Quel que soit son avenir politique, et son avenir tout court, Alexeï Navalny, miraculeusement réchappé d’une tentative d’empoisonnement et héroïquement retourné dans un pays où l’on pratique l’élimination physique des opposants, aura eu le mérite historique d’ouvrir un champ politique en Fédération de Russie, où désormais rien ne sera jamais plus comme avant. Conscient du danger que ce retour – suivi de l’arrestation grotesque du “patient de Berlin” et des importantes manifestations auxquelles elle a donné lieu – présentait pour le système qu’il a mis en place au sortir des années 90, Vladimir Poutine a d’abord fait le choix d’une répression systématique.
En complément à la mise en branle des structures de force et de l’appareil judiciaire, la télévision d’Etat a entrepris une véritable campagne de dénigrement et de haine. Le propagandiste Vladimir Soloviev, adressant en direct une prosopopée aux forces de l’ordre lors de son émission quotidienne, leur ordonne : “Frères, au travail !” Ce sont les dernières paroles adressées par le lieutenant de police Mahomed Nourbagandov avant d’être assassiné par des terroristes de l’Etat islamique au Daghestan. Il les adressait à ses camarades, afin qu’ils continuent le combat contre les terroristes. En détournant ces paroles héroïques, Soloviev assimile les manifestants pro-Navalny à des terroristes qu’il convient d’éliminer. Le 4 février il évoque, pour la justifier et dénoncer l’usage qu’en fait la presse occidentale, la répression particulièrement intense des manifestations contre la condamnation de Navalny par un tribunal ad hoc le 2 février. Une responsable du FBK, le Fonds de lutte contre la corruption créé par Navalny, Alena Kitaeva, avait témoigné en larmes au micro de Dojd s’être trouvée seule dans une pièce du poste de police du quartier Donskoï à Moscou, avec quatre flics qui exigeaient d’elle qu’elle débloque son portable. Après lui avoir donné des coups de pied dans les jambes, ils lui ont mis la tête dans un sac plastique et l’ont menacé de l’étouffer puis de lui donner des électrochocs avant qu’elle ne finisse par céder, terrorisée. L’un des habitués de Soloviev, Alexandre Sosnovski, déclare alors : “Ils ne l’ont pas étouffée dans un sac mais l’ont fait respirer dans un sac. Il y a des situations, la montée de l’angoisse, où l’individu fait de l’hyperventilation. Ca veut dire que la quantité d’inspirations et d’expirations augmente à une vitesse telle que cela peut le conduire à la perte de connaissance. Donc voilà, le meilleur moyen, c’est quand on le fait respirer dans un sac. Je dis ça sans blaguer” (1).
Le 14 février, jour de la Saint-Valentin, le FBK, après avoir repoussé les prochaines mobilisations au printemps, dans la perspectives des législatives en septembre, a appelé à une action de soutien des femmes à Ioulia Navalny, l’épouse d’Alexeï, et aux femmes emprisonnées ainsi qu’à une action générale le soir, consistant à allumer partout dans les cours d’immeubles les lampes des portables et des bougies, sous le mot d’ordre : “l’amour plus fort que la peur”. Interviewée sur la radio Echo-Moscou, la virulente porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Maria Zakharova, déclare que l’action a été suggérée par l’Ouest, dans une nouvelle tentative de “révolution de couleur”, et par la suite sur la télévision d’Etat, elle qualifie les responsables du FBK, tous arrêtés ou en exil, d'”agents d’influence de l’OTAN”. Symptomatique du délire dont a été saisie la Poutinie au lendemain des premières manifestations pro-Navalny, le député Piotr Tolstoï, ancien journaliste, actuellement vice-président de la Douma et chef de la délégation de la Fédération de Russie à l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, n’hésite pas à déclarer en pleine assemblée plénière à la Douma que l’invitation à allumer des lampes dans l’obscurité constitue “un décalque des actions des déserteurs-collaborationnistes qui, pendant le siège de Leningrad, signalaient ainsi des cibles à l’aviation allemande” (2).
S’adressant au même moment au corps judiciaire en vidéo-conférence, Poutine a exprimé sa satisfaction de la poursuite sans relâche des activités des tribunaux en 2020, malgré la pandémie qui les a réduites de moitié dans d’autres pays, et malgré l’augmentation des affaires par rapport à 2019, “ce qui confirme l’augmentation de la confiance dans les procédures judiciaires”. André Kolesnikov, correspondant du journal Kommersant au Kremlin, remarque cependant que le discours présidentiel s’est surtout attaché à souligner la quantité des procédures, qui va sans doute augmenter davantage en 2021 (3). Quant à leur qualité, le traitement judiciaire infligé à Navalny laisse sceptique. Désarçonné par son retour, alors qu’il lui avait été clairement signifié qu’il valait mieux pour lui rester en exil en Allemagne, le pouvoir l’a fait arrêter à la douane sans qu’il ait eu la possibilité de se faire assister par son avocat. Dès le lendemain, c’est dans un simple poste de police, sous la photo de Iagoda, le chef du NKVD, exécuteur de la “grande terreur” stalinienne, que Navalny s’est vu condamner à trente jours d’arrêt sans qu’il ait pu davantage être assisté par son avocat. Avant d’être condamné le 2 février à réaliser la peine à laquelle il avait été condamné avec sursis dans l’affaire Yves Rocher, bien que la Fédération de Russie ait été condamnée à ce sujet par la Cour européenne des droits de l’homme et qu’elle ait pour cela versé à Navalny 40 000 euros de compensation.
Mais le chemin de croix judiciaire de Navalny ne fait peut-être que commencer. En témoigne le procès monté de toutes pièces qui lui est fait actuellement pour avoir soi disant “calomnié un ancien combattant”. De quoi s’agit-il ? D’un clip de propagande du holding financé par l’Etat de Fédération de Russie, Russia Today, dans le cadre de la campagne du référendum constitutionnel en juin dernier (4). Qu’il a relayé sur son compte Twitter avec ce commentaire : “Ah les voilà, les mignonnets. Il faut reconnaître que cette bande de lèche-bottes vendus paraît pour le moment plutôt faiblarde. Regardez les bien : c’est la honte du pays. Des inconscients. Des traîtres” (5). Une quinzaine de figurants choisis dans tous les milieux et à tous les âges, afin d’illustrer un large soutien, débitent en soixante secondes leurs louanges à la nouvelle constitution, chacun énonçant un segment d’une longue phrase, mimant ainsi une parole collective. Où l’individu, privé de parole propre, n’est plus porteur que d’un fragment de la parole publique articulée par le média d’Etat, dont les concepteurs et les techniciens ne sont pas nommés. L’ancien combattant de la seconde guerre mondiale Ignat Artemenko, en septième position, en uniforme, a tout juste le temps de dire “…Vénérant la mémoire des ancêtres et nous transmettant…”, la suivante complète : “… l’amour et le respect de la patrie…”, un autre encore : “… la foi dans le bien et la justice…” etc., le tout terminant par : “… le 1er juillet 2020 nous approuvons les modifications de la constitution de la Fédération de Russie TOUS ENSEMBLE”. La critique, acerbe, de Navalny s’adresse donc à l’ensemble des figurants, et pas seulement au malheureux Artemenko, dont l’on se demande comment il a bien pu atterrir dans cette galère, qui plus est à l’âge avancé qui est le sien.
Ce que le procès, arbitrairement focalisé sur ce personnage symbolique, dans le cadre de la nouvelle idéologie patriotique fondée sur la version officielle de la seconde guerre mondiale en cours actuellement en Fédération de Russie, n’a pas permis de savoir, Artemenko, dépassé par les événements, n’y étant d’ailleurs pas présent. Ni n’a permis de savoir sur quelles bases il avait été monté, Artemenko, au cours d’un dialogue avec Navalny en visio-conférence, s’avérant dès la première séance ne pas être l’auteur de la plainte qui lui a donné lieu. Ce qui à l’évidence constitue un nouvel épisode du traitement ubuesque imposé à Navalny. Face à cette absurdité, il est allé dans la dernière séance de ce véritable feuilleton judiciaire, jusqu’à demander la recette des cornichons salés à la juge et à la procureure, manifestement aussi peu compétentes l’une que l’autre. Poutine va-t-il finir par se rendre compte à quel point la stratégie mise en oeuvre contre “le patient de Berlin” est contre-productive ? Dans un récent entretien téléphonique avec le président Macron, il a concédé envisager une instruction judiciaire au sujet de son empoisonnement… à condition qu’on lui en donne des preuves. De qui se moque-t-il ? L’entretien de Navalny avec l’un des membres du commando du FSB chargé de l’empoisonner, Konstantin Koudriatsev, qui a reconnu les faits, ne serait peut-être pas suffisant pour déclencher une enquête ? Laquelle pourrait cependant mener jusqu’à lui.
Par son retour héroïque, quelles qu’en soient les suites, Navalny a en tout cas bouleversé la donne politique en Fédération de Russie, donné un coup de boutoir décisif au consensus sur lequel Poutine s’était efforcé jusque là de maintenir un équilibre, partageant le pouvoir avec les oligarques et une opposition de complaisance, le tout assuré par les structures de force. La confrontation dans laquelle ils sont désormais engagés, a non seulement ouvert un champ politique nouveau dans une société qui paraissait condamnée à l’unanimisme, mais elle a d’emblée créé une forte polarisation, obligeant les forces restée jusque-là dans le hors-champ extra-parlementaire, à se déterminer en fonction de ce nouveau cadre et à entrer en lice dans la perspective des législatives de septembre prochain.
Le premier à le faire a été le chef historique de ce qui a survécu de forces libérales à l’oeuvre dans les années 90 : Grigori Iavlinski, fondateur du parti Iabloko. Dans un article programmatique intitulé “Sans poutinisme ni populisme”, il commence par souligner la stérilité de “l’activisme protestataire” de ces dix dernières années, qui n’aurait fait que renforcer le pouvoir (6). Selon lui il ne suffit pas de montrer la corruption générée par le système mis en place dans les années 90, il s’agit de le changer, ce dont Navalny serait incapable, à cause de son orientation “populiste et nationaliste”. S’il souligne que son empoisonnement témoigne de l’existence d'”escadrons de la mort” en Fédération de Russie, il reprend les accusations portées par le pouvoir contre lui, l’accusant, ainsi que son entourage, de “sciemment promouvoir l’utilisation criminelle d’adolescents dans un but politique”. Quand à la stratégie du “vote intelligent”, réunissant sans fondement programmatique “communistes, nationalistes, la gauche et la droite”, elle a déjà été réalisée selon lui en 1993, ce qui a conduit aux émeutes et au bombardement du parlement. Selon lui le référendum constitutionnel de juillet, détruisant la constitution et instaurant “l’inamovibilité d’un pouvoir personnel illimité”, marque la fin de “la période de modernisation post-soviétique de construction d’une société démocratique et d’une gouvernance en Russie”. Mais face à l’impasse à laquelle conduit l’alternative du poutinisme et du national-populisme, il ne propose que de voter exclusivement pour Iabloko aux prochaines élections, afin d’engager “un réel changement de régime”.
Cette mise en cause intempestive d’un homme emprisonné et insulté par tous les porte-voix du pouvoir n’a pas fait l’unanimité parmi les responsables de Iabloko, dont Iavlisnki n’est d’ailleurs plus le président. Quant à Evgueni Roïzman, l’une des figures de l’opposition extra-parlementaire, il a en réaction immédiatement déclaré refuser de se présenter en septembre sous l’étiquette Iabloko à Ekaterinbourg, comme prévu auparavant. Une critique moins directe de la stratégie de Navalny a été formulée deux jours après par un tout nouveau venu sur la scène politique russe : le metteur en scène de théâtre Konstantin Bogomolov, actuel époux de Xénia Sobtchak, dont l’on comprend mieux la prise de position lors des manifestations des 23 et 30 janvier (7). Dans un manifeste intitulé “L’enlèvement d’Europe 2.0”, il développe une analyse de géopolitique idéologique, justifiant une stratégie moins offensive à l’égard du pouvoir en Fédération de Russie (8). Selon lui l’Occident serait d’ores et déjà en bloc régi par un nouveau totalitarisme, qu’il nomme “le nouveau Reich éthique”, s’efforçant de corriger le mal inhérent à l’homme, tel que l’a découvert le XXème siècle après la seconde guerre mondiale, avec les moyens offerts par les nouvelles technologies de la communication. D’où la dictature des minorités imposant leur système de valeurs, la “cancel culture” pratiquée par les “wokes”, en alliance avec l’oligarchie digitale, dont pour l’heure la Fédération de Russie serait exempte.
“La société transfrontière, la globalisation”, seraient selon lui “une part du nouvel empire totalitaire. Jadis le dissident avait la possibilité de quitter sa société et d’en trouver une nouvelle. Le nouvel empire éthique est avide d’unification. Ainsi s’édifie le nouveau village global, où le contrevenant ne peut se cacher des gardiens de la pureté éthique”. Si Bogomolov est moins naïf sur la réalité des sociétés de l’Ouest que ne le sont en général les “libéraux” russes, on peut trouver qu’il va là un peu vite en besogne, en posant que ce nouveau “Reich éthique” serait d’ores et déjà constitué, notamment en Europe de l’Ouest, où la situation paraît pour l’heure moins avancée qu’aux Etats-Unis, qu’il semble mieux connaître. Selon lui l’Europe dont la Russie contemporaine avait rêvé d’être une part lorsqu’elle s’est libérée du bolchévisme, après un siècle de séparation, la belle Europe d’avant-guerre, pour laquelle “l’individualité était la valeur suprême de l’homme, exprimée non par sa façon de pratiquer le sexe, mais par celle dont il pense et crée”, cette Europe n’existe plus, laissant la Russie dans l’inachèvement de sa mue, car elle ne veut pas régresser à l’expérience de 1917.
C’est là qu’il propose une stratégie alternative à celle de Navalny : “Nos progressistes et occidentalistes prétendent que la Russie a toujours été et reste un pays de matons (9) et d’esclaves. C’est en grande partie vrai. Mais il est vrai aussi que de longues années de vie dans des conditions d’absence de liberté, enracinant la peur des camps dans la mémoire génétique, la délation, ainsi que le mutisme et la violence comme moyens de survie, comme moyens de protéger le peuple du pouvoir, et comme moyens pour le pouvoir de se protéger du peuple – tout cela exige non pas une révolution, mais la patience et la thérapie”. C’est pourquoi selon lui “il est temps de clairement et distinctement formuler une nouvelle idéologie de droite”, “de se signer et de commencer à bâtir notre propre monde. Bâtir à neuf notre vieille et bonne Europe. L’Europe à laquelle nous avons rêvé. L’Europe qu’ils ont perdu. L’Europe de l’homme sain”. On pourrait considérer ce projet politique, qui pour l’heure reste un voeu pieux limité à Bogomolov soi-même et peut-être son épouse, comme une tentative de soutien “européen”, au sens civilisationnel du terme, au projet poutinien de forteresse assiégée. Lequel d’ailleurs, selon ses récentes déclarations, vire à l’eurasianisme selon Lev Goumiliev, l’inspirateur de l’ancien président kazakh, mais toujours influent à la tête du Conseil de sécurité, Noursoultan Nazarbaëv.
On peut savoir gré à l’auteur de ce manifeste de sa clairvoyance à l’égard de la voie périlleuse empruntée par certains Occidentaux, mais celle qu’il propose à la Fédération de Russie ne paraît pas tracée d’avance. Car le tragique de la situation, à l’Ouest comme à l’Est, réside plutôt dans l’alternative entre un néototalitarisme digital et un retour de la dictature dans les anciens Etats totalitaires. Plus engagé dans le concret du combat politique, Navalny semble plus clairvoyant, qui a tout de suite vu, à la veille de son retour à Moscou, l’utilisation qui pourrait être faite en Fédération de Russie du mariage de l’idéologie et des nouvelles technologies de communication lors de l’éviction de Twitter de l’encore président Trump. Et sa tactique du “vote intelligent”, même s’il devait rester en prison, pourrait bien faire des petits et changer la donne dans la composition de la future Douma.
Nicolas Bondarenko député du parti communiste, KPRF, à la Douma régionale de Saratov, a donné une interview à Echo de Moscou le 9 février, dans lequel il a expliqué avoir monitoré la manifestation pro-Navalny dans sa ville le 31 janvier, afin de veiller à ce que les manifestants puissent exprimer leur opinion et que la police ne fasse pas un usage excessif de la force, pour quoi il a été arrêté et condamné à une amende (10). Il voulait se présenter aux élections à la Douma nationale, mais récemment Russie Unie a engagé une procédure contre lui pour “corruption”, au motif qu’il touche des revenus provenant de ses activités de blogueur, sa chaîne Youtube ayant plus d’un million d’abonnés. Il est vrai qu’il voudrait se présenter contre Viatcheslav Volodine, le tout-puissant président de la Douma, proche de Poutine, l’un des organisateurs de l’amendement Terechkova (11). Et il se déclare prêt à utiliser dans sa campagne les informations diffusées par Navalny et le FBK contre la corruption, dont il juge le travail “énorme ! Vraiment énorme !” Les réactions du pouvoir à la diffusion de la vidéo sur le château l’ont d’ailleurs bien fait rigoler, comme du reste tout le monde en Russie. En septembre il espère donc réunir jusqu’aux voix “libérales” sur son nom, jugeant la tactique du “vote intelligent” positive, même si elle se trouve dans les mains des “libéraux”.
Valéry Rachkine, le patron du KPRF sur Moscou, a quant à lui donné une interview à Echo de Moscou le 18 février, au sujet de la manifestation à laquelle son parti appelle le 23 février, en l’honneur de l’armée soviétique (12). Sobianine, le maire de Moscou, l’a interdite, en raison de la situation sanitaire, ainsi que la marche à la mémoire de Boris Nemtsov le 27 février, comme l’avaient été les manifestations de soutien à Navalny en janvier et en février, pour les mêmes raisons. Rachkine s’insurge et dénonce une interdiction politique et anticonstitutionnelle, “car le covid n’est pas inscrit dans la constitution”, violant le droit des citoyens à pouvoir descendre dans la rue pour exprimer pacifiquement leur opinion. Alors que le leader actuel du parti, Guennadi Ziouganov, avait lui parlé de “sales navalneries”. Car, objecte Rachkine, au moment où les manifestations de rue sont interdites, 5 millions de passagers s’entassent quotidiennement dans le métro, sans parler des théâtres et des restaurants ouverts à Moscou. Il pense que le harassement judiciaire de Navalny est politiquement motivé et lorsque les journalistes l’interrogent sur le “vote intelligent”, il explique que “la politique c’est l’art de vaincre”, c’est donc une technologie pertinente et payante contre “le parti des voyoux et des voleurs”. Le choix de sa mise en oeuvre dépend de Navalny, mais il lui serait reconnaissant si les candidats du KPRF pouvaient en profiter, pour défendre les intérêts de l’ensemble de ceux qui les auront élus. Observons qu’au mois d’avril va se tenir le prochain congrès du KPRF, où devrait être remplacé le consensuel Ziouganov. Le choix de son successeur se ferait alors entre Youri Aphonine, réputé proche de l’administration du Kremlin, et Valery Rachkine, proche lui de la base contestataire.
Interrogés par les journalistes, aussi bien Bondarenko que Rachkine soutiennent cependant la restauration de la statue de Dzerjinski sur la place de la Loubianka, telle qu’en ont récemment fait la demande à la mairie de Moscou et au gouvernement le journaliste rouge-brun Alexandre Prokhanov et l’écrivain venu de la mouvance national-bolchévique Zakhar Prilepine (13). Le monument à la gloire du bourreau de la nation russe, Polonais de Vilno et psychopathe cocaïnomane, avait été dégagé de la place qui portait alors son nom par la mobilisation populaire, lors de la révolution anti-totalitaire de 1991. Sa restauration, qui doit faire l’objet d’un référendum, signerait symboliquement le parachèvement de la contre-révolution et la victoire des ex-KGB qui, restés au FSB, n’ont pas fait l’objet d’une épuration manquée en 1991, assurant ainsi la permanence de l’appareil de terreur, détenant la réalité du pouvoir depuis 1917.
L’avenir réserve donc bien des suprises. Lors de sa rencontre non publique avec les patrons de la presse russe le 14 février, Poutine a repris l’antienne de “Navalny utilisé par les adversaires de la Russie”, sous-entendant qu’il serait une sorte de copie du Lénine envoyé par le Kaiser pour détruire la Russie impériale. Il a cependant reconnu que c’était sur fond d’un mécontentement croissant causé “notamment par les conditions de vie, le niveau de leurs revenus” (14). Mais il aurait tort de laisser penser que ce mécontentement n’a pas également un caractère politique, qui donnerait une perspective au mécontentement économique autre que celle d’une redistribution de trésorerie. Selon l’enquête réalisée par l’Institut de statistiques indépendant Levada-Center, nommé “agent de l’étranger” depuis 2016, 80 % des Russes ont entendu parler des manifestations pro-Navalny : si 39 % les jugent négativement, 22 % les jugent positivement et 37 % restent neutres. 43 à 45 % des Russes s’attendent à une amplification prochaine des actions protestataires, et si 17 % des sondés sont prêts à y participer pour des raisons économiques, 15 % le feront pour des raisons politiques (15). Enfin, toujours selon une enquête du même institut de sondage, quand le niveau de confiance accordé à Poutine a régressé de 35 à 29 % depuis octobre, celui de Navalny, à 5 %, le place devant Ziouganov (4 %), en sixième position après Mikhaïl Michoustine (12 %), Vladmir Jirinovski (10 %), Sergueï Choïgou (8 %) et Sergueï Lavrov (7 %) (16).
Face à cette évolution de la situation, le pouvoir est donc à la croisée des chemins : relâcher la pression ou poursuivre sur la voie d’un régime dictatorial faisant de la Fédération de Russie une forteresse isolée où les structures de force veillent à la stricte observance de l’idéologie patriotique obligatoire. L’absence de répression de la manifestation des femmes le 14 février rue Arbat, ainsi que de celle dite des “lampes” le soir même, pourrait être perçue comme un signe d’apaisement. Dans l’article cité ci-dessus, Iavlinski n’y croit cependant pas. Selon lui il est symptomatique que Poutine ait rappelé, au moment des manifestations, le bombardement du parlement par Eltsine en 1993, énonçant ainsi clairement une menace en cas de poursuite de la mobilisation. Il se mettrait alors à l’école de Loukachenko qui, profitant de ce renversement de situation, va le rencontrer fin février à Sotchi, pour lui demander 3 milliards supplémentaires de crédits. Lequel Loukachenko ne s’apprête pas lui non plus à quitter bientôt le pouvoir, comme Poutine le lui avait suggéré lors de leur dernière rencontre (17).
Frédéric Saillot, le 19 février 2021
(1) https://www.facebook.com/riauraru/videos/235836478172017/
(2) https://www.kommersant.ru/doc/4684305?from=main_2
(3) https://www.kommersant.ru/doc/4682964?from=main_1
(4) https://www.youtube.com/watch?v=Pmf-sZQ-fY4
(5) https://mobile.twitter.com/navalny/status/1267735112667496455
(6) : https://www.yavlinsky.ru/article/bez-putinizma-i-populizma/
(7) Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/le-defi-dalexei-navalny/
(8) https://www.novayagazeta.ru/articles/2021/02/10/89120-pohischenie-evropy-2-0
(9) Gardien de prison
(10) https://echo.msk.ru/programs/razvorot-morning/2787422-echo/
(11) Qui pourrait permettre à Poutine de gouverner jusqu’en 2036 par annulation de ses mandats précédents.
(12) https://echo.msk.ru/programs/razvorot-morning/2792370-echo/
(13) https://www.svoboda.org/a/31092512.html
(14) https://ria.ru/20210214/vstrecha-1597391500.html
(15) https://tvrain.ru/news/o_protestah_za_navalnogo_slyshali_80_rossijan_eto_maksimum_v_2017_goda-524321/
(16) https://tvrain.ru/news/levada_tsentr_rossijane_stali_doverjat_navalnomu_bolshe_chem_zjuganovu-524022/https://tvrain.ru/news/levada_tsentr_rossijane_stali_doverjat_navalnomu_bolshe_chem_zjuganovu-524022/
(17) Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/bielorussie-belarus-le-difficile-pas-de-deux-de-vladimir-poutine/
et : https://www.kommersant.ru/doc/4683642?from=four_mir