Scénarios de l’après-Poutine

Alexandre Plushev, ancien journaliste à Echo Moscou, a fondé son propre canal d’information sur YouTube à Vilnius (1) après le 24 février 2022. Il y a récemment entamé une série d’interviews sur l’avenir de la Fédération de Russie après la fin du régime Poutine. L’impasse de la guerre d’agression que ce dernier mène en Ukraine, l’effet des sanctions et l’aide occidentale apportée à Kiev devraient en effet conduire à des négociations et ouvrir le champ des possibles quant à l’évolution du régime, y compris par l’éventuelle disparition de son principal acteur et bénéficiaire. Le premier à être interrogé à ce sujet fut Sergueï Gouriev le 5 juin. Economiste, réfugié politique en France depuis 2013 pour avoir été inquiété dans l’affaire Youkos (2), il a enseigné à Sciences-Po avant d’être nommé directeur de la London Business School en janvier dernier. A la première question posée par Plushev, sur le rôle des exilés “pour parvenir à l’après-Poutine”, il n’a pas hésité à répondre que “cela dépendait beaucoup d’eux parce que les gens en Russie ne comprennent pas bien ce qui se passe dans le pays et ce qui se passe dans le monde, car ce n’est pas Piervy Kanal (3) qui va leur en parler, ni les opposants qui se trouvent en Russie, car le faire est physiquement dangereux” (4).

Cependant le Conseil de coordination de l’opposition russe auquel il participe se limite à la défense de ceux qui prennent le chemin de l’exil. Ce n’est pas, regrette-t-il “un proto-parlement comme je le voudrais, mais il aide les Russes dans l’émigration sur les questions de visa et de travail, car il y a trop de divergences entre ses participants”. Ce que confirme un autre ténor de l’opposition russe en exil, Mikhaïl Khodorkovski, interrogé le lendemain par Plushev (5) : le comité anti-guerre qu’il a fondé avec d’autres opposants, n’est pas un organe politique, il réunit des opposants à la guerre de Poutine et à son régime, venus de tous les horizons politiques. Ces efforts de fédération minimale ont sans doute tiré la leçon de l’échec du Conseil de coordination de l’opposition en 2012, après les grandes manifestations provoquées par le retour de Poutine à la présidence, marqué par des fraudes massives aux élections, qui se voulait alors une sorte de gouvernement fantôme. Pour Gouriev, “il faut apprendre à discuter et accepter que l’autre ait un point de vue différent. Face à l’ennemi commun, Poutine, et à la situation créée par la guerre, il faut parvenir à s’entendre”.

Cependant le rôle de l’opposition en exil est plus étendu que ce simple minimum syndical : “il est aussi d’apprendre à dialoguer avec les partenaires occidentaux. Certes le changement de régime en Russie sera le fait des Russiens, souligne-t-il, mais il aura plus de chances d’aboutir si Poutine est vaincu sur le champs de bataille. Les discussions avec les Occidentaux sur comment combattre Poutine à l’aide des sanctions et des livraisons d’armes à l’Ukraine, sur comment combattre les agents de Poutine en Occident sont aussi importantes, parce que l’opposition russe à l’étranger comprend mieux comment est structurée la Russie de Poutine et comment l’arrêter. C’est un dialogue que seule l’opposition extérieure peut mener”. Car selon lui les sanctions diminuent les moyens de financer sa guerre et l’oblige à augmenter les impôts, ce qui le rend impopulaire. D’autre part, comme il a peur qu’une opposition se manifeste en Fédération de Russie, il dépense également énormément d’argent dans l’appareil répressif, notamment des centaines de milliers de gardes nationaux qui ne sont pas envoyés en Ukraine, mais qui combattent l’ennemi intérieur, ainsi qualifie-t-il les opposants, considérés comme des alliés des Occidentaux et des Ukrainiens.

Plushev fait remarquer qu’à la troisième année de guerre, force est de constater qu’il n’y aura pas de victoire sur le terrain ni de chute du régime Poutine, et qu’on s’achemine vers des négociations de paix. Selon Gouriev, “dans les conditions actuelles, il ne peut y avoir qu’un armistice comme en Corée. Même s’il n’occupe qu’une partie des quatre oblasts qu’il a annexés, Poutine pourrait alors se prévaloir d’une victoire tactique qui n’entraînera pas la chute de son régime”. Mais “tôt ou tard ce régime disparaîtra, car c’est un régime personnel et Poutine est mortel”. Il peut “se durcir, se militariser, devenir plus guébiste (6), radical-religieux, théocratique, mais le poutinisme en tant que régime personnel de Poutine disparaîtra. Son cercle a été constitué de manière telle qu’il ne peut fonctionner sans lui comme arbitre, qui bénéficie d’un certain soutien populaire, alors que ceux qui le constituent n’ont pas été élus, et ne détiennent une parcelle de pouvoir que grâce à lui”. Gouriev file alors la comparaison entre l’après-Poutine et l’après-Staline : “Poutine disparu, il y aura un combat entre eux, peut-être l’un d’eux va-t-il réprimer les autres, peut-être s’entendront-ils pour former une junte, un politburo, peut-être vont-ils construire une dictature à la nord-coréenne, mais après une certaine période va commencer une sorte de restructuration (pérestroïka) : ‘il nous faut l’appui de la population, diront-ils, il nous faut lever les sanctions, et donc discuter avec l’Ouest et avec l’Ukraine'”.

Pour Gouriev “il y a donc des raisons d’être optimiste, car l’Occident demandera non seulement à retirer les troupes d’Ukraine, mais à libéraliser le régime, parce qu’il comprend bien que la dictature russe est dangereuse pour ses voisins et pour l’Europe”. Cela se fera progressivement : chaque pas en avant du régime sera accompagné de la levée d’une sanction. Plushev déclare alors qu’en cas de disparition de Poutine, c’est le premier ministre, Michoustine qui, selon la constitution, lui succédera. Comment s’y prendra-t-il avec les élites pour engager des négociations avec l’Occident ? Gouriev assure alors que ces négociation “ont déjà lieu. Certains envoient des signaux aux pays occidentaux, je l’ai beaucoup entendu dire, selon lesquels ‘avec nous, ce sera mieux'”. Et d’après lui “c’est lié au fait que la guerre n’est utile à personne sauf à Poutine. C’est vrai qu’il y a un groupe d’intérêt qui bénéficie du conflit, mais les sanctions ne bénéficient à personne et la guerre n’est utile à personne, et pas à l’industrie. Ca peut bénéficier aux usines de fabrication d’armement et de tanks, mais la majorité de l’élite économique veut revenir à l’intégration économique globale, avoir accès à la technologie moderne et il y a là des raisons d’être optimiste, parce que ces sanctions empêchent tout le monde de vivre. Certes elles ne sont pas efficaces, car elles ne sont mises en oeuvre que par la moitié des pays, mais elles gênent et tout le monde comprend que sans elles on connaîtrait une forte croissance économique”.

Plushev objecte alors que se rendre aux conditions de l’Ouest signifierait la mort politique de Michoustine et des élites. Selon Gouriev il n’y a pas d’autre choix, car le système construit par Poutine est très dangereux : “il y pense trois ou quatre heures par jour et dépense un argent fou, ce qui fait que malgré les désaccords il est toujours en vie”. Mais “il arrive que le leader d’un régime dictatorial disparaisse pour une raison inconnue. Beaucoup de gens de son entourage le haïssent et il a beau dépenser beaucoup d’argent pour sa sécurité, il peut y avoir une erreur”. Ce qui fait que son successeur, si, comme Michoustine, “c’est un homme intelligent et rationnel, il comprendra qu’il est dangereux de maintenir un système dictatorial et particulièrement pour lui”, et pour les élites. Dans ce cas, l’émigration et l’opposition intérieure seront-elles autorisées à participer à des élections organisées par le pouvoir en place ? Selon Gouriev, il est inévitable qu’il y ait une lustration “souhaitée par la société russe”, car “il faut rendre justice aux victimes du régime, il faut instruire les crimes du régime”. Cela demandera une période de transition, qui pourrait être prise en charge – à l’exemple polonais de la table-ronde qui a assuré la transition de la dictature communiste – “par un organe collégial avec des représentants de l’opposition qui vont décider de l’organisation d’élections”. Dans l’interview déjà cité, Khodorkovski a manifesté son désir de participer à une telle table-ronde, tout en refusant tout rôle personnel qui ne peut selon lui que reproduire le modèle du leader auquel il s’agit désormais de renoncer.

“Dans le cadre légal actuel, précise Gouriev, avec la loi sur les agents de l’étranger et sur l’extrémisme, il n’est pas possible d’organiser des élections, il va falloir le changer, lever la censure”. Pour cela “il faudra revenir à la constitution de 1993 et convoquer l’élection d’une constituante qui décidera une nouvelle constitution, de façon à aller vers une république parlementaire. Qui le fera ? L’élite poutinienne qui voudra revenir à des conditions normales et qui voudra assurer sa propre sécurité. Parce que tout ne va pas pour le mieux pour eux : ils ont de l’argent, mais ils ont perdu leurs propriétés à l’Ouest, et le plus important est qu’ils n’ont pas de garantie de sécurité, ils sont toujours menacés de prison, comme par exemple Timour Ivanov, qui était en haut de la pyramide et qui se retrouve en isolateur (7). Plushev lui demande alors si selon lui les Russes veulent la liberté, alors qu’ils n’ont pas utilisé celle gagnée en 90 et qu’ils se retrouvent dans la situation actuelle. “En 90 ils sont sortis dans la rue pour demander la liberté et de l’argent, explique Gouriev, parce qu’ils pensaient avoir les deux en même temps. Ensuite ils ont été d’accord pour passer un contrat social avec Poutine : à lui le pouvoir, à nous l’argent. Maintenant ils voient qu’ils n’ont ni argent ni liberté : l’augmentation des impôts a concerné toutes les poches, sauf celles des riches, car la réforme n’a concerné que les salaires, mais pas les dividendes et les augmentations de capital. Les gens les plus riches n’ont pas été touchés parce que ce sont ces gens là que Poutine redoute le plus”.

“De plus, ajoute Gouriev, les sondages d’avant février 2022 ne montrent pas que les gens étaient d’accord avec la répression. Et si vous pouviez faire un sondage maintenant pour savoir s’ils sont d’accord avec la censure de guerre actuelle, avec l’emprisonnement pour un simple repost ou un like, avec la torture dans les prisons, avec les dépenses colossales pour envoyer les leurs massacrer en Ukraine, avec l’impossibilité de créer leur propre business, les gens raisonnables donneront la même réponse”. Cependant ils sont nombreux à appuyer la guerre, à y participer, il y a des dizaines de milliers de criminels de guerre, qu’est-ce qu’on fait de ces gens-là ? interroge Plushev. “Certains seront jugés par la justice internationale, d’autres par les tribunaux russes. Tous ne sont pas criminels, ils ont obéi aux ordres. Des centaines de milliers de gens ont participé à la guerre, c’est terrible, mais ce n’est pas la majorité de la société, même pas 10%. Il faut apprendre à vivre ensemble”. Et Gouriev conclut : “L’URSS contrôlait la pensée des gens, cela ne l’a pas empêché de s’effondrer. Et actuellement, il y a d’autres canaux d’information que la propagande du pouvoir”.

Au lendemain de cette interview, l’ancien rédacteur en chef de Radio Moscou, Alexeï Venediktov, déclaré “agent de l’étranger” par le régime, publiait sur sa page Facebook (Meta), une réponse à Gouriev émanant d’un certain “Dmitry Front”. Bien que celui-ci considère Gouriev comme “un homme avec des opinions politiques semblables aux miennes, une solide éducation économique et triplement opposé à Poutine”, il critique ce qu’il nomme “ses clichés d’euro-bureaucrate qui ne comprend vraiment rien à la Russie actuelle”. Pour n’être pas économiste, “Dmitry Front”, qui lui est resté en Russie, s’oppose à lui sur deux points. D’abord concernant le magistère informationnel que possèderaient les “celebrities libérales” en exil à l’étranger sur ceux de l’intérieur, plongés dans “la bulle informationnelle de Piervy Kanal”, et qu’il faudrait secourir : “Bon sang, Sergueï, vous êtes sérieux ? l’interpelle-t-il. En Russie il y a une énorme quantité de gens qui comprennent tout, qui regardent et qui lisent les médias normaux – j’entends par là avant tout les médias indépendants de l’Etat.Ru, c’est à dire pour l’essentiel les médias russophones installés en Europe ou aux Etats-Unis, à l’orientation libérale. Même ceux qui jadis n’étaient pas auditeurs de Dojd ou d’Echo (i. e. avant le 24/02) s’efforcent de recevoir maintenant d’eux une information pertinente (8)”. Pour bien les connaître et en parler avec eux, les gens qui sont dans les structures intermédiaires et supérieures du pouvoir, les “top-managers” des grandes entreprises, ne regardent jamais Piervy Kanal. Et même les Soloviev, Tolstoï, Simonian et Zakharova, sauf pour satisfaire leur ego (9).

Mais à leur sujet, “Dmitry Front” confirme Gouriev : “ce ne sont pas des imbéciles. Ils sont aussi terrifiés par la guerre et les sanctions, par l’impossibilité de vivre normalement et de faire des affaires. Mais ils ne protestent pas, bien que certains d’entre eux allassent jadis dans les manifs, je les y ai vus. Maintenant ils se cachent, se désinscrivent des réseaux sociaux interdits, vivent et travaillent en silence. Mais cela ne veut pas dire qu’ils se trouvent dans une bulle informationnelle”. Et c’est là qu’il développe son second et principal objet de désaccord avec Gouriev : “c’est vous qui vous trouvez dans une bulle informationnelle concernant ce qui se passe ici en Russie, non pas du point de vue des médias, mais du point de vue de la vie réelle. Vous dites que les impôts étranglent les classes moyennes et supérieures. C’est vrai, mais ils augmentent leurs revenus à proportion. Et ça ne concerne pas que ceux qui sont au pouvoir. L’homme d’affaire intelligent.Ru est momentanément gêné, mais il va ensuite s’en tirer plus vigoureusement qu’avant. Ensuite je n’ai pas remarqué que les gens souffaient terriblement de l’augmentation des prix, qui, incontestablement, ont fortement augmenté. Mais les salaires ont eux aussi augmenté, et ceux dont les salaires n’ont pas augmenté, ils se débrouillent pour trouver moyen de l’augmenter eux-mêmes”.

“De plus, ajoute-t-il, le marché se restructure rapidement. En échange de la production chinoise de qualité moyenne nous parvient une production chinoise de qualité supérieure, destinée à l’Europe et aux Etats-Unis”. Il donne l’exemple des voitures chinoises, qui constitueraient 30% du parc moscovite actuel “d’un prix moyen de 2 à 3 millions de roubles (20 à 30 000 euros). Les gens prennent des crédits, et l’amortissent en deux ans, comme un de mes amis taxi qui travaille dur du matin au soir”. Et il aborde ensuite un serpent de mer de la politique russe, celui des infrastructures routières, régulièrement promis par Poutine chaque fois qu’il est réinstallé à la présidence : “La construction du réseau routier en Russie avance à un rythme rapide. L’on construit actuellement principalement des autoroutes de type international, ce qui n’était pas le cas auparavant”. Et de citer l’exemple de la M-12 Moscou-Kazan, qu’il a prise jusqu’à Nijni-Novgorod, c’est à dire à mi-parcours. Le projet a été inauguré par Poutine le 21 décembre 2023, qui a déclaré à cette occasion qu’il permettrait de faire ce trajet de 800 km en six heures et demie (10). A-t-il été achevé ? Toujours est-il qu’il est envisagé de le prolonger jusqu’à Ekaterinbourg et Tioumen, commençant ainsi à faire enfin entrer la Russie dans un réseau de communications internationales digne de ce nom, et à désenclaver son énorme espace vide. Parallèlement va prochainement être développé un réseau ferroviaire à grande vitesse, qui permettrait de joindre Moscou à Ekaterinbourg en six heures, au lieu des 26 jusqu’à présent”.

Observons qu’en France l’autoroute Paris-Marseille, de 773 kilomètres, a été achevée en 1974 et que le TGV sur le même trajet a été inauguré en 2001. Après vingt-cinq ans de pouvoir, c’est donc une performance pour Poutine dont l’on se demande à quoi ce personnage a dépensé les immenses ressources dont il a bénéficié jusque là. Sans doute faut-il y voir une mise en conformité avec le projet chinois des “routes de la soie”. Pour être une dictature totalitaire, le régime de Xi Jinping aura au moins servi à cela et permis d’éviter que son calamiteux allié russe ne fasse usage de l’arme atomique dans sa folle guerre contre l’Ukraine. Toujours est-il que selon “Dmitry Front” – qui n’est pas économiste et semble d’après sa page FB appartenir à la sphère artistique – s’adressant à tous les exilés, “pendant que vous, et vous, et vous, n’étiez pas là, et vous non plus, progressivement sont apparus en Russie de nouveaux professionnels dans différents domaines. Ce ne sont pas des patriotes bornés, mais des patriotes normaux, comme moi. Et je crains que lorsque vous reviendrez, même à l’occasion d’un total changement de régime, eux, les nouveaux Russiens ne vous demandent : mais où étiez-vous donc auparavant ? Et pourquoi avez-vous pris peur et avez-vous fui et nous qui sommes restés pourquoi nous avoir traité de poltrons et d’opportunistes ? C’est vrai que certains se sont adaptés. Mais vous, ne vous êtes-vous pas en vérité adaptés aux euro-standarts, quand il fallait taire ce qui pouvait gêner votre renommée et votre euro-réputation. Et eux, ces jeunes, ils vous diront : merci pour le coup de main, mais, allez, vous serez simplement nos conseillers, si vous le souhaitez, mais diriger, travailler et changer le pays pour l’améliorer, ça nous le ferons nous-mêmes”.

La critique, relayée par Venediktov, est sévère. Certes aussi bien ce dernier que “Dmitry Front” sont en Russie, ce qui explique sans doute l’impasse faite sur la critique du régime et sur les réelles difficultés économiques que peut relever Gouriev de l’extérieur. Toujours est-il que même de l’intérieur les perspectives d’évolution et même de changement du régime sont évoquées. Après avoir été réinstallé récemment à la présidence de la Fédération de Russie par un simulacre d’élections, Poutine a opéré la purge du ministère de la Défense évoquée plus haut. Choïgou a été remplacé par Andreï Belooussov, un économiste extrêmement rigoureux selon Venediktov, ce qui signalerait le projet poutinien de rationalisation de l’économie de guerre, dans la perspective d’une guerre longue avec l’Occident.

Venediktov a cependant commenté cette nomination comme un pas vers l’Ouest (11). Divisant la nomenclature poutinienne en trois fractions : les mystiques – ceux qui veulent aller toujours plus loin : Kovaltchouk, Patrouchev et Poutine à leur tête -, les pragmatiques – ceux à qui la situation ne plaît pas mais qui considèrent de leur devoir de maintenir l’Etat : Michoustine, Gref, Nabioulina -, et la fraction à laquelle appartient Belooussov, celle des étatistes – ceux qui servent l’Etat dans n’importe quelles conditions, il remarque que les récents changements opérés par Poutine va dans les sens des “étatistes” au détriment des “mystiques”, Patrouchev étant écarté du Conseil de sécurité quand Beloousov est nommé à la Défense. Or, rappelle Venediktov, ce dernier a déclaré voici un an, “en tant que tchinovnik de Poutine et en plein conflit : ‘l’Occident n’est pas notre ennemi et nous maintenons les traditions de l’Occident démocratique auxquelles l’Occident reviendra. La Russie est une partie de l’Occident'”. Ce qu’il considère comme le signal d’un changement de point de vue : la Russie n’est pas un empire, mais un Etat, certes grand, mais parmi les autres Etat de l’ensemble occidental.

La participation par défaut de Poutine au sommet international pour la paix en Ukraine va d’ailleurs dans ce sens. Alors que la Fédération de Russie, Etat agresseur ayant violé la Charte de Nations Unies en envahissant un autre, n’était pas invitée, il a produit une proposition d’armistice, certes inacceptable, l’Ukraine devant se retirer de son propre territoire dans les quatre oblasts en partie occupés, et l’Occident lever les sanctions. Mais il en rabat sur son ultimatum de 2022, qu’il avait persisté à seriner jusque-là. S’il continue à réclamer la neutralité stratégique de l’Ukraine, il n’est en effet plus question de sa “dénazification”, de sa “démilitarisation” et de la perspective de “libérer” d’autres parties de son territoire, ni non plus du retrait de l’OTAN aux frontières antérieures à la chute de l’URSS. Le journaliste ukrainien Matveï Ganapolski, qui intervient souvent sur Jivoï Gvozd, interprète cette proposition de Poutine comme “son dernier cri de désespoir avant sa chute du cent-septième étage, ou son maintien sur ces hauteurs, d’où il continuera cette folle politique et observera l’épuisement de ses ressources, le chaos dans ses finances et son industrie et verra comment l’Occident arme l’Ukraine, qui deviendra une part organique de la présence armée de l’Occident dans le monde entier” (12). Le sommet s’est achevé sur une déclaration minimale, signée par quatre-vingt Etats, qui condamne l’agression de la Fédération de Russie, et demande le retour de la gestion de la centrale de Zaporojia à l’Ukraine sous supervision de l’AIEA, la libre circulation des produits agricoles, et le retour des prisonniers ainsi que des enfants ukrainiens kidnappés par les Russes (13). Un prochain sommet a d’ores et déjà été envisagé, avec cette fois la participation de la Fédération de Russie. Ce qui suppose une évolution du régime, se traduisant par une réelle volonté de négociation, ou bien, à terme, son remplacement.

Frédéric Saillot, le 20 juin 2024

(1) The Breakfast Show : https://www.youtube.com/channel/UCTVk323gzizpujtn2T_BL7w
(2) Principale compagnie pétrolière russe présidée par Mikahaïl Khodorkovski, arrêté et condamné en 2003 pour fraude fiscale. Gouriev, en tant qu’expert, a contesté en 2011 le jugement condamnant Khodorkovski.
(3) Principale chaîne de télévision russe contrôlée par le pouvoir.
(4) https://www.youtube.com/watch?v=3QMNnU91UWc
(5) https://www.youtube.com/live/NgUwYjTO-gM
(6) De KGB, en russe “Ka Gué Bé”.
(7) Vice-ministre de la Défense, arrêté pour corruption après le limogeage du ministre Choïgou, avec un certain nombre de cadres du ministère.
(8) La chaîne de télévision Dojd et la radio Echo Moscou ont été interdites par le pouvoir après le 24 février 2022. Dojd a émigré à Riga tandis que Venediktov a créé la chaîne YouTube Jivoï Gvozd (“Clou vivant”), dont nombre de journalistes participent depuis l’étranger.
(9) Brochette des propagandistes en chef : Vladmir Soloviev de Rossia 1, Simonian de RT, Piotr Tostoï vic-président de la Douma et Zakharova porte-parole de Lavrov.
(10) https://www.autonews.ru/news/64f8325c9a7947f673827e21
(11) https://www.youtube.com/live/ytrUhgaTf8c
(12) https://www.youtube.com/live/7_AceX07yOc
(13) https://www.reuters.com/world/europe/draft-joint-communique-ukraine-conference-switzerland-2024-06-15/