“La patrie, mes amis, ce n’est pas le cul du président, qu’il faille sans cesse lécher et baiser… La patrie, c’est une pauvre petite vieille qui vend des patates dans une gare… C’est ça la patrie”. Ainsi s’exprimait le chanteur du groupe rock DDT Iouri Chevtchouk, devant un large public l’applaudissant alors à tout rompre à Oufa, ville où il a grandi (1). Quelques jours plus tard, dans la cour d’une école du Daghestan, retentissaient les paroles d’une jeune femme devant l’assemblée des élèves, des profs et des parents, à l’occasion de la fête de la “dernière cloche”, ne rencontrant elle que de craintifs applaudissements : “Non à la guerre ! Liberté pour l’Ukraine ! Poutine c’est le diable !” (2). Si Chevtchouk, chanteur anti-guerre très populaire depuis l’intervention soviétique en Afghanistan, n’a pour l’heure pas été inquiété, bien que son prochain concert ait été interdit à Moscou, la jeune institutrice, ainsi que sa mère, ont été contraintes de faire des excuses filmées, significativement contrites. Dire que la population russe appuie massivement la guerre entreprise par Poutine en Ukraine est donc pour le moins sujet à caution, dans un pays où règne une censure et une répression impitoyables, et où l’opposition à la guerre ne peut s’exprimer que façon marginale et risquée. D’autant plus que Poutine y mène une guerre totale, une guerre d’attrition, idéologiquement motivée, dont le but est le génocide de la nation ukrainienne, avec laquelle les Russes ont des liens étroits et séculaires.
Que cela ait été programmé de longue date, il suffit de lire l’article qu’il a commis le 12 juillet 2021, qui s’ouvre sur l’affirmation d’une conviction personnelle : “les Russes et les Ukrainiens c’est un seul peuple, un tout unique”, ce qu’il va s’attacher à démontrer par négations successives de ce qui fait l’identité de la nation ukrainienne, distincte par son histoire, sa langue et sa culture, de la nation russe, réalisant ainsi un génocide en compréhension, avant de commencer à le perpétrer en extension (3). Cet escamotage repose sur trois erreurs majeures. La première consiste dans la vision mythique d’une unité primordiale de la Rous médiévale, différenciée par les discordes, les invasions et le jeu des puissances, qu’il s’agit donc de restaurer en épousant ce qui serait un flux cyclique de l’histoire. La seconde manifeste un trait majeur de l’espace post-soviétique : l’inaptitude à saisir la dimension politique des événements historiques et de leur enchaînement. La troisième, conséquence des deux précédentes, une vision complotiste, témoignant de l’incapacité à comprendre quelles sont les forces motrices de l’histoire, à commencer par la volonté des peuples, et manifestant la psychologie du rédacteur, homo sovieticus de formation policière, que l’adhésion aux profits d’un libéralisme économique sous contrôle n’a pas effacé. Et il faut ajouter à ces trois erreurs un tour de vis supplémentaire au caractère a-historique et idéologique de la vision poutinienne des relations entre la Russie et l’Ukraine : son négationnisme de faits majeurs de l’histoire dont il traite, qui en fausse gravement le sens.
Ainsi donc selon lui Russes, Biélorusses et Ukrainiens seraient “les héritiers de la Rous médiévale”, constituant “le plus grand Etat d’Europe”, “unis par une seule langue – que nous appelons maintenant le russe ancien – les relations économiques, le pouvoir de la dynastie des Rourikides, et, après le baptême de la Rous, par une seule foi orthodoxe”. C’est aller un peu vite en besogne et faire fi des formations initiales distinctes de la Biélorussie, qui ne rejoint la Rous de Kiev, fondée au neuvième siècle, qu’au douzième siècle, et de la Russie, dont le proto-Etat, la principauté de Moscou, ne voit le jour qu’au treizième siècle. Conservant son autonomie sous le joug mongol, celle-ci entreprit ensuite le processus de “rassemblement des terres russes”, dont elle devint le centre temporel et spirituel, alors que la Biélorussie et l’Ukraine tombaient sous la domination de la République des Deux Nations, Pologne et Lituanie, de culture latine et de religion catholique romaine, imposant l’uniatisme, la soumission à Rome, à leurs populations orthodoxes. N’observant que la revendication de fidélité à l’orthodoxie, des plus ténue chez les Cosaques, Poutine considère que la lutte de l’hetman Bogdan Khmelnitski contre la Pologne, pour obtenir l’autonomie de l’Ukraine, prêtant à cette fin serment au Tsar de Russie lors de l’accord de Pereïaslav en 1654, constitue une étape essentielle du “rassemblement des terres russes”, constituant un point de non retour épisodiquement remis en cause selon lui par l’épisode de l’indépendance de 1918 et les trente années d’indépendance qui viennent de s’écouler depuis la fin de l’URSS.
C’est ignorer le fait que le conflit entre les Cosaques et la Pologne avait aussi pour motif la mise en servage des paysans ukrainiens, jusque-là des propriétaires libres, par les magnats polonais et leurs fermiers juifs, ce qui constitue une différence socio-culturelle de taille avec la paysannerie et la société russes. Poutine ne cite pas ses sources, on pourrait lui suggérer de consulter le livre de Michel Heller, écrit en russe et traduit en français, “Histoire de la Russie et de son empire” (4), dans lequel il montre la façon dont Khmelnitski a manoeuvré entre les puissances polonaise, ottomane et russe, ainsi qu’avec le khanat de Crimée, pour préserver l’autonomie de l’Ukraine, jusqu’à l’indépendance de l’hetmanat cosaque. Elle était alors dotée d’une Rada et ses villes répondaient au “droit de Magedebourg (5), complètement ignoré des villes russes”. Et même une fois rattachée à la Russie, la Petite Russie – un terme ecclésiastique attribué par le patriarcat de Constantinople afin de distinguer les églises de Russie et d’Ukraine – conservera peu ou prou une certaine autonomie. Cette situation de l’Ukraine, au confluent des puissances impériales, sans avoir jamais pu développer un Etat lui garantissant son indépendance, ce qui l’a l’obligée à manoeuvrer entre elles tout en conservant une identité forte, est un trait constant de son histoire, jusqu’à Yanoukovitch. Et si Poutine reconnaît les bénéfices pour la Russie de ce rattachement, par la conquête cosaque de l’Est du continent eurasiatique, il ignore ce qu’Heller souligne : l’introduction des lettres et de la culture dans une Russie peu ouverte au monde et à la latinité, par les savant de l’Académie de Kiev, fondée sous l’influence des jésuites, très actifs dans la Rzeczpospolita des Deux Nations.
Quand à la question linguistique, sur laquelle achoppe en partie le conflit russo-ukrainien, Poutine concède de façon quelque peu méprisante qu'”au cours de nombreux siècles de vie dans des Etats différents sont apparus des traits linguistiques régionaux, des dialectes”. Et s’il rend un hommage perfide à Taras Chevtchenko, le chantre de l’identité nationale ukrainienne au moment de l’éveil des nations au 19ème siècle, persécuté par le pouvoir impérial, c’est pour souligner que seuls ses vers ont été écrits en ukrainien, la prose quant à elle “pour la plupart en russe”, ajoutant : “les faits objectifs disent qu’au sein de l’empire russe était en cours un processus actif de développement de l’identité culturelle de la Petite Russie dans le cadre de la grande nation russe, réunissant les Grands-Russes, les Petits-Russes et les Blancs-Russes”. L’âge d’or retrouvé en quelque sorte. Las, l’histoire et ses forces de dispersion vinrent à nouveau faire des leurs. L’Autriche-Hongrie profite de la 1ère guerre mondiale pour pousser à la troisième indépendance de l’Ukraine, déclarée par la Rada centrale après le traité de Brest-Litovsk, qui ne pouvait être que le résultat d’un complot et non pas dans la logique de son histoire et de l’histoire de l’éclatement des empires dans laquelle elle s’insérait (6).
Mais ce ne fut “pas pour longtemps”, se rassure Poutine, pour passer ensuite de l’occupation allemande avec l’épisode Skoropadski, à celle de la Pologne tout nouvellement indépendante avec Petlioura et le directorat, qui disparut après la signature du traité de paix entre Polonais et bolchéviques. Au passage Poutine ignore complètement le rôle joué par la révolution de février, et celui des forces politiques à l’oeuvre à ce moment-là dans l’empire, qui conduisirent les périphéries à déclarer leur indépendance, fruit d’un mouvement d’émancipation tout au long du 19ème siècle, catalysé par la grande guerre. Processus stoppé net par le coup d’Etat bolchévique d’octobre 1917, hormis en Pologne, et la victoire des bolchéviques dans la guerre civile, ce qui se traduisit par la dissolution de l’Assemblée constituante fraîchement élue, qui sonna le glas de la formation en Russie d’une République démocratique et libérale. Ce dont Poutine ne parle pas non plus, invoquant tout au plus que “les leaders du mouvement blanc prônaient une Russie indivisible”. Ce qui n’est pas tout à fait vrai : dans son ouvrage en russe, résumé en français sous le titre “La Crimée blanche du général Wrangel (1920)” (7), l’historien Nicolas Ross montre, dans un chapitre significativement intitulé “Relations de voisinage” (“La question nationale” dans la version russe), que l’Etat mis alors en place en Crimée sous la direction de ce brillant stratège et de ce politique habile, assurait pour l’Ukraine “une indépendance totale dans son organisation et son administration intérieure”. Les conditions de la guerre civile limitait cependant l’exercice de cette indépendance à “la reconnaissance du commandant suprême de toutes les forces armées et la garantie des intérêts généraux de l’Etat”.
Il est dommage que cet Etat n’ait pas perduré, en partie à cause de la question nationale héritée de la politique de l’empire – la Pologne refusant l’alliance de revers à Wrangel, pourtant plus ouvert sur le sujet que son prédécesseur Dénikine – et à cause du lâchage des alliés, à commencer par l’Angleterre, qui a très tôt joué la carte bolchévique. En effet, il garantissait l’édification d’une Russie libérale et démocratique, dans la logique de son évolution historique. Selon le dirigeant constitutionnel-démocrate, marxiste repenti, Pierre Struve, qui fut le ministre des Affaires étrangères de Wrangel, cité par Ross, l’action du général constituait en effet “une politique de gauche par des mains de droite”. Mais revenons à l’article de Poutine, selon lui “l’Ukraine actuelle est entièrement et complètement une création de l’époque soviétique. Nous savons et nous nous souvenons qu’à un degré significatif elle s’est édifiée sur le compte de la Russie historique. Il suffit de rappeler quelles terres s’unirent avec la Russie au XVIIème siècle et avec quelles terres la République soviétique d’Ukraine est sortie de l’URSS”. Ce qui est faux : le Donbass est originellement une terre cosaque, et les Russes ethniques y sont encore actuellement en minorité. La Crimée était quant à elle, avant de passer au khanat tatare, une terre grecque, d’où la toponymie, qui appartint à la Rous de Kiev, tout comme la côte de la mer Noire, dont Poutine justifie ainsi à l’avance la conquête criminelle entreprise le 24 février, sous prétexte que Catherine II avait annexé ces régions à la Russie au 18ème siècle.
Et selon Poutine en donnant le droit aux Républiques fédérées de faire sécession, l’URSS avait “miné préventivement” ce qui la fera éclater en 1991, tout comme l'”ukrainisation” linguistique et culturelle promue alors par le pouvoir soviétique. C’est nier qu’il s’appuyait sur un fait : l’existence des identités nationales, qui avaient contribué à faire déjà éclater l’empire, auxquelles il convenait de concéder des droits, afin de les soviétiser. C’est aussi nier une fois de plus l’existence d’une langue ukrainienne et ignorer que l’enseignement en ukrainien n’est pas une invention bolchévique, mais qu’elle avait été déjà installée dans l’Ukraine indépendante de 1918, et que Wrangel, le 26 octobre 1920, avait “publié un ordre du jour ordonnant de reconnaître aux établissements scolaires en langue ukrainienne les mêmes droits qu’aux établissements russes, confirmant ainsi le fait ‘que la langue ukrainienne était une langue disposant des mêmes droits que la langue russe en Ukraine'” ( 7).
Mais la vision idyllique qu’a Poutine de l’URSS, réalisant à nouveau un remembrement des “terres russes”, est fondée sur le négationnisme du génocide ukrainien, le Holodomor, qu’il formule de façon biaisée : “ce qui fut notre tragédie commune de la collectivisation, la famine du début des années trente, est donné comme un génocide du peuple ukrainien”. Ce qu’il fut en réalité. Si la confiscation des récoltes de la Volga, du Kazakhstan, du Kouban et de l’Ukraine, provoqua en tout six millions de morts, à des fins de financement de l’industrialisation et pour mettre aux pas la paysannerie, l’Ukraine a elle fait l’objet d’un traitement particulier, qui consistait à également confisquer les semences, et à interdire par la force aux paysans ukrainiens de migrer dans les villes afin d’y trouver de la nourriture, ce qui provoqua la mort de quatre millions d’Ukrainiens sur le total de six millions de victimes. Pourquoi ce traitement de faveur ? Parce que la paysannerie ukrainienne, de par ses traditions de liberté, était particulièrement rétive à la collectivisation. Il s’agissait donc pour Staline et ses acolytes, notamment Molotov et Kaganovitch, responsables du génocide, de s’en prendre à la nation ukrainienne en tant que telle, de la faire en partie disparaître pour mieux réaliser leur projet totalitaire (8).
Le négationnisme de Poutine trouve encore à s’exprimer lorsqu’il prétend qu'”en 1939, les terres dont s’était auparavant emparée la Pologne, firent retour en URSS, dont une partie significative fut réunie à l’Ukraine soviétique”. C’est oublier de quelle manière ces terres “firent retour en URSS” : par l’agression militaire conjointe de cette partie de la Pologne de l’entre-deux guerres avec l’Allemagne nazie. Il serait en effet gênant pour les besoins de sa démonstration, qu’il rappelle le pacte Molotov Ribbentrop et les deux années de collaboration qui ont suivies, dans la répression simultanée de la résistance polonaise dans les massacres de Katyn, perpétré par le NKVD, et ceux de l’Action AB, perpétré par leurs collègues nazis dans la part de la Pologne qu’ils occupaient. C’est oublier enfin que ce “retour en URSS” se traduisit par un nettoyage de classe et un nettoyage ethnique des populations polonaises des confins, qui y vivaient depuis des siècles, et étaient majoritaires à Lvov et à Vilno. Poutine et ses acolytes ont donc beau jeu de dénoncer la collaboration du nationaliste Bandera, qui fut de plus brève durée, et avait pour but de réaliser son projet indépendantiste, ainsi que de prétendre que leur guerre d’agression de l’Ukraine consiste en une “opération spéciale de dénazification”. Ce sur quoi le grand rabbin de Kiev, s’il critique l’attribution du nom de Bandera à des rues de villes ukrainiennes, a remis les pendules à l’heure au micro de Jivoï Gvozd (9).
Cette guerre d’agression, Poutine la justifie également préventivement dans son article, en invoquant l’absence de volonté de négocier avec la Fédération de Russie les termes de l’accord d’association de l’Ukraine avec l’UE en 2013, en raison de la complémentarité des économies, puis, une fois le conflit engagé après le Maidan, l’absence de volonté de réaliser les accords de Minsk. Tout cela dans le but de détacher l’Ukraine de la Fédération de Russie, et d’en faire une “anti-Russie”. Il a en partie raison sur les intentions occidentales, mais se limite à une compréhension complotiste des événements en ignorant la volonté de la population ukrainienne, qui les ont rejointes par libre choix souverain. Et lorsqu’il prétend que “des millions d’habitants de l’Ukraine (sic) ont rejeté le projet d”anti-Russie'”, l’on peut voir dans cette assertion illusoire les prémisses de la mise en échec de l'”opération spéciale”. Car s’il a raison de dire qu’une majorité de Criméens étaient favorables au rattachement avec la Fédération de Russie et que les aspirations des habitants du Donbass ont été ignorées par le nouveau pouvoir à Kiev, lequel a déclenché contre eux une “opération anti-terroriste”, il oublie l’exode de dizaines de milliers de Tatars de Crimée dans le sud de l’Ukraine après ce qu’ils considèrent eux comme une annexion, de même que l’exode d’un million six cent mille habitants du Donbass, fuyant le régime séparatiste, qui n’est pas non plus sans compter des opposants intérieurs. Et il passe sous silence l’intervention militaire des unités fédérales russes, et/ou des mercenaires de Wagner, constamment niée, qui ont conduit aux accords de Minsk. En fait un stratagème concocté avec Nazarbaïev, afin d’enfoncer un coin dans la souveraineté ukrainienne, et qu’il a été le premier à violer en autorisant le massacre du contingent ukrainien de Debaltsevo en février 2015, qui revenait à Kiev aux termes d’un accord signé par l’Allemagne et la France, lesquelles s’imaginaient une fois de plus que leur “partenaire” russe allait être de bonne foi.
Et s’il n’utilise pas le mot de génocide pour dénoncer la mise en oeuvre sur les plans linguistiques et scolaires d’un centralisme excessif de la part des autorités de Kiev – même si le fait de considérer l’ukrainien comme seule langue d’Etat est un choix souverain auquel la Fédération de Russie n’a rien à opposer, qui en fait autant chez elle avec la langue russe – Poutine dénonce ce qu’il nomme “un changement d’identité contraint”, qui conduit à “ce que le peuple russe (sic) soit réduit par centaines de milliers, voire par millions”, confondant “peuple russe” et Ukrainiens russophones. Comment donc considérer la politique de russification forcée des régions qu’il occupe dans le sud-est de l’Ukraine, passant ainsi de la vision idéologique déployée dans son article du 12 juin 2021 à la réalisation pratique qui en découlait avec l’agression armée criminelle déclenchée le 24 février 2022 ? Dès le 20 mai, le gouvernement fédéral russe crée une commission pour la “réhabilitation du territoire ukrainien occupé par l’armée russe”, comme le précise ingénument Kommersant (10), afin de reconstruire les infrastructures et les habitations, ainsi que l’économie et le système financier. Le vice-premier ministre Marat Khnousoulline, qui chapeaute la commission, a visité les oblasts (régions) de Kherson et de Zaporojia, déclarant que la Fédération de Russie, “relançait au maximum l’économie de ces régions, afin qu’elles tiennent dignement leur rang dans la famille russe (sic)”. L’on comprend pourquoi cette russification passe par la destruction totale d’une ville de 450 000 habitants comme Marioupol, en en exterminant près de 20 000. Il s’agissait de faire de ce bastion de résistance à la russification un désert, ou une “station balnéraire” comme l’a déclaré benoîtement le président de la DNR Pouchiline, ne lésinant pas sur l’ignominie du propos.
Cette russification s’effectue par la passeportisation, arme qu’a commencé d’utiliser Poutine en LDNR dès l’élection de Zelenski, afin de démontrer sa bonne volonté dans la réalisation des accords de Minsk, pour le moment boycottée par les habitants de ces régions. Khnoussouline déclarait en effet le 31 mai qu’au 30 mai, “plus de 50 habitants” des oblasts de Kherson et de Zaporojia, avaient déposé des demandes de citoyenneté fédérale russe. Rappelons que l’oblast de Kherson compte plus d’un million d’habitants, dont 82% d’Ukrainiens et 14% de Russes et que l’oblast de Zaporojia, qui n’est qu’en partie occupé par les troupes russes, comme son nom l’indique, constitue une partie du territoire historique des Cosaques zaporogues. l’Union européenne quant à elle a déclaré ne pas reconnaître ces passeports. Le 27 mai, l’agence Nastoiachee Vremia a révélé sur son compte Telegram que selon un conseiller du maire de Marioupol, les autorités d’occupation, outre la passeportisation accélérée et la roublisation, “veulent prolonger à Marioupol l’année scolaire tout l’été dans les écoles et enseigner pendant trois mois la langue russe, la littérature et l’histoire russes ainsi que les mathématiques” (11).
Il suffit de regarder le visage des écoliers forcés d’écouter l’hymne russe, celui de Staline restauré par Poutine, le 1er avril, dans la cour de l’école de Volonovakha, une ville de 23 000 habitants entre Donetsk et Marioupol, sur la photo illustrant cet article, pour se rendre compte de leur bonheur à le faire, quelques jours après l’irruption brutale des troupes russes, certains arborant les couleurs de l’Ukraine. En outre, depuis le début de la guerre, 234 000 enfants auraient été déplacés de force en Fédération de Russie où ils sont russifiés. En mal de démographie, Poutine a besoin de chair fraîche, qui vient de signer un décret leur attribuant sans délai la citoyenneté russe. A Marioupol, des écrans géants montés sur des bus, diffusent la propagande des chaînes fédérales russes à la centaine de milliers de survivants dans les ruines d’une ville complètement dévastée, qui n’ont pas d’autres moyens de s’informer que ce lavage de cerveau, auquel est soumise quotidiennement elle aussi la population russe. Ces survivants, privés d’eau courante et de nourriture, viennent en plus d’être placés sous quarantaine, après la découverte de cas de choléra, du fait de la chaleur et de la pollution causée par les nombreux cadavres pourrissant sous les décombres ou dans des fosses communes creusées à la va vite pendant les bombardements.
Mais à n’en pas douter, la Fédération de Russie, si elle maintient son occupation, aura affaire à la résistance ukrainienne, une tradition séculaire, ce qui a déjà commencé avec quelques explosions en guise d’avertissement. A moins que ces régions ne soient libérées par une armée ukrainienne qui a déjà entrepris une contre-offensive sur Kherson. Selon Alekseï Venediktov, l’oblast de Kherson pourrait servir de monnaie d’échange en cas de pourparlers, tant l’armée russe, après avoir été défaite en février-mars à Kiev, est à la peine dans le Donbass, dont après plus de 100 jours de combats acharnés elle est loin d’avoir atteint les frontières administratives. Selon lui l’oblast de Kherson pourrait alors être échangé contre ceux de Donetsk et de Lougansk (12). Cependant le souhait de négocier paraît encore au point mort. Les appels du président Macron, qui quitte la présidence de l’UE fin juin, et qui n’est toujours pas allé rendre visite à Zelenski à Kiev, sont pour l’heure restés sans réponse de la part d’un Poutine qui ne voudrait avoir affaire qu’à Biden, avec lequel il voudrait se mesurer. Il est donc à craindre que le conflit ne s’enlise, faisant toujours plus de morts, 60 à 100 jeunes militaires ukrainiens par jour comme l’a récemment révélé Zelenski, probablement plus du côté russe, à l’offensive dans des combats de villes, toujours très meurtriers en position d’attaque. Et qu’il fasse surtout de nombreuses autres victimes civiles, ainsi que des exactions, qui font l’objet d’enquêtes en cours, dans la perspective d’un tribunal international, qui aura à instruire des crimes commis des deux côtés, où sans nul doute Poutine sera appelé à comparaître avec ses acolytes.
Les alliés de l’Ukraine sont donc face à leurs responsabilités. S’ils laissent faire Poutine, où celui-ci s’arrêtera-t-il ? L’évolution de la situation laisse penser, qu’après une mobilisation unanime pour condamner l’agression, une aide significative en termes de sanctions contre la Fédération de Russie et une aide financière à l’Ukraine, ils peinent à tenir leurs promesses en matière d’armement, notamment l’artillerie de longue portée. Qui serait seule en mesure de permettre à l’armée ukrainienne de passer à la contre-offensive, et de faire reculer les Russes jusqu’à au moins la ligne de démarcation du 23 février, ce contre quoi Poutine et Lavrov, après Medvedev, les ont clairement menacés d’une escalade. L’aide militaire occidentale semble ainsi pesée au trébuchet, plus de manière à équilibrer les forces sur le terrain, afin de contraindre les parties à la négociation, dans la perspectives de négociations à un niveau international sur l’équilibre général des forces sur le continent européen. Le risque c’est la même trahison des intérêts des petites nations d’Europe centrale comme devant Hitler en 1939 et devant Staline en 1945, se réitérant aujourd’hui par le sacrifice sanglant de l’Ukraine au régime totalitaire régnant actuellement en Fédération de Russie, menaçant alors à son tour l’Ouest du continent, terrain sur lequel il défie les Etats-Unis, comme cela a été notifié dans les ultimatums de novembre et décembre dernier (13).
C’est donc à un conflit décisif et de longue durée, à défaut d’un affrontement nucléaire qui sanctionnerait la fin de l’aventure humaine, que l’Occident doit se préparer. A moins que l’effet des sanctions, contre quoi le bloc économique fait ce qu’il peut, mais ne pourra pas selon Alexeï Koudrine “empêcher la chute de l’économie” (14), doublé d’une montée en gamme de l’armement ukrainien, ne provoque un bouleversement tectonique salutaire en Fédération de Russie, dont l’histoire russe a montré des exemples, signant ainsi le renversement d’un régime criminel, et ouvrant la voie d’une réconciliation de la Russie avec son histoire, et avec l’Europe.
Frédéric Saillot, 7 juin 2022
(1) https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=8BbHiMv3mFY
(2) https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=pvQ3TT3VY6w
(3) http://www.kremlin.ru/events/president/news/66181
(4) Edition Plon 1997
(5) Le droit de Magdebourg, en usage dans les villes hanséatiques, garantissait aux citoyens leur liberté personnelle, leur droit de propriété et leur intégrité physique et réglait l’activité économique.
(6) Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/lukraine-et-la-federation-de-russie/
(7) La Crimée blanche du général Wrangel, éditions des Syrtes, 2014.
Николай Росс, Врангель в Крыму, Белый Крест, 2020, Севастополь.
(8) Voir Nicolas Werth https://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/great-ukrainian-famine-1932-33.html
(9) https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=faPcY_Mqx_M
(10) https://www.kommersant.ru/doc/5357896
(11) https://t.me/currenttime/12818
(12) https://www.youtube.com/watch?v=McFoZBvxbj0
(13) Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/lultimatum-de-poutine-a-lotan-a-t-il-fait-long-feu/
(14) https://meduza.io/news/2022/05/25/kudrin-u-nas-net-takogo-plana-chtoby-ne-dopustit-padeniya-ekonomiki