Une image a fait le tour de la Fédération de Russie, vite devenue le symbole de la guerre qu’a déclenchée Poutine contre l’Ukraine le 24 février, celle de “la babouchka au drapeau rouge”. Elle figure dans une video aux allures de conte (1) : une petite vieille sort de sa maison avec un drapeau que des soldats lui demandent de déployer, puis de leur tendre, le temps de lui offrir des vivres : “- Vous nous attendiez ? – Oui, vraiment, j’ai prié pour Poutine et pour tout le peuple”, répond-elle abusée. Un soldat lui demande de crier “Vive l’Ukraine !”, foulant aux pieds le drapeau rouge. Elle lui rend alors ses vivres, car “il se tient sur le drapeau pour lequel ses parents sont morts”. Lui déclare qu’il se comporte ainsi, “parce que les Russes sont venus chez moi”. Dans un espace longtemps marqué par le culte des icônes, où le symbole et le mythe ont souvent valeur de réel, cette image a vite illustré l’assimilation de l'”opération spéciale en Ukraine” à la “grande guerre patriotique”, tel que le prétend Poutine, jusqu’à être paradoxalement statufiée à Marioupol – ville rasée aux milliers de victimes civiles des forces fédérales russes – devant quoi le publiciste bolchévique et néanmoins ultranationaliste Zakhar Prilépine est venu récemment se prendre en selfie (2). La babouchka, Anna Ivanova, a par la suite été retrouvée dans un hôpital de Kharkov, où elle a été transférée par les mêmes soldats, après la destruction de sa maison par un tir russe, qui prie maintenant “pour qu’il n’y ait plus de guerre” (3). Ce retour au réel pourrait bien être aussi celui qui a marqué le discours du président de la Fédération de Russie le 9 mai sur la place Rouge, à l’occasion du traditionnel défilé de la Victoire de 1945.
Construit sur la comparaison entre la guerre qu’il a déclenchée en Ukraine et la seconde guerre mondiale telle qu’elle s’est déroulée sur le front de l’Est, le discours de Poutine est vite passé sur le comparant, motif de la parade annuelle, pour consacrer l’essentiel de son discours au comparé, s’attachant à justifier ce qu’il nomme “une opération spéciale”. Se trouvant dans la nécessité de répondre au mécontentement provoqué par l’absence de succès notable d’une campagne militaire qui devait se conclure “en trois jours”, il a ainsi manifesté un retrait notable par rapport à ses rodomontades précédentes, précisant d’emblée qu’elle avait pour but limité “de combattre pour les nôtres dans le Donbass”, même s’il ajoute “et pour la sécurité de notre patrie la Russie”. Sur ce point, reprenant la figure usée du combattant judoka, il va jusqu’à imputer la responsabilité de l’agression de l’Ukraine telle qu’il l’a décidée, à l’Ukraine elle-même et à l’OTAN, qui l’armait et l’entraînait, à tel point qu’il a dû “repousser préventivement l’agression”. Dans ce cas l’on se demande pourquoi l’armée ukrainienne n’a été en mesure que de résister à l’offensive russe, laquelle a tout de même poussé jusqu’à Mykolaïv dans le sud. Un armement plus offensif n’a en effet commencé à lui être livré par les Occidentaux que lorsqu’elle a donné la preuve de ses capacités à combattre “la deuxième armée du monde”. Et quant Poutine prétend s’alarmer de ce que l’Ukraine s’apprêtait à se doter de l’arme nucléaire, il fait mine d’oublier que la Fédération de Russie est signataire du memorandum de Budapest en 1994, qui garantissait l’intégrité territoriale de l’Ukraine et l’engagement à ne pas utiliser contre elle l’arme nucléaire, contre le transfert de son armement nucléaire à la Russie.
La comparaison telle que Poutine la développe dans son discours, en fait une métaphore où l'”opération spéciale” figure la “grande guerre patriotique”, lui permet également d’assimiler à l’ennemi d’hier, auquel d’ailleurs l’URSS a été alliée, celui qu’il désigne aujourd’hui par “les néonazis et les bandéristes”, mais là aussi en mode mineur. Il ne s’agit plus en effet de “dénazification et de démilitarisation de l’Ukraine” comme le proclamaient le buts de guerre initiaux. Selon le site Telegram “Proekt”, l’opération ayant été préparée dans le plus grand secret, le terme de “dénazification” avait été choisi par ses concepteurs sans tenir compte du fait qu’en Russie n’existaient ni le mot ni la chose. Un sondage privé effectué par l’administration présidentielle a révélé que “les sondés ne pouvaient pas expliquer ce que signifiait la ‘dénazification’, ni même prononcer le mot”, si bien qu’il a été recommandé aux médias d’en réduire drastiquement l’utilisation (4). Quant au terme commode de “bandéristes” pour disqualifier le nationalisme ukrainien, il ignore lui aussi l’histoire. Dans Les Bienveillantes, roman bien documenté sur le front de l’Est pendant la deuxième guerre mondiale du point de vue nazi, Jonathan Littell montre que Bandera et les bandéristes de l’OUN-B, après une brève proclamation de l’Ukraine indépendante lors du déclenchement de Barbarossa, ont été arrêtés et leurs combattants désarmés par les Allemands dès le 9 juillet 1941. C’est une autre tendance du mouvement nationaliste ukrainien, l’OUN-M, dirigée par Andriy Melnyk, qui poursuivit la collaboration avec l’Allemagne, l’OUN-B entreprenant une guérilla contre elle. Guérilla maintenue contre l’URSS jusque dans les années 50, durement réprimée par le NKVD, générant un lourd contentieux.
Ce rappel explique ce qui a pu se passer dans les villes du nord de Kiev au mois de mars : un “nettoyage” semblable aux “nettoyages” perpétrés par le NKVD dans les régions occupées par l’armée rouge en 39-41 ou après 44. Le témoignage d’un habitant de Boutcha, Vladislav Kozlovski, cité par l’équipe de Navalny le 4 avril, décrit les agissements des troupes d’occupation russes, qui ont investi la ville le 2 mars : “Ils m’ont interrogé pour savoir où habitaient les vétérans de l’ATO (5) ou les nationalistes, mais je ne savais rien et ne pus répondre. Ils ont fini par me battre comme plâtre et m’ont donné des coups de crosse sur la tête. (…) Le 7 mars ils ont d’abord sorti les femmes et les enfants, ensuite les hommes. Ils nous ont mis à genoux et commencé à nous fouiller. J’avais de l’argent et une montre. Ils m’ont tout pris, comme aux autres, ils nous ont volé. Ils connaissaient certains d’entre nous, ils ont vérifié les documents et, si quelqu’un avait participé à l’ATO ou était inscrit dans la défense territoriale, il était immédiatement fusillé. Ils ont aussi vérifié les tatouages, ils cherchaient les ‘nazis’. En fait ils ont même fusillé ceux qui arboraient l’emblème officiel de l’Ukraine” (6). Ce qui signifierait que les massacres perpétrés dans la région de Kiev, et peut être dans d’autres régions occupées par l’armée russe, qui restent à instruire précisément, l’auraient été en fonction d’une politique de représailles et de “nettoyage” politique, décidée par le commandement russe dans le cadre de l’opération de “dénazification”.
Le fait est que les troupes russes n’ont pas reçu l’accueil escompté. On peut en avoir pour preuve les confidences de deux personnalités peu soupçonnables de connivence avec Kiev. Dans une interview à la Komsomolskaïa Pravda le 15 avril, Prilepine partage ses impressions de voyage dans les “territoires libérés” de l’Ukraine, qui a le mérite de la franchise (7). Il s’est rendu une première fois à Kherson début mars : “l’atmosphère était très lourde. Je me souviens de Donetsk et de Lougansk en 2014 – pas toute la population ne prenait ce qui se passait pour une fête, pour le printemps russe, mais pour autant là-bas je me sentais tranquille. Alors qu’à Kherson, j’ai senti une ambiance dure… – Hostile ? – Partout là-bas se ressentait l’insécurité. Nous nous sommes rendus à l’administration avec nos voitures avec le Z (8), et là une foule de jeunes remontés à bloc se sont mis à nous faire des signes prometteurs, du genre on va vous trancher la gorge. Et sans se gêner ils nous prenaient en photo. Les locaux nous ont conseillé : ne garez pas vos voiture dans la rue, d’ici cinq minutes elles vont brûler. Nous sommes allés à la cathédrale Sainte-Catherine où se trouve le tombeau de Potemkine, d’entre les colonnes a retenti le cri : “Vive l’Ukraine !” Nous avions “notre homme” à Kherson, Sergueï Slobodtchikov, qui a dit être d’accord pour diriger l’administration, le jour suivant il a été fusillé avec sa femme…”
Mais, poursuit Prilepine, “quatre semaines ont passé. On a débusqué les blogueurs, on a chopé les combattants-saboteurs, certains d’entre eux ont été arrêtés, d’autres expulsés de la région. Et je remarque que l’opposition de Kherson n’a publié aucune vidéo sur les personnes prétendument disparues. Je me souviens qu’en Tchétchénie il y en avait un flot continu. – Peut-être parce qu’on a nettoyé les blogueurs ? – Dans une ville où il y a 300 000 téléphones portables, tu ne peux rien cacher. On a nommé une administration avec des cadres locaux. Et aujourd’hui il n’y a pas la moindre guerre de partisans dans la région de Kherson. – Sur le bâtiment de l’administration de Kherson flotte le drapeau russe, la région va être occupée ? – Oh ça c’est ton expression, ‘occupée’. – Elle ne l’est pas ? – Je pense qu’on va trouver un moyen légal pour organiser un referendum. Lorsque le pouvoir sera en place un mois ou deux et que les gens comprendront qu’il ne changera pas, je vous jure que le résultat du referendum en étonnera beaucoup, pas 96% comme en Crimée, mais peut-être 65-75 %. – D’où tiens-tu cette certitude ? – Les générations moyenne et âgées baissent les yeux, mais à côté d’eux les jeunes traînent, comme des loups. – Ca veut dire que les Ukrainiens changent d’opinion ? – Nous ne connaissons pas leur opinion. On fait actuellement un enquête sociologique, et en fait elle n’est pas si effrayante.”
Prilepine rend ainsi compte des méthodes employées par la Fédération de Russie pour “libérer” l’Ukraine, laissant entendre que l’avenir d’un pays réside dans sa jeunesse, qui à Kherson comme partout en Ukraine, ne semble pas prête à courber la nuque sous le joug moscovite comme les générations précédentes. Le fait est que le pouvoir russe a renoncé à organiser un referendum à Kherson, où le président de Russie Unie vient de déclarer que “la Russie y était pour toujours”. Mais il est vrai qu’en Russie les mauvaises langues disent que “RU ne tient jamais ses promesse”. Natalia Poklonskaia quant à elle, le 19 avril, soit quatre jours après Prilepine, a été interrogée par Masha Meirs sur Jivoï Gvozd, la chaîne YouTube qui a pris la suite d’Echo Moskvy, suite à son interdiction après l’invasion de l’Ukraine (9). Cette ancienne procureure de Crimée, figure du “printemps russe”, actuellement chef-adjoint de Rossotrudnitchestvo, l’agence russe qui gère les diasporas russes à l’étranger, rentrait elle aussi de Kherson, où selon elle, “les gens ne s’apprêtent pas à partir, mais veulent rester chez eux jusqu’au dernier, semer leurs champs et gagner de l’argent en travaillant. Et ils posaient cette question, ajoute-t-elle hésitante : ‘les représentants de la Russie, ils sont venus là pour longtemps ou quoi ?’ – Vous aviez une réponse ? demande Meirs – Non”. Depuis, l’on a appris que non seulement le pouvoir russe empêchait non seulement l’exportation des récoltes ukrainiennes en faisant le blocus des ports ukrainiens, ce qui coupe l’approvisionnement du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, mais qu’il se les approprierait. Enfin, ce qui en dit plus long que tout le reste, quand les Ukrainiens sont des millions à se réfugier en Union européenne, ils ne sont que quelques centaines de milliers à le faire en Fédération de Russie, et en grande partie en provenance des Républiques populaires de Donetsk et Lougansk. Observons que Kiev dénonce également des enlèvements en nombre d’Ukrainiens extraits des “couloirs humanitaires”, notamment des enfants, dirigés sans leur consentement en Fédération de Russie après passage par un “camp de filtration”.
Dans la péroraison de son discours du 9 mai, filant sa comparaison, Poutine invite à s’incliner devant les victimes de la “grande guerre patriotique”, mais aussi “devant les martyrs d’Odessa, brûlés à vif dans la Maison des syndicats le 2 mai 2014”. Toute la lumière n’a pas été faite sur cette tragédie, et selon Alekseï Venediktov, l’ancien patron d’Echo Moskvy, l’un des principaux responsables est en fuite en Fédération de Russie (10). Le fait est que ce massacre, qui a coûté la vie à 42 “pro-russes”, a joué un rôle déterminant dans l’affrontement entre le nouveau régime de Kiev, où siégeaient des éléments radicaux d’extrême-droite, suite au coup d’Etat provoqué par la mobilisation du Maïdan, et les forces qui s’y opposaient en Crimée et dans le Donbass, épaulées par la Fédération de Russie. Cet affrontement a provoqué dans les années qui suivirent une radicalisation sans cesse croissante des nostalgique de l’URSS et de Staline, d’abord dans la partie séparée du Donbass, puis en Fédération de Russie elle-même, portée par des publicistes rouge brun comme Alexandre Prokhanov, directeur de Zavtra. Notamment au moment où Pavel Goubariev, “gouverneur populaire” de Donetsk, porteur d’un programme libéral proche de celui du Maidan, a été, suite à un “accident”, remplacé par Alexandre Zakhartchenko, premier président de la RPD, assassiné en 2018. Elle s’est ensuite généralisée dans les talks-shows des chaînes fédérales russes, où progressivement toute voix hétérodoxe a été écartée, au profit du seul discours intoxiquant la société russe, qui ne dispose plus que de l’antidote des réseaux sociaux. Aux questions qui auraient pu être légitimement posées à Kiev au sujet du massacre d’Odessa, du point de vue du respect de la démocratie et des droits de l’homme, a été substitué le remake de l’affrontement entre nazisme et communisme, tel que l’a institué la propagande antifasciste stalinienne.
Un autre arguments justifiant l’intervention armée décidée par Poutine en “défense” du Donbass serait constitué par les 14 000 victimes faites par les forces de Kiev, ciblant délibérément la population civile. Là aussi Venediktov apporte un correctif : ces 14 000 victimes sont le total des victimes civiles et militaires des deux côtés. Concernant les victimes civiles, il cite deux sources : la première est constituée par le Commissariat des droits de l’homme de l’ONU, qui pour la période de février 2014 à février 2022 évalue le nombre de victimes civiles à 3000, la seconde par le Comité d’enquête de Fédération de Russie, c’est à dire le procureur général, qui dans une revue de presse l’établit à plus de 2600 victimes civiles pour la même période. Ces deux chiffres concordent. Cela veut dire que sur les 14 000 victimes, 11 000 sont des victimes militaires, des deux côtés (11). Rappelons que les huit années de conflit ont été monitorées par l’OSCE, dont Goubariev m’a déclaré qu’elle avait joué un rôle positif (12). Le narratif qui préside à l’intervention russe en Ukraine est donc pour le moins sujet à caution, comme celui élaboré par Poutine au sujet de la “grande guerre patriotique”, auquel elle se substitue. Sans compter que les Ukrainiens, comme d’autre républiques soviétiques, ont eu leur part à la victoire, avec près de 7 millions de morts. Fait notable : aucun des pays de la CEI n’a réalisé de défilé de la Victoire cette année, à l’exception de la Biélorussie de Loukachenko, qui n’a pas été invité à Moscou où l’on est resté dans l’entre-soi. Et les inventeurs à Tomsk du concept de “régiment immortel”, qui consiste à défiler avec le portrait des ancêtres ayant participé à la seconde guerre mondiale, que Poutine s’est accaparé pour sa propagande, ont refusé d’y participer cette année.
Fait notable, dans son discours cette année il s’est également incliné, tout en soulignant qu’on leur avait interdit de venir à Moscou, devant les vétérans américains : “nous sommes fiers de vos prouesses, a-t-il déclaré, et de votre part dans la victoire commune”, ajoutant : “nous honorons tous les combattants des armées alliées – américains, anglais, français – les membres de la Résistance, les courageux soldats et partisans de Chine, tous ceux qui ont écrasé le nazisme et le militarisme”. Ce dernier élément ne manque pas de sel pour le promoteur du militarisme tous azimuts qu’il est, présidant qui plus est une grandiose parade militaire, mais observons la volonté d’ouverture manifestée par cette adresse aux anciens alliés. Une ouverture également opérée par le correctif apporté à l’historique de l’échec des négociations avec les Occidentaux sur la sécurité en Europe : “En décembre de l’année dernière nous avons proposé de conclure un accord sur les garanties de sécurité. La Russie a invité l’Occident à un dialogue honnête, à la recherche de décisions raisonnables et de compromis, conforme aux intérêts des uns et des autres. En vain. Les pays de l’OTAN n’ont pas daigné nous entendre, et cela veut dire qu’en fait ils avaient de tous autres plans”. C’est à dire : armer l’Ukraine pour attaquer la Fédération de Russie, d’où la trouvaille de la “riposte préventive”, qui va désormais compter dans les annales militaires.
Est-ce à dire qu’en faisant mine d’oublier qu’il a “invité l’Occident à un dialogue honnête à la recherche de compromis” en lui adressant un ultimatum inacceptable (13), à savoir les conclusions d’un accord unilatéral non négocié à prendre ou à laisser, et ce publiquement, il souhaiterait revenir à une forme de diplomatie plus classique, soucieuse de la recherche de compromis ? Ceci pourrait manifester l’impasse dans laquelle il se trouve sur le plan militaire, l’Ukraine, armée par l’Occident – et notamment par les USA, dont le président a signé le même 9 mai un lend-lease en sa faveur, un prêt-bail qui lui permet de se doter d’armes lourdes – s’apprêtant à contre-attaquer. Poutine pourrait alors saisir la perche que lui tend Macron, toujours président du Conseil de l’Union européenne suite à sa réélection à la présidence française, pour la reprise de négociations globales sur l'”architecture” de sécurité en Europe, comme au plan régional reprendre les négociations avec Kiev au point mort depuis la révélation des massacres de Boutcha. Le fait est que pour s’être heurté au réel, Poutine semble revenu au principe de réalité. En témoigne la conclusion de son discours ce jour-là, où il a reconnu les blessés et les morts dans les combats en Ukraine, pour lesquels il a demandé une minute de silence, promettant d’apporter une aide aux familles.
Néanmoins dans le même discours, il a tenu a rappeler l’opposition de principe entre la Fédération de Russie et l’Occident, qu’il présente comme irréconciliable : “Nous sommes un pays d’une autre sorte. La Russie est d’une autre nature. Nous n’avons jamais renoncé à l’amour de la patrie, à la foi et aux valeurs traditionnelles, aux coutumes des ancêtres, au respect des peuples et des cultures”. Comme au respect de la nation ukrainienne, de sa langue et de sa culture pourrait-on lui demander. Ce qui montre bien que tout cela n’est que rhétorique, d’autant plus qu’on ne peut pas réhabiliter l’URSS et le stalinisme, comme cela se fait notamment dans les villes d’Ukraine occupées par les forces russes, tout en se réclamant des valeurs millénaires de la Russie, et tout en prétendant que l’Occident se détournerait des siennes. En tablant une opposition de principe entre la Russie et l’Occident sur d’aussi fausses prémisses, c’est lui qui trahit les valeurs millénaires de la Russie, en voie depuis le 18ème siècle vers l’édification d’un Etat européen démocratique et libéral, voie tragiquement interrompue par le bolchévisme et les 70 ans de dictature totalitaire qui ont suivi, peut-être irrémédiablement.
Pensant utiliser une conjoncture favorable pour déclencher son invasion de l’Ukraine, Poutine a abouti à l’inverse de ce qu’il espérait : l’Ukraine s’affirme comme une nation européenne à part entière et son président comme un chef d’Etat valeureux et respecté de tous, alors que l’armée russe exhibe ses faiblesses, que l’économie de la Russie est menacée par les sanctions et bientôt par l’embargo sur ses hydrocarbures. Loin d’être faible et divisé, l’Occident montre son unité et sa détermination à jouer un rôle essentiel dans la construction du monde de demain et, loin d’obtempérer au retrait exigé par Poutine en décembre, l’OTAN va désormais s’étendre à la Suède et à la Finlande qui lui en font la demande. En bombardant Kiev le jour de la visite du secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres, Poutine a également démontré le peu de cas qu’il faisait de ce multilatéralisme dont il se réclame en paroles. Quant au monde multipolaire qu’il appelle de ses voeux, il ne constitue jamais qu’un retour à la division entre blocs antagonistes. Et il n’est pas sûr que la Chine le suive dans cette voie, qui redoute de voir ses entreprises victimes des sanctions, lesquelles ont considérablement réduit leurs échanges avec la Fédération de Russie, tout en observant la situation de près, dans la perspective de ses visées sur Taïwan. A Poutine donc, et à son entourage, de choisir entre la poursuite d’une fuite en avant suicidaire, telle que nous en informe le renseignement américain, et un retour mesuré dans le concert des nations. Qui ne pourra passer que par le rétablissement des liberté fondamentales et une décommunisation, sur le modèle de la vraie dénazification entreprise en Allemagne de l’Ouest après 1945. C’est à dire la capacité de regarder l’histoire telle qu’elle fut en face, loin des falsifications et des révisions qui ont entaché l’historiographie récente en Fédération de Russie, y compris sous la plume de Poutine.
Frédéric Saillot, le 10 mai 2022
(1) https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=YS5PaincR5g
(2) https://t.me/zakharprilepin/9641
(3) https://kun.uz/ru/14287506
(4) https://t.me/proektproekt/733
(5) Opération anti-terroriste déclenchée par le nouveau régime de Kiev dans le Donbass en avril 2014, pour réprimer le mouvement fédéraliste traité de séparatiste.
(6) https://t.me/teamnavalny/10865
(7) https://www.kp.ru/daily/27379/4572991/
(8) Marque de l'”opération spéciale” arborée par les forces russes, et apposée de façon obligatoire partout en Fédération de Russie.
(9) https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=o7VPvKuD7O0
(10) https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=XN6ijpNUt1I
(11) https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=zPe-HfPOHNQ
(12) https://www.youtube.com/watch?v=EqdoY8voi9o&t=2s
(13) Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/lultimatum-de-poutine-a-lotan-a-t-il-fait-long-feu/