La règle des relations internationales veut que tout pays doté d’une puissance économique et d’une puissance militaire cherche à développer son influence, auparavant par les armes, de nos jours par le “soft power”. C’est ce que cherche à faire la Fédération de Russie, dotée de ressources naturelles et d’une armée qui s’est récemment modernisée et a montré son efficacité sur différents théâtres d’opérations secondaires. La revendication de son président de prétendre à jouer le rôle de celui d’une superpuissance comme le fut l’URSS, revendiquant celui d’interlocuteur privilégié des Etats-Unis en Europe, tout en ignorant celle-ci qu’il voudrait dominer, n’est-elle cependant pas surdimensionnée ?
En effet, la Fédération de Russie, outre ses réserves dues à ses exportations, reste une économie pauvre et sa démographie est loin d’être celle d’un pays en expansion. Qui plus est, son président n’a eu de cesse, depuis sa nomination par Boris Eltsine en décembre 1999, d’imprimer à son régime un tour toujours plus autoritaire, qui la ramène au rang d’une de ces satrapies orientales s’éloignant toujours davantage des valeurs européennes dont l’adoption avait jadis fait entrer la Russie historique dans le concert des nations européennes. Dynamique centrifuge dont il ne faut pas s’étonner qu’elle ait pour effet inverse de la recherche d’influence désirée, d’au contraire éloigner les pays de son voisinage proche, notamment ceux dont l’expérience historique justifie cet éloignement. A commencer par l’Ukraine, au coeur de l’actuelle crise internationale, que Vladimir Poutine utilise comme prétexte à son désir de reconnaissance internationale.
Face à l’impasse de la réalisation des accords de Minsk, il se saisit en effet de l’occasion pour exiger une révision du cours des relations de la Fédération de Russie avec l’Occident depuis 1991, comme s’il voulait annuler l’histoire telle qu’elle s’est déroulée depuis cette date. Confirmant la rupture des usages diplomatiques à laquelle s’était prêté en novembre son ministère des Affaires étrangères (MID) à l’occasion du projet de résolution concernant les accords de Minsk sur le conflit du Donbass – qui avait été adressé aux pays du “Format Normandie”, à l’exclusion de l’Ukraine – un nouveau projet de “traité sur la sécurité” avec les USA et d'”accord sur les mesures garantissant la sécurité” avec les Etats membres de l’OTAN, a à nouveau été rendu public le 17 décembre par le MID, afin d’inciter à une réunion prochaine avec le gouvernement américain, ignorant cette fois-ci ceux des pays européens en tant que tels. Ces documents disposent notamment que l’OTAN doit “exclure toute extension ultérieure et le rattachement de l’Ukraine à l’Alliance” et doit s’engager à “ne pas déployer de forces et d’armements sur le territoire d’aucun autre pays européen en complément des forces stationnées sur ce territoire au 27 mai 1997”, à l’exception d’un accord entre toutes les parties “afin d’éliminer une menace pour la sécurité d’une partie ou plus”. En clair il ne s’agit de rien de moins qu’une injonction faite à l’OTAN de reculer sur ses positions antérieures à l’adhésion des pays dits de l’Est et des Pays baltes à l’Alliance. Ils disposent en outre que les parties ne doivent pas “déployer des missiles à moyenne et à courte portée en Ukraine, en Europe de l’Est, en Transcaucasie et en Asie centrale, d’où ils peuvent atteindre le territoire de l’autre partie”.
La Fédération de Russie s’engagerait ainsi à ne pas déployer de missiles à moyenne et courte portée à proximité du territoire européen, mais aussi à Cuba ou au Venezuela. Cette clause fait d’ailleurs implicitement référence au Traité FNI, le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, dont la signature en 1987 a marqué la fin de la guerre froide. Les Etats-Unis s’en sont retirés en 2019 sur initiative du président Trump. Peut-être s’agissait-il là d’une réponse à l’annonce triomphale par Poutine de la prochaine mise en service de sa panoplie d’armes stratégiques hypersoniques en mars 2018 (2), afin de contrer le déséquilibre qui en résultait, plaçant de fait la Fédération de Russie en position d’agresseur potentiel. Ce sur quoi d’ailleurs s’appuie Poutine pour émettre ce qu’il faut bien considérer comme un ultimatum aux Etats-Unis et à ceux des pays européens qui les suivraient dans leur stratégie, divisant par là même l’Europe pour mieux la dominer, la livraison de ces nouvelles armes à l’armée russe étant prévue pour février 2022. Car il a laissé entendre qu’il ne transigerait sur les principales clauses de ce traité, ne laissant d’autres choix à ses “partenaires” que de les avaliser comme telles. A défaut de quoi il agite la menace de conséquences militaires, en massant ses troupes à la frontière avec le Donbass et en participant à des manoeuvres commune avec les forces biélorusse, à une centaine de kilomètres de Kiev, prenant ainsi potentiellement les forces ukrainiennes en tenaille. L’Ukraine se trouve ainsi l’otage d’un chantage qui concerne en fait la reconnaissance d’une sphère d’influence de la Fédération de Russie en Europe, avec constitution d’une zone tampon sur l’isthme du continent, comme au plus beau temps de la guerre froide.
N’ayant pas les moyens d’un “soft power” du fait du caractère de son régime, Poutine combine une diplomatie qui confond oukase et négociation, doublée d’une menace des armes. S’en est suivi un véritable feuilleton de rencontres et de campagnes de communications, auquel sont suspendus les médias internationaux, dont il est ressorti que l’OTAN n’était “pas prête à des compromis sur ses principes” et ne transigerait pas sur la liberté des pays qui le souhaitent d’adhérer à une Alliance défensive. Non sans ironiser en déclarant attendre que les forces russes se retirent de Géorgie, d’Ukraine et de Moldavie avant de retirer les siennes d’Europe de l’Est. Bref, une fin de non recevoir. L’ultimatum poutinien aurait-il fait long feu ? Les Etats occidentaux, même s’ils ont des divergences sur l’appréciation de la situation, semblent ainsi répondre au conseil donné par le principal opposant à Vladimir Poutine, Alexeï Navalny.
De son lieu de réclusion, celui-ci a en effet réussi a donner une interview au magazine américan Time le 19 janvier, dans laquelle, concernant le conflit entre les USA et la Fédération de Russie à propos de l’Ukraine, il constate que “l’Ouest tombe à chaque fois dans le piège grossier de Poutine : celui-ci avance des exigences insensées et ridicules comme actuellement celles selon lesquelles lui et Biden doivent s’installer dans un fumoir à cigares pour y décider du sort de l’Europe comme en 1944, et si les USA ne sont pas d’accords, alors il va ‘arranger quelque-chose'”. Et “plutôt que d’ignorer ce délire, ceux-ci adoptent l’ordre du jour poutinien et se précipitent pour organiser une rencontre”. Mais au lieu de : “Si tu ‘arranges quelque-chose’, nous prendrons des sanctions sévères”, il faudrait plutôt selon lui lui dire : “Si tu n’attaques pas l’Ukraine, nous ne prendrons pas de sanctions”.
Le fait est que Poutine est plus sensible à l’argument économique, nerf de la guerre. Alors qu’on en était à l’acmé de la crise à la mi-janvier, lui et son ministre Lavrov multipliant les mises en garde en trépignant d’attendre la réponse des Occidentaux, le 18 janvier la Bourse de Moscou dévissait “sur fond des récentes discussions de la Fédération de Russie avec les USA et l’OTAN sur la structure de la sécurité en Europe”. D’autant plus que le 17 janvier, “le New York Times communiquait, en référence à des sources, que la Russie évacuait les diplomates et leurs familles de l’ambassade et des consulats en Ukraine”. Le 26 janvier, l’agence Forbes annonçait les pertes de “104 milliardaires russes” s’élevant à 27,4 milliards de dollars, du fait de la chute du marché russe des actions et du rouble”. Ce qui fait que dès le lendemain 27 janvier, le quotidien Kommersant annonçait que les cours remontaient à la hausse “après la déclaration du directeur de l’information et de la presse du MID, Alexeï Zaïtsev, selon lequel la Fédération de Russie ne s’apprêtait pas à envahir l’Ukraine, ajoutant ‘nous estimons inadmissible ne serait-ce que l’idée d’une guerre entre nos peuples'”. Ce rétropédalage est aussi vraisemblablement dû aux sanctions annoncées par Londres et Washington, où se trouvent une grande partie des actifs des “portes monnaies” de Poutine, ceux des oligarques contrôlés par lui. Leur gel pourrait être fatal et provoquer une désaffection des élites russes à l’égard de celui qui ne s’avérerait plus en mesure de garantir leurs gains, et hâter la “transition” post-poutinienne. Il semblerait que là aussi les Occidentaux aient suivi les recommandations de Navalny, qui dans l’interview du 19 janvier, reprend celles qu’il avait déjà formulées dans son article diffusé par la presse occidentale le 20 août dernier (3).
Observons cependant qu’il n’a pratiquement pas été question dans la presse d’un événement qui avait marqué la première rencontre entre Biden et Poutine à Genève en juin dernier : l’arrestation en Suisse du responsable des réseaux de surveillance numérique du Kremlin, Valdislav Kliouchine (4), menacé d’extradition aux Etats-Unis, où il aurait beaucoup à dire sur la cyber-guerre qu’y mènent les services russes. Sa libération aurait été un point essentiel de cette première rencontre. Et son extradition, que la Suisse a fini par accorder, a eu lieu à peine quelques jours après la seconde rencontre, le 7 décembre, entre Poutine et Biden en vidéo-conférence. Peut-être en lien avec cette extradition, dès le 14 janvier le FSB annonçait l’arrestation de quatorze membres du groupe de hackers REvil, considéré par “les spécialistes en cyber-sécurité comme l’une des bandes virtuelles les plus dangereuses” au monde, qui pratiquait le rançonnement de firmes américaines. Cela suite à des informations communiquées par le FBI, qui avait réussi à déchiffrer le système d’attaque des hackers, lesquels cependant ne seront pas extradés aux Etats-Unis car ils ont la citoyenneté fédérale russe.
Il semblerait donc que Poutine s’en tienne à la voie diplomatique pour dénouer la crise, son ministre des Affaires étrangères entamant une discussion sur la lettre des traités au cours d’une interview donnée aux radios russes le 28 janvier. Notamment concernant l’article 3 de la déclaration de l’OSCE du 2 décembre 2010 : “Nous réaffirmons le droit naturel de tout État participant de choisir ou de modifier librement ses arrangements de sécurité, y compris ses traités d’alliance, en fonction de leur évolution”, qu’invoque l’OTAN. Lavrov lui rappelle la suite de cet article : “Chaque État participant respectera les droits de tous les autres à ces égards. Aucun État ne renforcera sa sécurité aux dépens de celle des autres”, qu’il interprète à l’avantage de Moscou.
Le fait est que Poutine a déjà annexé la partie du Donbass qui s’est autoproclamée indépendante, ce que tout le monde fait mine de ne pas voir. Lors de l’élection du président Zelenski le 21 avril 2019, lequel s’était engagé à en finir avec la guerre et à mettre en oeuvre le protocole de Minsk, et ceci dès avant sa prise de fonction officielle le 20 mai, Poutine lui a coupé l’herbe sous le pied en décidant dès le 25 avril la passeportisation des habitants du Donbass. Aujourd’hui ils sont plus de 720 000 à avoir reçu la citoyenneté fédérale russe et vont bientôt recevoir des aides sociales et la possibilité d’élire un député à la Douma d’Etat. Les médias fédéraux russes ont alors de leur côté entamé une campagne de dénigrement systématique du nouveau président. Tout cela a conduit par ricochet au renforcement des groupes radicaux ukrainiens, et notamment de leurs détachements armés, que Zelenski n’a pu désarmer, ce qui à son tour alimente la propagande des Soloviev et compagnie dans les médias fédéraux, ainsi que l’argumentaire du Kremlin dans la crise actuelle.
Une question demeure cependant : que veut Poutine ? Pour l’heure il a retrouvé son statut d’interlocuteur des Américains, qu’il avait perdu après le rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie. Il lui resterait de raffermir les murs d’une forteresse qui va de la répression systématique de l’opposition russe à l’association avec un Loukachenko. Lequel a joué un rôle non négligeable dans la crise kazakhe du début janvier, qui a opposé le clan Nazarbaïev à son successeur Tokaïev, en faveur duquel l’Organisation de sécurité collective, OTSC – c’est à dire en fait les forces russes – est intervenue pour la première fois depuis sa création. Il s’agissait d’assurer une transition du pouvoir qui a du mal à s’opérer dans un espace où celui-ci est étroitement lié à la répression, à la corruption et à l’accaparement des richesses nationales, comme c’est le cas en Biélorussie et en Fédération de Russie. La mise en oeuvre de l’intégration eurasiatique entreprise jadis par Poutine en référence, affirmait-il alors, au processus d’intégration de l’Union européenne, prend donc ici un tout autre sens. Cela sur fond de prise de pouvoir à son voisinage par le totalitarisme taliban.
La résolution de la crise actuelle dans les relations avec Moscou, qui est une crise structurelle, va vraisemblablement passer par une négociation sur le non déploiement en Europe des forces nucléaires de portée intermédiaire, comme le propose la réponse occidentale sur ce point aux demandes de la Fédération de Russie. D’ores et déjà la Pologne, qui renforce son alliance régionale avec l’Ukraine, a proposé à Moscou de venir s’assurer des bases anti-missiles sur son territoire, à condition qu’elle lui autorise l’inspection de ses bases Iskander dans l’enclave de Kaliningrad. Mais Poutine conserve un pistolet sur la table avec ses troupes massées aux frontières de l’Ukraine et ses vecteurs hypersoniques pointés sur Washington. S’il n’a pas les moyens, ni vraisemblablement le projet, d’une invasion de l’Ukraine, une intervention ponctuelle dans le Donbass n’est pas à exclure, suite à une provocation des radicaux ukrainiens sous vrai ou faux drapeau, en défense des citoyens russes bénéficiaires de ses passeports. Et s’il n’a plus les moyens de faire les rois en Ukraine, alors qu’il s’est durablement aliéné les sympathies du peuple ukrainien, non pas pour le peuple russe mais pour son régime, il peut toujours s’aventurer, en appui à une intervention locale, à des frappes ciblées sur des objectifs stratégiques ukrainiens, ce qui conduirait à une déstabilisation en Ukraine et en Europe. Mais également en Fédération de Russie.
Frédéric Saillot, le 2 février 2022
(1) Voir mon dernier article : http://www.eurasiexpress.fr/tension-en-europe-la-nouvelle-doctrine-etrangere-de-vladimir-poutine/
(2) Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/du-coulage-du-koursk-a-la-panoplie-anti-anti-missile-les-enjeux-de-la-presidentielle-russe/
(3) Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/poutine-un-dictateur-soumis-a-lagenda-de-lopposant-navalny/
(4) Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/de-linfluence-de-la-federation-de-russie/