Les deux fronts de Vladimir Poutine

Le discours annuel de Vladimir Poutine à l’Assemblée fédérale, qui d’habitude a lieu en début d’année, s’est exceptionnellement tenu cette année le 21 avril (1). La cause officielle en était le bilan de l’épidémie, mais ce retard pourrait bien être lié aux difficultés rencontrées aussi bien sur le plan intérieur que dans les relations internationales, que le président de la Fédération de Russie considère comme autant d’agressions contre son pays. La veille du discours, le président ukrainien avait invité son homologue russe à une rencontre sur la ligne de front du Donbass, où la situation se détériore depuis février, et le jour même le Fonds de lutte contre la corruption (FBK) appelait à des manifestations dans toutes les villes du pays, pour soutenir son dirigeant, Alexeï Navalny, en grève de la faim dans un pénitencier de la région de Vladimir. Mais le point d’orgue de la période actuelle, semble avoir été le qualificatif de “tueur”, délibérément attribué à Poutine par le nouveau président Joseph Biden, au cours d’une interview le 16 mars dernier (2), le menaçant même de “lui faire payer le prix, dans un proche avenir”, de son ingérence supposée dans les élections américaines.

Touché au vif par cette dérogation aux usages diplomatiques, le président russe avait sur le moment varié les réponses au camouflet, jusqu’à provoquer Biden à une joute oratoire en direct. Ceux qui attendaient des déclarations fortes sur la situation internationale lors de son discours du 21 avril ont cependant été déçus. Il a principalement porté sur la situation intérieure, à commencer par la gestion de l’épidémie, dont Poutine proclame qu’elle a été mieux gérée en Fédération de Russie que partout ailleurs, même s’il reconnaît que l’actuel déficit démographique lui est en partie lié. L’essentiel du discours a en effet été consacré aux mesures visant à garantir à Russie Unie, le parti présidentiel, une majorité aux élections de septembre à la Douma. Passant rapidement sur les mesures visant à maîtriser l’inflation, il s’est longuement étendu sur la distribution d’argent public pour une politique nataliste en direction des familles, mais également des “parents uniques”, reconnaissant par là la situation des femmes élevant seules leurs enfants, mais également celle des célibataires ayant recours à des “mères porteuses” – sujet qui défraie la chronique actuellement – comme c’est le cas du chanteur Sergueï Lazarev ou du président actuel de la Douma Viatcheslav Volodine (3).

Il faut cependant remarquer qu’au sujet de l’inflation, touchant particulièrement les familles pauvres, le roi de l’aluminium, l’oligarque Oleg Deriparsaka, l’avant-veille du discours de Poutine, avait critiqué dans un post sur Telegram les dernières statistiques officielles de Rosstat, selon lesquelles le nombre de personnes au-dessous du seuil de pauvreté serait de 17,8 millions, soit 12 % de la population, chiffre qui s’élèverait plutôt selon lui à 80 millions, soit plus de la moitié (4). Ce post, aussitôt critiqué par le Kremlin par la bouche du porte-parole Dimitri Peskov, avait été retiré au profit d’un autre, déclarant qu’ “il faut reconnaître que sous l’autorité du président de la Fédération de Russie Vladimir Vladimirovitch Poutine, le gouvernement a mis en oeuvre un vaste programme de soutien aux travailleurs et aux petites entreprises, et que le président se soucie constamment de soutenir les retraités et les nécessiteux”. Ajoutant cependant que : “sans une correction cardinale de la politique monétaire et la création des conditions d’une politique d’investissement, le pays ne pourra pas progresser dans la lutte contre la pauvreté”.

Lorsqu’on sait que le salaire minimum en Fédération de Russie est de 140 euros, le salaire moyen étant de 500 euros, les mesures natalistes proposées par Poutine le 21 avril, de 50 à 100 euros par mois, ne sont donc pas négligeables, d’autant plus qu’une prime de 100 euros viendra en complément aider à la scolarisation des enfants, versée au mois d’août, soit tout juste un mois avant les élections. Il ajoute à cela, sans préciser comment cela s’articule avec ses précédents “oukazes de mai”, ni si ceux-ci sont en voie de réalisation, une nouvelle planification volontariste de grands travaux financés par l’Etat : la constructions d’écoles et la rénovation des universités et des lieux de culture, dans le but de former les jeunes aux nouvelles technologies, et au patriotisme. En avant-première à son intervention au sommet international sur le climat, à l’invitation de Biden, il s’est engagé à ce que d’ici trente ans la Fédération de Russie fasse mieux que l’Union européenne en matière de réduction des gaz à effet de serre et des rejets polluants, par la modernisation de toutes les branches de l’économie. Se félicitant que le gouvernement ait réussi à sauvegarder 5 millions de postes de travail au cours de l’épidémie, il l’a engagé à prendre d’autres mesures favorables à l’initiative industrielle et à l’investissement privé : “créer une usine clé en main en Russie doit être plus rapide, significativement plus rentable et plus simple que dans d’autres régions du monde, notamment dans les pays à l’économie développée”.

Concession rhétorique à son aile gauche, il déclare cependant que le gouvernement sera attentif à l’utilisation des bénéfices du secteur industriel, qui devraient augmenter cette année en dépit de la conjoncture : ceux qui réinvestissent au lieu de sortir leurs dividendes bénéficieront d’encouragement, sans davantage de précisions. Enfin, Poutine propose un programme de restructuration des budgets et de financement des régions, afin de rénover et développer les infrastructures, notamment le serpent de mer des autoroutes entre Saint-Pétersbourg, Moscou, Kazan et Ekaterinbourg, ce qui permettrait de joindre enfin la Baltique à l’Oural. A ce sujet il a mis les points sur les i, reconnaissant par là même la persistance de la corruption structurelle de son administration après vingt ans de présidence : “les crédits budgétaires et d’infrastructures ne seront accordés que sous le plein contrôle du Trésor fédéral, et pour des projets concrets, après une expertise détaillée au niveau fédéral”. Enfin, ce qui est un comble pour un pays producteur qui pousse des tubes partout vers les bons payeurs que sont la Chine et l’Allemagne, Poutine demande au gouvernement de mettre en oeuvre avec les régions un plan de raccordement gratuit au gaz d’un “nombre peu négligeable de familles russes”, qui jusque-là en sont privées.

Ca a été pour lui l’occasion d’aborder au passage le sujet de politique intérieure sur lequel il a gardé un silence remarqué : l’organisation des élections, non dit sur lequel est fondé l’ensemble de son discours. Ce programme volontariste de financement des régions devrait être l’occasion d’une sorte de gouvernement d’unité nationale, plus manifeste que jusque-là : “sa mise en place nécessitera des modifications législatives. J’escompte que toutes les fractions parlementaires : ‘Russie Juste’, LDPR, KPRF et ‘Russie Unie’ les soutiendront”. Au passage, “Russie Juste”, s’appelle désormais “Russie Juste – les Patriotes – Pour la Vérité”, depuis que le publiciste néo-stalinien Zakhar Prilépine a fusionné avec le social-démocrate Sergueï Mironov. Mais cette proposition montre le rôle que Poutine entend faire jouer à l'”opposition”, et sa conception de la démocratie : elle se limite à soutenir l’action du gouvernement dans le cadre d’une nécessaire unité nationale. Car il a ajouté immédiatement après : “En relation avec cela, je tiens à remercier toutes les forces sociales constructives du pays pour leur sens des responsabilité et leur esprit patriotique pendant la difficile période de l’épidémie. Cela nous a permis de garantir ensemble la stabilité du système politique et gouvernemental de la Russie. C’est toujours important, mais particulièrement dans une période de préparation des élections à la Douma d’Etat, dans les autres organes du pouvoir, et compte tenu de l’importance du travail qui nous attend”. Et pour finir, cette pointe qui résume tout ce qu’il n’a pas dit au sujet de l’opposition “hors-système”, qui s’apprête à se rassembler sur les places centrales de toutes les villes de la Fédération Fédération de Russie, à l’appel du FBK : “J’escompte, qu’une telle disposition à un combat politique concurrentiel, mais cependant une disposition qui nous unisse autour de tâches communes, saura être conservée”.

Cette formulation alambiquée, résume là toute la logique, aporétique, de la politique telle que la conçoit Poutine : une concurrence factice, un système démocratique de façade, celui qu’il a mis en place depuis plus de vingt ans, en vue d’une stabilité qui constitue en fait une stagnation, et nécessite toujours plus de répression. Le soir même de ce discours, malgré une intense campagne d’intimidation de la part du pouvoir, et le souvenir des arrestations massives et brutales lors des manifestations de janvier, ainsi que la lourdeur des peines prononcées par la suite, des milliers de manifestants sont descendus dans les rues des principales villes de la Fédération de Russie, notamment à Ekaterinbourg, Moscou et Saint-Pétersbourg, mais aussi à Irkoutsk, Tcheliabinsk et Krasnodar. Ces nouvelles manifestations avaient été préparées par une inscription des manifestants sur un site “free.navalny” et devaient être décidées lorsque le chiffre de 500 000 aurait été atteint. Elles ont cependant été déclenchées le jour même du discours présidentiel, en raison de l’état de santé de Navalny, en grève de la faim depuis trois semaines, ce qui, ajouté aux pathologies dont il souffrait déjà, risquait d’entraîner une issue fatale, bien que le nombre d’inscrits n’en fût qu’à 450 000.

La veille des manifestations, le FBK, déjà classé comme “agent de l’étranger”, a fait l’objet d’une procédure diligentée pour le catégoriser comme “organisation extrémiste”, avec toutes les conséquences pénales pour ses membres et tout ceux qui le soutiennent d’une façon ou d’une autre. Au même moment, l’identité de tous ceux qui s’étaient inscrits sur le site “free.navalny” a été publiée, leurs mails ayant été divulgués par un ancien membre du FBK, le FSB ayant complété par la quête des données personnelles. Des mails de menace ont alors été systématiquement envoyés à tous les inscrits. Mais cela n’a pas suffit à dissuader les manifestants, qui furent très nombreux à répondre à l’appel, malgré les risques encourus et des dispositifs de sécurité partout disproportionnés. Ce qui veut dire qu’une frange significative de la société russe n’entend plus s’en laisser conter et a dépassé la peur, une peur ancestrale, développée à son acmé par le pouvoir totalitaire soviétique. Une jeune femme interviewée à Moscou par l’un des correspondants de la télévision Dojd, qui manifestait pour la première fois, a confié avoir eu peur, mais l’avoir dépassée en se retrouvant avec d’autres manifester contre l’injustice faite à Navalny, empoisonné, emprisonné, et à qui le FSIN, l’administration de l’application des peines, refusait les soins appropriés, ainsi que d’être examiné par des médecins indépendants. Si tous les manifestants ne soutenaient pas le programme politique de Navalny, tous étaient déterminés par l’injustice qui lui était faite, et en général pour la liberté et le changement politique.

Comme lors des manifestations de janvier, le public de celles-ci était plutôt jeune, posé, éduqué, déterminé, reprenant en coeur les mots d’ordre que le leader populaire qu’est Navalny a su formuler, en diapason avec l’esprit de l’époque : “l’amour plus fort que la peur !”, “la Russie sera heureuse !”, mais aussi “Poutine, voleur !” et, accolant son sort à celui de Loukachenko : “Un, deux, trois ! Poutine casse-toi !”, mais surtout : “Liberté pour Navalny !” ou tout simplement “Liberté !”. A Moscou, comme partout ailleurs, le dispositif policier n’a pas permis aux manifestants de se réunir au même endroit au même moment, mais sur la principale artère de la ville, la Tverskaïa, qui va de la place Rouge à la place Maïakovski en passant par la place Pouchkine, les trottoirs étaient pleins d’une foule compacte, allumant les lampes de leurs portables, tandis que les voitures klaxonnaient en solidarité (5). Lors de la retransmission, le rédacteur en chef de Dojd, Tikhon Dzyadko, a présenté un schéma du Centre Levada répartissant les réponses à la question : “Que pensez-vous de la décision de justice concernant Navalny ?”, en fonction de l’âge. Les 55 ans et plus sont 60 % à trouver la décision juste, quand les 40 à 54 ans ne sont plus que moins de la moitié, et les 18-24 ans 35 %. Par contre ces derniers sont 45 % à trouver la décision injuste tandis que les 55 ans et plus sont 20 % à le penser. C’est là un indice du changement de mentalité incontestable d’une génération à l’autre de la société russe quant aux événements qu’elle traverse actuellement.

Il est d’ailleurs remarquable que la manifestation de Moscou se soit déroulée dans le calme, avec seulement une vingtaine d’arrestations, contrairement aux centaines qui ont eu lieu en janvier. Ce qui ôte du grain à moudre aux organes engagés dans le classement du FBK comme organisation extrémiste. La raison de cet apaisement a surgi dans les jours qui ont suivi, avec l’arrestation massive de supposés manifestants, y compris d’ailleurs des journalistes accrédité de Dojd et d’Echo Moscou, sur la base de photos prises ce jour-là par des fonctionnaires de police en civil. Il s’agissait de ne pas ternir l’image du discours présidentiel au même moment place du Manège. La répression a par contre été très brutale à Saint-Pétersbourg, où il y a eu près de 800 arrestations, avec l’ usage d’électrochocs, ainsi qu’à Oufa, la capitale de la Bachkirie. Force est cependant de constater que la tentative du pouvoir d’intimider les manifestants a échoué, et que ces derniers, à l’appel du FBK, ont remporté une demi-victoire en provoquant la consultation de Navalny par des médecins indépendants du FSIN, même si ce n’est pas par les spécialistes qu’il avait désignés, et s’il reste toujours incarcéré. Il a donc décidé d’arrêter sa grève de la faim. Une grève de la faim reprise par d’autres en solidarité, notamment par des rescapées de la tragédie de Beslan (6), dont le pouvoir pouvait craindre qu’elle ne s’étende davantage. Son état de santé reste cependant préoccupant (7). L’on peut d’ailleurs considérer que le refus jusque-là à ce qu’il puisse consulter des médecins indépendants, est que ce dont souffre Navalny actuellement est la conséquence de son empoisonnement en août, ce qu’une analyse médicale approfondie pourrait confirmer, et que le pouvoir continue à nier, persistant à refuser toute enquête à ce sujet.

Un pouvoir qui va toujours plus loin dans la répression et le musèlement de la presse. Quatre responsables de la revue étudiante DOXA ont été récemment inculpés pour avoir publié une vidéo sur les manifestations de janvier, appelant les autorités à cesser d’intimider les manifestants et appelant les jeunes à s’organiser pour défendre leurs droits. Ils ont depuis reçu le soutien de plus de 600 universitaires. Après Radio-Svoboda, le media en ligne Meduza, créé en 2014 et basé à Riga, vient d’être classé “agent de l’étranger” par le ministère de la Justice. C’est le média en ligne le plus lu et le plus cité en langue russe. Ce classement va lui rendre difficiles et sans doute lui retirer les financements qu’il reçoit des placards publicitaires notamment de compagnies d’Etat russes, qui ne tiendront pas, pour des raisons commerciales, à ce que leurs marques apparaissent sous le label “agent de l’étranger”. La décision des anciens journalistes de Lenta.ru de baser la rédaction de leur nouveau média Meduza à Riga, bien que nombre d’entre eux travaillent à Moscou, était motivée par les restrictions en matière de liberté de la presse en Fédération de Russie, comme l’a expliqué son rédacteur en chef Ivan Kolpakov interviewé par Echo Moskvy le 27 avril (8).

Tout cela bien sûr dans la perspective des élections de septembre, qui doivent donner une majorité absolue au parti présidentiel, afin de boucler la séquence initiée par la nouvelle constitution votée en juin 2020, visant à faire de la Fédération de Russie un Etat vertical, dirigé par un maître absolu. Les perspectives offertes par le FBK de Navalny, avec son réseau de représentants couvrant tout le territoire, pour contester ce projet par la présentation de candidats et la tactique du “vote intelligent”, ont été ressentis comme une menace sérieuse par le pouvoir, d’où la tentative d’empoisonnement et la procédure expresse actuellement dirigée contre son organisation. Certains éléments du KPRF – le seul parti d'”opposition officielle” un tant soit peu d’opposition, et qui s’est d’ailleurs opposé à la nouvelle constitution – s’étaient montrés favorables à la tactique de Navalny, qui leur avait d’ailleurs réussi lors de l’élection à la Douma de Moscou voici deux ans. Le congrès du KPRF qui s’est tenu le week-end des 24 et 25 avril, a cependant vu la réélection de Guennadi Ziouganov, alors qu’il était donné partant et que l’on attendait son remplacement par Valéry Rachkine, le patron du KPRF de Moscou, favorable à la pratique du “vote intelligent” et aux manifestations pro-Navalny. Nul doute que cela ne sonne comme un rappel à l’ordre venu de l’administration présidentielle, qui garde la haute main sur l’organisation de la vie politique en Fédération de Russie.

Pour l’heure seule la juriste du FBK, Lioubov Sobol, dont la situation judiciaire est des plus précaire, reste candidate à Moscou, tous les cadres régionaux de l’organisation ayant été arrêtés tour à tour ces dernières semaines. Mais le “vote intelligent” contre Russie Unie a sa propre dynamique. Prilépine, dont la dernière lubie consiste à proposer un monument à Staline à Moscou, a de son côté mis en pratique la technique de son ancien camarade Navalny dans le mouvement Narod. Il entend maintenant coiffer Mironov à la tête de la liste électorale du nouveau parti “Russie Juste – Patriotes – Pour la Vérité”, et réaliser l’unité avec le KPRF et le Front de gauche de Sergueï Oudaltsvov, afin de créer une réelle opposition d’extrême-gauche au sein de la Douma. Ses ambitions de néophyte ont cependant été pour l’heure douchées par la reprise en main de Ziouganov, qui a refusé qu’il prenne la parole au congrès du KPRF le 25 avril.

C’est dire si Poutine ne laisse rien passer sur le front intérieur de sa politique, où toute opposition non labellisée par le Kremlin est considérée comme “agent de l’étranger”. Interrogé par le journaliste de Dojd Anton Jeldov à la sortie du discours du Manège, le président de la Douma sortante, organisateur de l’amendement Terechkova, qui pourrait permettre à Poutine de régner jusqu’en 2036, Viatcheslav Volodine, a qualifié Navalny de “traître”. Pour avoir suivi une année de cours à l’université de Yale en 2010, ce dernier est même considéré comme un agent de la CIA, rétribué par les Américains. Ce que la procédure actuelle engagée contre le FBK n’a pas encore prouvé, qui se déroule d’ailleurs à huis-clos. Force est cependant de constater que Navalny fait au contraire preuve d’un patriotisme incontestable, jusqu’à vouloir retourner dans son pays, malgré les risques encourus, patriotisme dont Poutine et ses partisans prétendent s’attribuer le monopole. Cette attitude obsidionale à l’intérieur, n’est d’ailleurs que la face interne du sentiment de forteresse assiégée que donne la politique extérieure du président Poutine, à laquelle il a consacré la toute dernière partie de son discours au Manège le 21 avril.

Elle suit le cours bien connu de défense des intérêts de la Fédération de Russie tels qu’il les entend, actuellement aggravé par le contexte de l’accès au pouvoir de Biden aux Etats-Unis, dans des conditions contestées, qui imprime à la politique extérieure américaine une orientation plus interventionniste que celle pratiquée par son prédecesseur Trump, lequel se contentait de défendre les intérêts nationaux des Etats-Unis. D’où un regain de tension, notamment sur la ligne de front du Donbass, situation que Biden connaît bien pour avoir été vice-président de Barack Obama au moment du coup d’Etat de Kiev en février 2014. Mais dans son discours, alors qu’on attendait une déclaration fracassante sur l’Ukraine, Poutine a indirectement abordé la question par la Biélorussie, en accordant un crédit total au récit par Loukachenko du coup d’Etat ourdi contre lui, avec la supposée participation de services américains, qui aurait été déjoué quelques jours auparavant par l’action conjointe du KGB biélorusse et du FSB. Poutine s’est alors contenté de dire qu’il y avait là une ligne rouge à ne pas franchir, faisant état de la mise en service prochaines de sa panoplie de nouvelles armes stratégiques, dont il avait fait le détail lors de son discours pré-électoral présidentiel à l’Assemblée fédérale voici trois ans (9), omettant cependant de préciser qu’il s’agissait d’applications industrielles, depuis une trentaine d’années, de la recherche fondamentale menée par le spécialiste français de la mécanique des fluides, Jean-Pierre Petit.

En utilisant le terme de ligne rouge, il répondait en fait au président Macron, qui dans une interview en anglais à la chaîne américaine CBS le 18 avril dernier (10), avait déclaré au sujet de la tension dans le Donbass et du déploiement massif de troupes russes à la frontière ukrainienne : “Je suis complètement en faveur d’une discussion avec la Russie, une discussion ouverte, calme et respectueuse, mais je pense que lorsque l’on définit des lignes rouges, nous devons nous assurer d’être crédibles, et de faire respecter ces lignes rouges par les autres, et d’être clairs si la Russie ou ses partenaires ne les respectent pas. C’est ce qui s’est passé en Syrie en 2018, lorsqu’ensemble avec les USA et la Grande-Bretagne nous sommes intervenus dans des opérations, précisément après l’utilisation d’armes chimiques”. Macron cite là une opération hasardeuse (11), mais qui n’en avait pas moins révélé sa détermination, qu’il a ici réitérée : “Les Etats-Unis, l’Europe, tous nous devons être très clairs vis-à-vis de la Russie : nous n’accepterons jamais de nouvelles opérations militaires sur le sol ukrainien et nous devons mettre en oeuvre la façon d’être crédibles vis-à-vis d’elle”. Dès le lendemain du discours de Poutine au Manège, où il avait de son côté martelé : “j’espère qu’il ne viendra à l’esprit de personne de franchir la soi-disant ligne rouge dans ses relations avec la Russie”, le ministre de la Défense Sergueï Choïgou annonçait le retrait des troupes russes massées à la frontière ukrainienne.

On peut supposer qu’après cela la situation va se calmer, une rencontre entre Biden et Poutine étant prévue pour le mois de juin, qui devrait remettre à plat les discussions sur les armements stratégiques, et peut-être trouver une solution à la situation dans le Donbass. De fait les accords de Minsk sont caducs. Kiev n’a jamais entrepris de discuter directement avec les entités de Donetsk et de Lougansk, et Moscou de son côté a délibérément ignoré les possibilités offertes par l’élection de Zelenski, élu très majoritairement le 21 avril 2019 sur un programme de paix, comme l’y invitait Jean-Pierre Chevènement, représentant spécial de la France pour la Russie (12). En effet, dès le lendemain de l’élection, Poutine décidait d’offrir un passeport aux habitants des républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, pour des motifs humanitaires, ce qui revenait à opposer d’emblée une fin de non-recevoir au nouveau pouvoir à Kiev, et lui offrir un motif d’intervention militaire en défense des déjà plus de 500 000 nouveaux citoyens de Fédération de Russie dans cette partie du Donbass. Sans compter la campagne systématique entreprise contre Zelenski dans l’émission quotidienne de Vladimir Soloviev sur Rossiya 1, très écoutée en Ukraine, pour y faire monter la tension.

Poutine sait d’ailleurs jouer du motif humanitaire pour conduire sa politique, qui consiste à user du Donbass comme d’un levier dans ses relations avec l’Ukraine. De fait la situation de ce conflit gelé, qui augmente parfois en intensité comme ces dernières semaines, résulte des opérations militaires de 2014, qui ont fixé la ligne de front sur des zones d’habitation. Prilepine, qui a dirigé une unité combattante dans le Donbass, a révélé l’intervention ponctuelle d’unités russes lors des combats au cours desquels l’armée ukrainienne entreprenait de reprendre le contrôle de la région jusqu’à la frontière avec la Fédération de Russie (13). Poutine n’est pas allé plus loin que les villes de Donetsk et de Lougansk, alors que les forces séparatistes étaient sur le point de prendre Marioupol, qui avait été évacuée par l’administration favorable au Maïdan, ce qui mettait les populations des deux villes à portée directe de l’artillerie ukrainienne, et offrait donc un motif humanitaire aux visées de Moscou. Ne sachant pas comment contrôler les forces radicales qui, du côté ukrainien, alimentent le conflit, et permet à Moscou de discréditer la politique ukrainienne, Zelenski a eu du fil à retordre pour mettre en oeuvre son programme de paix. A la faveur du retour de Biden au pouvoir, il semble vouloir reprendre la main en proposant une rencontre directe avec Poutine.

Celui-ci lui a répondu indirectement, en utilisant le dossier biélorusse comme il l’avait fait dans son discours du Manège. Dès le lendemain de ce discours, il recevait un Loukachenko miraculé d’une tentative d’assassinat et d’un coup d’Etat fomenté par des forces obscures. Les deux hommes se sont réunis pendant plus de quatre heures, sans que rien ne filtre de leurs pourparlers, présentés comme une rencontre technique dans le cadre du projet de coopération entre les deux Etats. Seule une vidéo a été diffusée le soir-même à la télévision fédérale, montrant les deux hommes faire une déclaration d’ouverture aux discussions russo-biélorusses… sur l’invitation de Zelenski à Poutine pour entamer des discussions directes “sur n’importe quel point du Donbass ukrainien où a lieu la guerre” (14). Loukachenko avait commencé par féliciter le président russe pour son discours de la veille, et pour le soutien qu’il lui avait apporté, le paraphrasant sur la ligne rouge à ne pas franchir en Biélorussie, quand soudain Pavel Zaroubine, seul journaliste admis à assister aux coulisses de cette rencontre pour le programme de Rossiya 1, dont le titre, “Moscou – Kremlin – Poutine” est à lui seul tout un programme, a formulé une question manifestement préparée à l’avance, sur la réponse qu’entendait donner Poutine à l’invitation de Zelenski. Celui-ci a alors listé les dossiers conflictuels entre la Fédération de Russie et l’Ukraine, qu’il a à son tour invité Zelenski à venir discuter à Moscou, le renvoyant à des discussions directes avec Donetsk et Lougansk pour ce qui concerne le conflit du Donbass. Cela en présence de Loukachenko, lequel a incidemment rappelé qu’il était l’hôte des pourparlers de Minsk, qui peuvent bien continuer ailleurs, ajoutant : “il me semble, Vladmir Vladimirovitch, qu’il est temps que Zelenski apprenne à se conduire concrètement de façon diplomatique”.

L’on s’est demandé ce que Loukachenko et Poutine avait bien pu se dire ensuite. S’il avait par exemple été décidé de l’installation d’une base russe en Biélorussie, ce que Loukachenko avait jusqu’à présent refusé. Le fait est que le destin des deux hommes semble toujours plus étroitement lié, dans une politique de répression intérieure qui va s’aggravant toujours plus en Biélorussie, avec le prétexte offert par la tentative de coup d’Etat déjoué, et qui se met en place en Fédération de Russie, afin de parachever l’édification d’un système politique pour le moins autoritaire, et qui pourrait bientôt virer à la dictature. Sur le plan extérieur, l’union de la Biélorussie et de la Fédération de Russie se présenterait alors comme un camp retranché face à l’agression de l'”Occident”, intégrant dans le phantasme du “monde russe” des lambeaux de territoires à sa périphérie. Nul doute que l’accès de Biden au pouvoir favorise cette évolution, peut-être à l’origine du coup de balai qui est en train d’être donné dans divers pays de l’ancien bloc de l’Est, maintenant intégrés à l’OTAN et à l’Union européenne. Il a démarré par le renvoi de Tchéquie de rien de moins que 18 diplomates de l’ambassade de Fédération de Russie à Prague. Cela faisait suite à la révélation d’une possible action des services extérieurs russes dans l’explosion en 2014 d’un dépôt d’armes à Vrbetitse en Moravie.

Qui constituerait un acte de guerre de la Fédération de Russie sur le territoire de l’Union européenne. Y auraient trempé les Dupont et Dupont des services russes, déjà saisis par les caméras de surveillance à Sallisbury, lors de l’affaire Skripal en 2018, et dont la présence en Tchéquie au moment de l’explosion de Vrbetitse est au moins avérée. Cela aurait donné à la Tchéquie l’occasion de se débarrasser d’une base d’agents, installés à Prague dans la grande tradition soviétique, et actifs dans toute la région Est de l’Union européenne. Bien sûr le pouvoir russe a pris des mesures “en miroir”, mais la crise générale dans laquelle se trouvent actuellement les relations extérieures de la Fédération de Russie, pourrait être l’occasion pour elle de revoir le mode de relation qu’elle entreprend avec ses voisins, comme avec sa propre population. Le temps de la politique impériale est dépassé, comme celui des barbouzes au service d’une dictature. Car ce qui n’a pas marché dans la tentative d’empoisonnement de Navalny, c’est que désormais en Fédération de Russie, lorsqu’un passager présente des symptômes inquiétants, le commandant de bord décide un atterrissage en urgence, et les médecins locaux font leur travail, comme ce fut le cas à Omsk, quitte à y laisser leur vie. Il est donc temps que Poutine se demande pourquoi il a de si mauvaises relations avec l’Ukraine, la Géorgie, la Pologne, la Tchéquie et désormais toute une partie de la jeunesse russe. Qu’il considère comme autant de fronts l’assiégeant dans sa forteresse du Kremlin.

Frédéric Saillot, le 28 avril 2021.

(1) http://www.kremlin.ru/events/president/news/65418
(2) https://abcnews.go.com/Politics/transcript-abc-news-george-stephanopoulos-interviews-president-joe/story?id=76509669
(3)
https://tvrain.ru/news/vjacheslava_volodina_i_sergeja_lazareva_v_sude_nazvali_klientami_surrogatnyh_materej-528851/
(4) https://echo.msk.ru/blog/echomsk/2824320-echo/
(5) https://t.me/Taygainfo/16926
(6) https://tvrain.ru/news/vyzhivshie_v_terakte_v_beslane_objavili_golodovku_v_znak_solidarnosti_s_navalnym-528456/
(7) https://tvrain.ru/news/vrachi_navalnogo_rasskazali_o_rezultatah_ego_obsledovanija_grazhdanskimi_medrabotnikami-528836/
(8) Voir à 2h28’30” : https://www.youtube.com/watch?v=6Ql8yed_jjY
(9) http://www.eurasiexpress.fr/du-coulage-du-koursk-a-la-panoplie-anti-anti-missile-les-enjeux-de-la-presidentielle-russe/
(10) https://www.cbsnews.com/video/full-interview-french-president-emmanuel-macron-on-face-the-nation/#x
(11) http://www.eurasiexpress.fr/frappes-en-syrie-les-preuves-du-president-macron/
(12) https://www.youtube.com/watch?v=XLXO0ch4EdM&t=1s
(13) Voir Zakhar Prilepine, Ceux du Donbass, éditions des Syrtes, 2016, pp 113 et 195, et https://www.youtube.com/watch?v=157L2ICrBOM&t=1s
(14) https://echo.msk.ru/blog/day_video/2825280-echo/