Syrie : les incohérences de la diplomatie française

Désarçonnée par l’irruption des peuples arabes sur la scène de l’histoire à compter de décembre 2010, la France, toutes tendances politiques confondues, s’est résolue à prendre en marche le train de ce que l’on appelé le “printemps arabe”. Oubliant les connivences avec les dictatures en place, elle l’a fait mollement d’abord puis, quand il s’est agi d’orienter le nouveau cours dans le sens des intérêts de l’Occident, elle s’est trouvée en pointe dans l’affaire lybienne, sous-traitant la liquidation du régime Kadhafi pour le compte des Etats-Unis. L’on se souvient de la mise au pied du mur de Juppé par Sarkozy et B.H. Lévy, serviteurs zélés de la géostratégie américaine. C’est le même Juppé qui, d’après les spécialistes, sans rien connaître au dossier, s’est montré un militant acharné du plaquage du schéma de l’intervention occidentale en Lybie sur la situation syrienne, infiniment plus complexe, tant sur le terrain que dans ses implications régionales et internationales. Plaquage que son successeur Fabius voudrait bien poursuivre, retenu cependant par les hésitations et les louvoiements de l’incertain président Hollande.
Il n’est donc pas étonnant que l’ambassadeur de France “hors-sol” en Syrie, Eric Chevallier, au micro des Matins de France-Culture en direct d’Antakya dans le sud de la Turquie, à 20 km de la frontière syrienne, le 24 septembre dernier, ait dénoncé avec insistance le régime de Bachar et-Assad qui a fait le choix “d’assassiner son peuple”, répétant la position “extrêmement claire de la France : le président de la république l’a dit, Laurent Fabius l’a dit, ‘nous voulons que ce régime cesse, d’une part ses actions, mais nous voulons aussi que ce régime cesse d’exister parce que c’est un régime assassin'”. Utilisant les moyens offerts par la radio gouvernementale, Chevallier n’aura de cesse d’expliquer, tout au long de cette journée d’émission spéciale, la contribution de la France à cette entreprise, dans un contexte de triple impasse politique, militaire et diplomatique. Faisant aveu d’impuissance face à une opposition divisée et une rébellion noyautée par les djihadistes internationaux, il énonce modestement l’aide civile apportée par la France aux “zones libérées” le long de la frontière turque au nord d’Alep : “La France a lancé ily a un mois, à la demande du président de la république et du ministre des Affaires étrangères une initiative d’appui à ces zones libérées et on a commencé à les aider très concrètement.” Et il précise : “C’est le travail que je fais avec une petite équipe de collaborateurs, nous rencontrons ces conseils révolutionnaires locaux dans leurs dimensions non militaires, non religieuses, la dimension civile qui est très importante à renforcer.”
La reporter Claude Guibal illustre les propos de l’ambassadeur “hors-sol” dans une enquête effectuée la veille à Souhane, non loin de la frontière, où s’est formé un “conseil civil” composé “des hommes les plus éduqués, les plus cultivés”. Elle rencontre l’un d’eux dans les anciens locaux du parti Baas : “Bien sûr, le travail de ce conseil, c’est de pallier les services qui manquent dans le village”, et il énumère : le gaz, “coupé par l’Etat”, l’eau, le fuel, l’électricité et le traitement des ordures ménagères. Claude Guibal opère alors une transition : “Alors ça  c’est tout ce qui concerne la gestion municipale. Pour la justice, il y a des “conseils légaux”, en tout cas c’est le nom qu’ils se donnent, qui se sont formés. Mais alors là, précise-t-elle, il n’est plus question de citoyens ordinaires mais d’imams.” Et elle enchaîne avec l’interview d’un “cheikh” à l’école coranique : “En tant que théologiens de la charia, reconnu à la fois par l’armée et par le peuple, nous pensons que nous sommes les mieux placés pour résoudre les problèmes des gens et de la société.”
Une dépêche de l’agence Reuters de Paris du mercredi 5 septembre précise en effet que, selon une “source diplomatique”, “Paris a identififié des zones dont le régime de Bachar el-Assad a perdu le contrôle dans lesquelles des conseils révolutionnaires locaux ont été établis pour venir en aide à la population.” La “source” précise que la semaine précédente, “la France a promis une aide exceptionnelle de 5 millions d’euros pour aider les Syriens, et a commencé dès le vendredi à offrir aide et argent à cinq autorités locales”. L’ingérence est ainsi ouvertement revendiquée, sous couvert d’aider les populations civiles. Non seulement, quoi qu’en dise Chevallier, elle renforce les bases arrières de la rébellion, mais ce qui est encore plus inadmissible, elle instaure la charia au sein d’un Etat laïque avec l’argent du contribuable français. Rappelons que la charia est un système juridique religieux de pré-droit, qui comporte entre autres régressions civilisationnelles la mutilation et différentes peines de mort comme par exemple la lapidation, forme extrêmement évoluée du rapport à l’autre.
Eric Chevallier n’a cependant pas toujours tenu le même discours. Ambassadeur “hors-sol” depuis la rupture des relations diplomatiques entre la France et la Syrie, il a été nommé à ce poste le 27 mai 2009 par le ministre des Affaires étrangères d’alors Bernard Kouchner dont il est le collaborateur depuis 1997 dans ses différentes fonctions ministérielles et autres. Cela faisait suite à son intégration “sans concours et avec une expérience de seulement huit années de service public, au grade de ministre plénipotentiaire, le plus haut grade du ministère des Affaires étrangères et européennes” (Wikipedia). Le 27 Mai 2009, c’est 18 mois environ avant le déclenchement du printemps arabe en Tunisie. Une semaine auparavant, Kouchner avait définitivement enterré le projet d’Union Pour la Méditerranée censé apporter enfin une solution au conflit israëlo-palestinien, pierre d’achoppement de la paix au Moyen-Orient et dans le monde (Le Nouvel Obs.fr du 20/05/09). Projet qui avait valu la réception en grandes pompes de Khadafi, suite au troc pour la libération des infirmières bulgares, en décembre 2007 sur les pelouses de l’hôtel Marigny et l’accueil chaleureux de Bachar el-Assad place de la Concorde pour le défilé du 14 juillet 2008.
Si Kouchner place donc son homme en Syrie après cet échec, c’est qu’il compte bien poursuivre son travail auprès du président syrien et user de son influence dans la région pour porter à son actif une solution au conflit entre Israël et ses voisins palestiniens. C’est d’ailleurs ainsi que Chevallier présente sa volte-face à l’égard du “régime Assad” lors de l’émission du 24/09 : “La France, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la Turquie” auxquels, repris par Marc Voinchet, il ajoute “le Qatar et l’Arabie saoudite, ont tenté de voir s’il était possible de sortir la Syrie du giron iranien, s’il était possible d’accompagner un éventuel mouvement de progrès dans le pays, peut-être même de voir si la Syrie pouvait contribuer à des efforts de paix éventuels, et bien tous ces pays ont fait le constat que le régime a fait un choix qui est celui de la mort et d’assassiner son peuple.”
C’est pourtant le même Chevallier qui, selon “un diplomate français” désigné par les initiales “HdN” par Georges Malbrunot sur son blog du Figaro.fr le 29 mars dernier “a été recadré juste au début de la révolte.”  Et sur son blog du 14 avril, Malbrunot cite une réunion la veille au Quai d’Orsay des représentants de la France au Moyen-Orient au cours de laquelle “les télégrammes diplomatiques envoyés par l’ambassadeur de France en Syrie ont suscité de nombreuses critiques” : “‘Il est complètement basharisé’, affirme un diplomate, qui lui reproche de relayer la thèse officielle syrienne sur la contestation, sans précédent, qui menace le pouvoir de Bashar el-Assad.” Pire : “‘Eric Chevallier explique qu’il faut donner du temps au président syrien, et qu’il ne faut pas exclure que des mains étrangères soient derrière les manifestations’, ajoute un autre diplomate de haut-rang.”
L’adoption de la rhétorique anti-Assad à l’oeuvre dans le mainstream médiatique – critiquée en son temps par l’ambassadeur soi-même faisant état du “trouble de la communauté française en Syrie à cause du décalage entre ce qu’elle vit au quotidien et la couverture des événements” (Rue89, 5/04/12) – n’est cependant pas à mettre uniquement au compte du carriérisme de cet ancien médecin diplômé de Sciences-Po ayant très rapidement été aspiré dans les institutions internationales. Elle est aussi l’application d’une politique d’alliance avec ce que la coalition anti-syrienne recèle de plus inquiétant : le fondamentalisme musulman sunnite financé par l’un des fonds souverains les plus puissants, le Qatar, sponsor des “frères musulmans” qui récupèrent partout où ils le peuvent le “printemps arabe”, avec lequel la France noue des rapports de plus en plus serrés.
Quand on sait le rôle de propagande et de diffusion du fondamentalisme islamiste – dont les appels au meurtre par le “cheikh” Yusuf Al Qardaoui – joué par la chaîne satellitaire Al Jazeera financée par le Qatar, l’on ne peut être que très surpris par la complaisance avec laquelle ils ont été présentés sur France 2, autre média gouvernemental, dans “Un Oeil sur la planète” d’Etienne Leenhardt le 1er octobre dernier. Il en ressort en effet que l’objectif politique du Qatar serait “la promotion d’un islam modéré”. Au nom de quoi sans doute le ministre du “redressement productif” Arnaud Montebourg a approuvé le 25 septembre la création d’un fonds qatari destiné à financer des projets d’entrepreneurs des “quartiers populaires” doté de 50 millions d’euros par le Qatar (1). Tout comme l’entrée en catimini du Qatar comme membre associé dans l’Organisation internationale de la Francophonie au tout récent sommet de l’OIF, alors qu’il n’est pas francophone et qu’il n’est pas passé par la case préalable d’observateur, ce qui a soulevé quelques polémiques sur la légitimité de cette adoption.
Cependant, la mise en oeuvre d’un programme d’aide civile au “zones libérées” en Syrie par Eric Chevallier, bénéficie aussi sans doute du savoir acquis par ce dernier auprès de Bernard Kouchner au Kosovo, lorsque celui-ci était le représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU, dirigeant la mission internationale (MINUK) chargée de gérer la province après le retrait des forces serbes suite aux bombardements de l’OTAN et l’entrée de la KAFOR. Ce qui explique peut-être pourquoi Bachar el-Assad a déclaré dans une interview à la chaîne de télévision Rossia 24 qu'”un groupe d’opposants syriens s’est rendu au Kosovo pour y acquérir de l’expérience en matière d’intervention armée, en matière de démarches à accomplir pour amener l’OTAN en Syrie” (Ria Novosti 16/05/12). Jusqu’à présent le savoir-faire de l’UCK n’a pas été exportable. Sauf peut-être sur un point qui évoque l’un des aspects les plus sombres de la mission Kouchner au Kosovo : l’agence de presse syrienne Sana, dans une dépêche du 9 octobre, fait référence au journal turc Yurt, selon lequel des groupes terroristes armés feraient du trafic d’organes prélevés sur leurs otages. Rappelons qu’au Kosovo, le rapporteur du Conseil de l’Europe Dick Marty a révélé en juillet 2011 que l’UCK se livrait à un trafic d’organes prélevés sur ses otages serbes, y compris ceux enlevés pendant la mission Kouchner entre juillet 1999 et décembre 2000.
On le voit, la diplomatie française navigue à vue dans la crise syrienne, essayant de tirer profit de la politique d’alliance des Etats-Unis avec l’Islam fondamentaliste sunnite au prix d’un redoublement de violence et de criminalité organisée sur le terrain. Mais pas seulement : des membres du réseau terroriste islamiste démantelé en France le 6 octobre dernier étaient en lien avec les djihadistes en Syrie. Contrastant avec cette incohérence et cette fuite en avant des chancelleries occidentales, la diplomatie russe poursuit elle une action constructive de dialogue avec l’opposition légale dans le cadre de la résolution de l’ONU du 30 juin dernier, et avec tous les partenaires régionaux, à commencer par l’Iran. Et la Russie reprend peu  peu une position majeure au Proche-Orient, avec notament les contrats récemment passés avec l’Irak portant sur le pétrole et le réarmement des forces armées irakiennes.
Frédéric Saillot, le 17 octobre 2012

(1) Interrogé sur la destination de ce fonds, le service de presse d’Arnaud Montebourg m’a précisé que le dossier “était en cours de discussion entre le ministère et l’Elysée”.