse de 5% par rapport au chiffre de mars : 81%. Et ils ne seraient que 57% à le faire parmi les 18-24 ans, contre 34% d’opinions négatives, 9% ne se prononçant pas, tandis que les plus de 55 ans, devenus adultes à l’époque soviétique, seraient eux favorables à 84%. Enfin l’opinion selon laquelle la guerre en Ukraine allait durer plus de six mois ne cesse de croître. Interviewé par Lisa Anikina le 24 août sur la chaîne Youtube Jivoï Gvozd, qui remplace la radio Echo de Moscou, interdite par le pouvoir comme tous les organes de la presse libre, Lev Goudkov, directeur scientifique du Centre, a déclaré que si le soutien à la guerre restait en moyenne aussi élevé, contre 15 à 20% d’opinions défavorables, c’est qu'”il y a de moins en moins de possibilités de manifester son désaccord, car c’est s’exposer à des poursuites pénales. De plus Facebook et Twitter sont bloqués, il reste peu de canaux où l’on puisse discuter et exposer son point de vue” (3). La journaliste lui demande si dans ces conditions l’on peut tenir pour crédible le chiffre de 76% de soutien : “Ceux qui ont peur de répondre aux questions, déclare-t-il, constituent en gros la part la plus loyale de la société, la plus âgée, à commencer par les femmes âgées, qui vivent en province, sont peu au courant et refusent de répondre aux questions sensibles. Le plus grand taux d’oppositions se trouve chez les jeunes, à 34%, mais ils ne sont pas la majorité (dans cette tranche d’âge)”. Selon lui, on peut donc considérer que la grande masse de la société soutient ce qui se passe.
Mais, ajoute-t-il, “elle soutient le pouvoir parce qu’il n’y pas d’autre présentation des événements. Il y a un tel vide informationnel, une telle censure de l’ensemble des canaux, que recevoir une information alternative n’est possible que pour une petite partie de la société, de 7 à 8% : les plus jeunes et les plus instruits, sachant contourner les blocages d’internet”. Selon lui le principal problème est qu’en Fédération de Russie l’on a refusé de voir que se mettait en place un régime totalitaire, en conséquence de l’échec de la transition démocratique : “l’idée selon laquelle le marché libre allait apporter la démocratie s’est avérée une illusion dans la mesure où on ne s’est pas attaqué aux institutions fondamentales du régime totalitaire, qui sont les fondements du régime actuel : le PC d’Union soviétique a été interdit, le Gosplan s’est effondré, mais la police politique et le système judiciaire, les structures du pouvoir n’ont pratiquement pas été réformés, tout comme le système de l’instruction, qui a conservé toutes les représentations soviétiques. Il n’y a pas eu de réévaluation du système soviétique, et les crimes n’ont pas été reconnus au niveau politique gouvernemental comme des crimes de l’Etat. Après la prise d’assaut du Soviet suprême en 1993 et le danger de guerre civile, les démocrates se sont mis à toute force à soutenir le pouvoir par des élections truquées et la manipulation de l’opinion publique, afin de réaliser cette réforme du marché, ce qui a jeté les bases de la reconstruction d’un régime autoritaire. Car les démocrates ont été intéressés au maintien de toutes ces institutions : la police politique, KGB ou FSB peu importe, une armée non-réformée, car sa loyauté était un gage de stabilité”.
“Par la suite, les guerres en Tchétchénie ont encore davantage renforcé les structures de force, qui ont commencé à faire pression sur le pouvoir, et le pouvoir lui-même y était intéressé, parce que face à sa chute de popularité elles constituaient ses principaux soutiens”. Quant à la population, explique Goudkov, “elle était plus intéressée par l’augmentation de son niveau de vie, la possibilité de voyager, de se soigner, d’avoir un minimum d’information que par la mise en place et sa participation à des réformes démocratiques”. Par la suite “Poutine n’a fait que prolonger et aggraver le processus, par la promotion d’un courant anti-démocratique, anti-occidental, par la destruction progressive des fondements de l’Etat de droit, de la liberté de la presse – souvenez-vous des affaires de NTV et d’ORT, aujourd’hui 95% des canaux fédéraux sont contrôlés par l’administration présidentielle. Ensuite il y a eu la destruction des fondements du fédéralisme, l’idéologisation croissante de la politique, le rétablissement des valeurs traditionnelles, conditions de la mise en place d’une politique ultra-répressive”. Et sur ce point il conclut : “Ce fut un processus lent, mais que nous, sociologues du Centre Levada, avons observé depuis longtemps, ce que beaucoup refusaient d’entendre. En 2007 je suis intervenu aux ‘Conférences Khodorkovski’ en disant qu’allait survenir une période de répression. Tous, comme les gens de Memorial, ont objecté : ‘s’agit-il bien d’une répression ?'”.
La journaliste lui demande alors d’où viennent l’actuel militarisme et les idées impérialistes de ces 76% de Russes : “Nous avons affaire à une restauration du passé soviétique, affirme-t-il, et tout régime autoritaire, a fortiori un régime totalitaire, fait appel à un passé mythique comme fondement de la légitimation de cette verticale du pouvoir, il n’y a pas d’autres raisons. C’est pourquoi cette rhétorique anti-occidentale, cette agitation anti-occidentale, a commencé à susciter tous ces complexes d’infériorité, de dépendance, de sentiments anti-occidentaux, comme motifs de la destruction des valeurs de liberté, de libéralisme, de confiance, de participation, de démocratie en fin de compte. Et dans les années 2004-2007, après les révolutions de couleur à Tbilissi, Kiev etc, précisément à ce moment-là, sont apparues les premières campagnes anti-ukrainiennes. Chaque élection là-bas provoquait une explosion de propagande en Russie, parce que le cours vers l’intégration à l’Union européenne, particulièrement celle d’un pays aussi grand que l’Ukraine, ne se présentait pas simplement comme une antithèse de la politique poutinienne, du conservatisme et même de la réaction, mais comme une menace pour l’existence même de ce régime”.
Et et il explique que cette propagande anti-ukrainienne a remis au goût du jour des idées datant de l’époque impériale, celle du grand pays missionnaire, et celles de la période soviétique, d’être à l’avant garde du monde et de montrer l’exemple aux autres peuples. Le sentiment d’exclusivité a compensé l’humiliation, la pauvreté, la soumission à l’arbitraire. Et après la crise du milieu des années 90, les gens n’attendaient plus que deux choses du nouveau président : la sortie de la crise économique, l’augmentation du niveau de vie, et la restauration de la Russie dans son statut de grande puissance. Selon lui “les libéraux portent une responsabilité : ils n’ont pas compris ce qu’il fallait réformer, qu’il ne fallait pas se limiter à expliquer les principes de l’économie de marché mais aussi les fondements de la terreur, de l’Etat terroriste que fut l’Union soviétique et des crimes qu’il a commis contre son propre peuple, et ce qu’on pouvait faire pour que cette faible démocratie offre les moyens de se défendre elle-même”.
Le fait est que le sondage du Centre Levada, et les explications fournies par son directeur scientifique, posent la question de la responsabilité collective de la population de Fédération de Russie dans le crime commis en Ukraine sur ordre de Poutine, qu’elle a majoritairement élu, même si c’est dans des conditions contestables. Selon André Markowicz, qui tient une chronique régulière sur la guerre en Ukraine sur sa page Facebook, à Marioupol, “pour l’instant, le chiffre de morts déclarées, établies, prouvées, est de 87000 personnes. Ce n’est pas du tout le bilan définitif. C’est un bilan, comme on dit, d’étape. 87000. En gros, un quart de la population de la ville avant la guerre. Ça, c’est seulement à Marioupol. Mais toutes les villes qui ont résisté à l’avancée des troupes russes ont été détruites totalement, disons à 80 voire 90 %.” Il s’agit selon lui “réellement, très simplement, d’’effacer du visage de la terre’ toute trace de vie’. Et, en fait, non, il ne s’agit pas d’effacer, — c’est-à-dire, par exemple, d’enlever les ruines. Ces ruines, il s’agit de les laisser. Selon la théorie expliquée dès le mois de mars : il faut laisser les ruines, pendant vingt-cinq ans, pour punir ceux qui restent. Pour qu’ils comprennent, sur une génération entière, ce que ça veut dire, d’être ‘nazi’, c’est-à-dire ‘Ukrainien'” (4).
Sergueï Jirnov rappelle dans son ouvrage que “le procureur de la CPI, Karim Khan, a annoncé le 2 mars ouvrir une enquête suite à la demande de 39 Etats membres de la juridiction. Il ajoute que l’enquête couvrira tous les actes commis sur le sol ukrainien depuis novembre 2013” (1). C’est à dire y compris les morts du Maïdan, le massacre d’Odessa et les opérations militaires en Crimée et dans le Donbass depuis 2014, invoqués par Poutine pour justifier son “opération spéciale”. La France a envoyé depuis le 11 avril “une équipe de dix-huit enquêteurs appartenant à l’IRCGN, l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale”, parmi lesquels des médecins légistes, des biologistes et des experts en explosifs et balistique. De plus, “plusieurs ONG, dont Amnesty International, documentent les exactions supposées, et vont livrer leurs résultats à la CPI”. Enfin le parlement ukrainien a adopté le 14 avril une résolution qualifiant de ‘génocide’ les agissements de l’armée russe en Ukraine, en appelant parlements, gouvernements et organisations internationales à faire de même. ‘Les agissements de la Russie visent à anéantir de façon systématique et cohérente le peuple ukrainien, à le priver du droit à l’autodétermination et à un développement indépendant’, souligne le texte voté par une majorité de 363 voix sur 450 à la Verkhovna Rada”.
La question de la responsabilité collective dans le crime commis contre l’Ukraine, s’est trouvée concrètement posée dernièrement à propos de la suppression par l’UE des visas touristiques interdisant l’accès des citoyens de la Fédération de Russie à l’espace Schengen. Finalement les ministres des affaires étrangères de l’UE ont décidé le 31 août de “suspendre l’accord sur l’assouplissement du régime des visas avec la Russie”, ce qui rendrait l’obtention de visas pour les ressortissants russes “plus difficile” et “plus longue”. Il s’agit en effet de ne pas pénaliser les Russes qui dans des conditions de censure et de répression extrêmes sont menacés dans leur sécurité. Depuis le début de la guerre en Ukraine le 24 février, près d’un million de Russes se sont réfugiés en UE. Avant l’épidémie de Covid, selon Markus Ederer, ambassadeur de l’UE à Moscou interrogé par Alexeï Venediktov sur RTVI, “les Russes étaient le groupe de détenteurs du visa Schengen le plus important : quatre millions de visas par an, et pour 80% d’entre eux, à entrées multiples, les 20% restant, de court séjour. Nombre de ceux qui sont sortis de Russie depuis le début de la guerre ont utilisé ce dernier moyen, il ne nous convient donc pas de supprimer ce moyen. Il ne nous convient pas non plus de supprimer cette possibilité dans l’échange d’étudiants, qui représentent l’avenir de nos pays” (5). Selon Zoïa Svetova, journaliste russe et défenseur des droits de l’homme, dans une tribune au Monde le 26 août, “l’interdiction de l’espace Schengen aux Russes serait une punition collective injuste de la part de l’Occident, qui a laissé le Kremlin mener une politique belliqueuse et répressive pendant des années sans réagir” (6).
Et, s’insurge-t-elle, “cette campagne autour des visas s’explique prétendument par le fait que l’Occident en a assez des Russes, parce que ces derniers soutiendraient, dans leur immense majorité, leur gouvernement et l’opération militaire spéciale en Ukraine. Rappelons toutefois que, dans un pays semi-totalitaire, il est impossible de savoir avec certitude quel pourcentage de citoyens soutient le pouvoir : les sondages ne sont pas fiables”. Il est également impossible de savoir combien de citoyens russes sont opposés à un pouvoir qui révèle chaque jour davantage sa nature totalitaire. La mort de Gorbatchev le 30 août dernier, en pleine “opération spéciale”, sur laquelle il ne s’est pas prononcé, a semblé symboliser la clôture définitive de la période ouverte par sa “perestroïka” et sa “glasnost”. C’est aller vite en besogne. Selon Venediktov, sur sa page Facebook, il y a deux lignes politiques en Russie, “celle du ‘faiblard’ (‘slabak’) Gorbatchev et celle du ‘macho’ Poutine”. Ce sont les lignes “de coopération avec l’Occident ou d’opposition à l’Occident, de diminution des armements ou de militarisation de l’économie, de reconnaissance de la souveraineté des anciennes républiques ou de leur domination impériale, de concurrence politique ou de monopole du pouvoir, de liberté ou de limitation de la liberté, de partage du pouvoir ou de centralisation du pouvoir”. Antithèse que Venediktov résume par : “Le Gorbatchev politique c’est l’antiPoutine, le Poutine politique c’est l’antiGorbatchev”.
Les funérailles du dernier dirigeant soviétique le 3 septembre, lors de la cérémonie d’adieu dans la salle des colonnes où, selon la tradition orthodoxe, était exposée sa dépouille, ont cependant été l’occasion de la plus grande manifestation depuis celles de soutien à Navalny en 2020 : plusieurs milliers de Russes, dont de très nombreux jeunes, sont venus lui rendre hommage (7). Un mot revenait souvent dans la bouche de ceux qui furent interrogés à cette occasion, celui de liberté. A la question posée aux participants par Current Time, “Quel legs Mikhaïl Gorbatchev a-t-il fait au pays ?”, l’un d’eux répond : “Malheureusement le pays qu’il a quitté n’existe plus, mais nous sommes venus faire nos adieux à ces réformes qu’il a conduites : la liberté de parole, la liberté d’entreprendre, la liberté de la foi, et les libertés politiques, qui malheureusement aujourd’hui nous ont désormais quittés” (8).
La très populaire chanteuse depuis l’époque soviétique, Alla Pougatcheva, exilée en Israël après le déclenchement de la guerre, vient de rentrer à Moscou. A la mort de Gorbatchev, elle a posté sur son compte Instagram : “Cela fait longtemps que je n’ai pas pleuré ainsi. S’en est allée l’époque où nous avons retrouvé la liberté, où nous avons cessé d’être l”Empire du mal’ pour le monde entier, et où a disparu la peur pour l’avenir de nos enfants. Et le plus important : Gorbatchev a rejeté la force comme instrument politique et la rétention du pouvoir personnel. Tout cela non sans péché ni aussi sans politique. Le plus important étaient que les fautes ne soient pas mortelles pour toute l’humanité. L’humanité et la noblesse d’âme ont été quelque part perdues. A été perdue la capacité à trouver un compromis, si ce compromis sert les intérêts du peuple, qui rêve de vivre sans s’angoisser pour l’avenir de ses enfants. Cherchons le donc ensemble. J’espère qu’il n’est pas déjà trop tard”. Le retour de Pougatcheva – dans le contexte d’épuisement de l’offensive russe dans le Donbass et de contre-offensive ukrainienne – signe peut-être le début d’une contestation publique de la politique poutinienne, tant son influence est grande, ainsi que celle de son mari, Maxime Galkine, virulent humoriste et animateur de télévision, résolument opposé à la guerre, qui lui reste en exil, comme nombre d’autres artistes et personnalités du monde de la culture et du journalisme. Une montée de la contestation marquée par une désaffection croissante du public pour la propagande poutinienne : les chaînes fédérales russes – Piervyi Kanal, Rossia 1 et NTV – connaissent actuellement une baisse de leur audience de 20%, tandis que celle de Telegram, réseau où peut être librement diffusée l’information, a augmenté de 8% (10).
Depuis le déclenchement de la guerre la question de la relation au régime Poutine, fondamentalement remise en cause, se trouve donc posée : faut-il continuer à dialoguer avec un criminel doublé d’un menteur avéré, ou oeuvrer à ce qu’il soit définitivement défait militairement en Ukraine, ce qui mettrait un terme à sa trajectoire politique et permettrait qu’enfin soit entreprise une véritable libéralisation en Russie ? Car l’on sait désormais à qui l’on a affaire : un homme qui constitue une menace pour la sécurité internationale et qui a installé en Fédération de Russie un régime politico-mafieux, dont les prémisses ont été nouées dans l’alliance des bolchéviques avec le milieu criminel, notamment pour la chiourme du Goulag. Dans une tribune au Monde, le spécialiste de civilisation russe Yves Hamant soulignait récemment “le recours de Poutine à l’argot mafieux, indiquant une sorte d’appartenance au monde des malfrats” (11). Sans doute l’une des raisons de la popularité que son “machisme” affecté lui permet de trouver auprès d’une large frange d’une société marquée par la brutalité.
L’avocat et politologue russe réfugié à Londres Vladimir Pastoukhov a récemment expliqué au cours d’une interview sur Jivoï Gvozd les raisons de l’échec du projet de Gorbatchev à réformer progressivement l’Union soviétique, dans lequel lui-même s’inscrit, précisément par cette brutalité, fruit du “profond traumatisme” dont la société russe a été victime au cours de soixante-dix années de régime totalitaire (12). Qui a systématiquement détruit toute possibilité d’éclosion d’une société civile, condition du développement d’une société libérale, par l’action modératrice qu’elle imprime au cours des choses. Le faire dans les cinq années qu’a duré l’expérience gorbatchévienne constituait une tâche impossible, d’où l’établissement du règne des mafias dans les années 90, propice au surgissement du régime Poutine. Le journaliste lui demande s’il est possible qu’émerge jamais en Russie une telle société civile. Pastukhov rappelle alors l’expérience du peuple hébreu qui, après la sortie de l’esclavage en Egypte, a été contraint d’errer quarante années au désert avant d’atteindre la Terre promise : il faudra en attendre autant depuis la “sortie d’Egypte” réalisée par Gorbatchev. C’est dire si selon lui l’on enterre un peu vite le gorbatchévisme avec son initiateur, et si le boycott de ses funérailles par Poutine, ne symbolisait pas sa propre exclusion prochaine de la vie politique russe et internationale.
Certains cependant, au moment où – avant que la récente contre-offensive ukrainienne n’indique un possible changement de la donne – la situation sur le front semblait dans l’impasse, continuent à prôner des négociations avec Poutine, lui laissant l’avantage des zones occupées depuis le 24 février. Ce que refusent les Ukrainiens. Selon Jonhatan Littell, auteur des “Bienveillantes”, dans une tribune à L’Obs en date du 7 juillet, “depuis quelque temps, la petite musique délétère monte de tous côtés : les Ukrainiens exagèrent, l’Otan en fait trop, pensons à l’inflation, il faut ménager Poutine. La formulation la plus explicite nous vient de Henry Kissinger, qui fin mai à Davos affirmait que l’Ukraine devait accepter de céder des territoires ou risquer ‘une nouvelle guerre [de l’Otan] contre la Russie'” (13). En France, le courant “pacifiste” qui, dans l’entre-deux-guerres, a permis la victoire du nazisme en Europe, connaît actuellement une recrudescence dans le contexte d’un nouveau danger totalitaire sur le continent. Car selon Littell, “une fois passée la surprise initiale de la réponse rapide et coordonnée de l’Occident face à son invasion de l’Ukraine, Poutine mise de nouveau sur le temps long, sur les divisions de l’Europe et surtout sur notre faiblesse et notre incompréhension totale, en Europe occidentale en tout cas, de l’imaginaire impérial russe”.
Selon lui en effet, “pour Poutine, comme pour son ministre Lavrov, le mensonge est au cœur de sa formation, c’est un outil naturel. Le dialogue, pour lui, ne sert qu’à prendre un avantage et à avancer ses pions, avant de repasser à la force quand il le faut. Une négociation ou un accord – tels les accords de Minsk de 2015 censés mettre fin au conflit du Donbass – n’est qu’un moment servant à geler un gain, jusqu’à ce qu’une ouverture se présente pour faire de nouveaux gains. C’est comme ça que ça fonctionne. Penser, comme le fait Kissinger, qu’on peut revenir au statu quo ante est une aberration. Penser qu’on peut amener Poutine à des négociations de bonne foi, et qu’il respecterait (enfin !) les termes de ses engagements, est ridicule”. Seule donc “une défaite militaire complète des forces russes en Ukraine pourra ramener un semblant de sécurité sur le continent” car “comme avec le Troisième Reich de Hitler, le chemin vers la paix passera à terme par l’effondrement total du régime de Poutine qui (…) n’est pas consubstantiel avec la Russie. Seule une Russie libre, démocratique, et dirigée par ses citoyens et non pas par une clique mafieuse enivrée d’idées messianiques, pourra rejoindre le concert des nations et devenir un membre à part entière de la communauté internationale, comme ont pu enfin le faire l’Allemagne et le Japon après 1945”.
Frédéric Saillot, le 7 septembre 2022
(1) Sergueï Jirnov, L’Engrenage, Albin Michel, 2022.
(2) https://www.levada.ru/2022/08/01/konflikt-s-ukrainoj-iyul-2022-goda/
(3) https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=-uTWtR_ml_0
(4) https://www.facebook.com/100006069631326/posts/pfbid0beFmMdrwas6GGahxoBn9CDesPSudPJFc55U1H9j1jBbnQLdyzTDwKJaw8mDnWFp4l/?d=n
(5) https://t.me/aavst2022/3163
(6) https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/08/26/zoia-svetova-en-supprimant-les-visas-touristiques-pour-les-russes-des-responsables-occidentaux-veulent-definitivement-retablir-l-union-sovietique_6139067_3232.html
(7) Voir la photo illustrant cet article.
(8) https://www.currenttime.tv/a/32017029.html
(9) https://www.instagram.com/p/CiFDUr_qeYr/?igshid=MDJmNzVkMjY%3D
(10) https://meduza.io/episodes/2022/08/29/auditoriya-rossiyskih-telekanalov-rezko-sokratilas-lyudi-ustali-ot-propagandy-neuzheli-oni-budut-menshe-smotret-televizor
(11) https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/21/le-recours-de-poutine-a-l-argot-mafieux-indique-une-sorte-d-appartenance-au-monde-des-malfrats_6118385_3232.html
(12) https://www.youtube.com/watch?v=vPyAw1TayYw
(13) https://www.nouvelobs.com/opinions/20220707.OBS60622/la-russie-doit-perdre-cette-guerre-par-jonathan-littell.html