Un conflit réglé en 24 heures ?

En exorde à son discours au Club de discussion “Valdaï” le 7 novembre, Poutine n’a pas hésité à déclarer : “Nous nous rencontrons aujourd’hui à une date qui a une signification importante non seulement pour notre pays mais pour le monde entier. La révolution russe de 1917, comme les révolution hollandaise, anglaise et la Grande révolution française (sic), ont dans une certaine mesure orienté le développement de l’humanité, et ont largement déterminé le cours de l’histoire, la nature de la politique, de la diplomatie, de l’économie et de l’organisation sociale” (1). Observons que si les révolutions hollandaise et anglaise, ainsi que la révolution française, ont fini par accoucher de la démocratie au XIXème siècle, ce que Poutine qualifie de “révolution russe” n’a nullement connu le même destin, mais au contraire enfanté d’un des deux régimes totalitaires du XXème siècle, avec le nazisme. Le 7 novembre 1917 a en effet eu lieu non pas une révolution, mais un coup d’Etat, perpétré par les bolcheviques, qui dissolurent l’Assemblée constituante élue démocratiquement, où ils étaient minoritaires, mettant ainsi fin au processus démocratique engagé par la révolution de février. La deuxième occasion offerte à la Russie par la révolution d’août 1991, a également été confisquée, cette fois-ci par Poutine, par un coup d’Etat rampant conduisant à sa dictature et à ses guerres impérialistes. Cette entrée en matière fallacieuse lui a d’ailleurs servi à justifier son passage à l’acte du 24 février 2022 contre l’Ukraine, qu’il met sur le même plan qu’octobre 1917, prétendant avoir ainsi provoqué une nouvelle révolution dans l’ordre mondial : “nous est donné vous et moi de vivre également une époque de changements radicaux, poursuivait-il, essentiellement révolutionnaires, non seulement pour saisir le sens, mais aussi pour être les participants directs des processus complexes du XXIème siècle”. Lesquels, par ses erreurs et par ses crimes, compromet gravement l’avenir de la Fédération de Russie, si sa défaite militaire en Ukraine et une vraie révolution démocratique n’y mettent fin.

Faisant d’une pierre deux coups, le choix de la date de ce discours tient également à l’élection présidentielle américaine, deux jours auparavant, qui a conduit à l’élection de Donald Trump, une vieille connaissance. Ce qui explique peut-être la relative modération de Poutine dans l’énoncé de ses ambitions, dans la perspective de possibles négociations. Il n’est en effet plus question du délire impérial douguinien d'”Etat-civilisation” russe, tel qu’il l’avait énoncé à ce même Club “Valdaï” l’an dernier (2), mais de partage du monde en zones d’influences régionales, remplaçant un Conseil de sécurité de l’ONU impuissant, à cause du petit nombre de ses membres et du droit de veto bloquant toute décision. Prétendant qu’il ne subsiste qu’un seul bloc, celui de l’OTAN, qui fomente des guerres afin d’assurer sa domination globale, il lui oppose les BRICS. Cette alliance “harmonieuse” qui regrouperait la “majorité du monde”, et dont la Fédération de Russie, comme jadis l’URSS, serait l’avant-garde, qui s’opposerait à “l’usage de la force”. Le mensonge est de taille, car si en effet les néo-conservateurs américains ont mis à profit l’après-onze septembre pour tenter sans succès d’imposer la démocratie partout dans le monde par la force, comment qualifier les agressions répétées de Poutine dans les territoires ex-soviétiques pour les forcer à intégrer le nouveau bloc qu’il cherche à constituer ?

Selon lui cette politique d’usage de la force aurait été mise en oeuvre par l’Occident dans le coup d’Etat de Kiev et le début des opérations militaires dans le Donbass, conduisant à “la récupération de nos territoires historiques et au soutien d’un régime de tendance clairement néo-nazie”. Comme s’il n’avait pas sa part au conflit. Lors de la discussion lui est d’ailleurs posée la question : “Traditionnellement la Russie critique l’usage de la force dans la résolution des situations internationales compliquées, mais en 2022 la Russie elle-même a eu recours à la force (…) il ne faut donc pas refuser aux autres le droit dont vous faites vous-mêmes usage”. Comme la question concernait aussi l’usage de la force par Israël au Moyen-Orient et quelles frontières il lui reconnaissait, Poutine répond sur ce dernier point, ignorant le premier. Loukianov, qui modère, le relance alors : “Quelles frontières reconnaissons-nous à l’Ukraine ?” Poutine fait alors une réponse qui lui paraît d’une logique implacable : “nous avons toujours reconnu les frontières de l’Ukraine dans le cadre des accords qui ont suivi la chute de l’URSS”. Mais il souligne qu’alors l’Ukraine avait la statut d’Etat neutre, et que “c’est sur cette base que nous avons reconnu ses frontières”. De sorte que lorsque l’Ukraine a souhaité adhérer à l’OTAN, cette reconnaissance s’en est selon lui trouvée caduque. Ensuite, soutient-il, “nous n’avons jamais et nulle part soutenu quelque coup d’Etat que ce soit, et ne le soutenons pas en Ukraine”. Ce qui est en flagrante contradiction avec ce qu’il avait énoncé en introduction, assimilant le coup d’Etat bolchevique à une “révolution”. Un coup d’Etat dont il est l’héritier ultime.

Mais la suite de son raisonnement est plus surprenante. Il rappelle le droit des peuples à l’autodétermination, reconnu par la charte de l’ONU. Et, rappelant le précédent du Kosovo, “cela signifie que ces territoires, y compris la Nouvelle Russie et le Donbass, avaient le droit à l’autodétermination, n’est-ce pas ?” Répondant ainsi indirectement à la question des frontières de l’Ukraine, qui révèle ses ambitions, car la Nouvelle Russie, désignait les territoires conquis et colonisés à la fin du XVIIIème siècle par l’empire russe, comprenant jusqu’à Odessa. Il prétend donc avoir respecté la loi internationale en concluant des accords avec ces nouveaux “Etats” autoproclamés, et en intervenant militairement aux termes de ces accords pour “tenter de mettre fin aux hostilités déclenchées par le régime de Kiev en 2014”. C’est pourquoi selon lui la question des frontières de l’Ukraine “doit être conforme aux décisions souveraines des peuples qui vivent dans les territoires que nous appelons nos territoires historiques”. Laissant leur détermination à la décision des armes : “tout dépend de la dynamique des événements actuels”. Mais il oublie un élément essentiel à son raisonnement : celui justement de la souveraineté, qu’il reconnaît à ceux qu’il nomme “les peuples qui vivent dans nos territoires historiques”, mais pas au peuple ukrainien, quand celui-ci décide souverainement d’adhérer à l’OTAN et à l’UE. Car quand Loukianov le relance à nouveau : “quand il y aura neutralité, alors nous discuterons des frontières ?”, la réponse est : “il ne peut y avoir de relations de bons voisinages entre la Russie et l’Ukraine en l’absence de neutralité”.

Or quelle est la conception poutinienne de la “neutralité” de l’Ukraine ? C’est justement la perte de sa souveraineté. Selon lui l’Ukraine non-neutre, “sera constamment utilisée comme instrument par des mains étrangères au détriment des intérêts de la Fédération de Russie”. Autrement dit selon lui l’Ukraine n’est pas un sujet souverain de droit international mais un objet condamné à être soit un “instrument” de la politique agressive de l’Occident, soit un Etat neutre inclus de force dans la zone d’influence de la Fédération de Russie. Suit alors un descriptif des combats dans la région russe de Koursk, conquise par l’armée ukrainienne en août, et dans le Donbass, que près de trois ans après son invasion, l’armée russe est toujours dans l’incapacité de conquérir intégralement. Selon l’expert militaire Iouri Fedorov, intervenant au lendemain du Club “Valdaï” sur le canal YouTube d’Alexandre Plushev, “Breakfast Show”, les propos de Poutine témoignent d’une absence de connaissance de la situation sur le terrain, due à la poursuite des mensonges, dont l’ancien ministre de la Défense Choïgou abreuvait son maître, par le nouveau Belooussov (3). Mais le tableau présenté par Poutine, qui impute les “pertes colossales” de l’armée ukrainnienne à l’administration démocrate américaine, laquelle aurait contraint à l’offensive sur Koursk “à n’importe quel prix” “dans une perspective électorale”, s’avère en fait un appel du pied à Trump pour changer de politique et ouvrir des négociations.

Si bien que lorsque Loukianov lui demande ce qu’il pense du président nouvellement élu, il commence prudemment par dire que lors de son premier mandat tout le monde s’accordait à dire que c’était “avant tout un homme d’affaire et qu’il comprenait peu de choses en politique et qu’il pouvait commettre des erreurs”. Pour faire ensuite un long compliment trop appuyé pour être honnête au courage manifesté par Trump lors de la tentative d’assassinat dont il a été l’objet. Autrement dit, “voilà un homme avec qui parler”. Et lors de la campagne électorale “ce qui a été dit concernant la volonté de rétablir les relations avec la Russie, de contribuer à la sortie de la crise ukrainienne, me semble, à mon avis, mériter au minimum une attention particulière”. Et lorsque Loukianov émet l’hypothèse qu’il l’appelle pour lui dire “Allez Vladimir, rencontrons-nous !”, Poutine répond “je ne pense pas que ce soit honteux pour moi de l’appeler”. De sorte qu’on ne sait pas qui des deux a appelé l’autre, mais le jour même du Club “Valdaï”, ils se sont appelés.

Selon la presse américaine Trump aurait demandé à Poutine de mettre un frein à son escalade militaire en Ukraine tout en rappelant la présence des forces américaines en Europe, et proposé un cessez le feu sur les positions actuelles, garanti par des unités européennes. Des concessions territoriales seraient également envisagées et un flou laissé sur les statut futur de l’Ukraine. Ce qui répondrait au concept de “paix forcée”, tel que Trump l’aurait formulé à Zelenski lors d’un entretien téléphonique juste après l’élection. Mais Poutine ne l’entend pas de cette oreille, qui juste après a décidé d’intensifier les bombardements des villes ukrainiennes et de dépêcher un contingent, dit-on, de 50 000 militaires pour reprendre la zone occupée par l’Ukraine dans la région de Koursk, dans lequel sont inclus des Nord-Coréens. Ce qui prouve au passage l’état de l’armée russe, qui selon Fedorov n’a pratiquement plus de chars, l’offensive pour reprendre la poche de Koursk aux 20 000 défenseurs ukrainiens étant très coûteuse en hommes, comme le reste des offensives russes dans le Donbass. Il est donc probable que si des négociations ont lieu, elles ne se feront pas en 24 heures comme Trump l’avait fanfaronné, mais alterneront les coulisses diplomatiques et le terrain militaire pour une période indéterminée.

Cependant Trump et Poutine parviendront-ils à un accord par-dessus les Ukrainiens et les Européens ? Le discours de Macron au Sommet européen de Budapest, le 7 novembre également, appelait une fois de plus à s’impliquer davantage dans un conflit vital pour la sécurité de l’Europe (4). Car la part des Européens dans ce conflit n’est jusqu’à présent restée que dans le cadre de “Poutine ne doit pas gagner en Ukraine”, sous-entendant qu’il ne doit pas être vaincu, ce qui entraînerait selon eux le chaos à l’Est du continent ou un régime pire encore, comme si celui de Poutine ne l’était pas déjà devenu. Quant à l’Ukraine, elle a suffisamment démontré sa volonté de faire respecter sa souveraineté et sa capacité à contenir l’agression russe, pour être reconnue comme le principal décideur de toute solution qui mette fin au conflit.

Frédéric Saillot, le 11 novembre 2024

(1) http://kremlin.ru/events/president/news/75521
(2) https://www.eurasiexpress.fr/a-valdai-poutine-proclame-lempire/
(3) https://www.youtube.com/watch?v=nLllim4uxuk
(4) https://www.youtube.com/watch?v=HJ4bm0dkpwM