Lettre ouverte à Monsieur Plenel

Lettre ouverte à Monsieur Plenel

Monsieur,

Mercredi dernier 26 février, nous avons présenté nos deux livres, Pierre Péan (Kosovo, Une guerre “juste” pour un Etat mafieux, éd. Fayard) et moi-même (Racak, De l’utilité des massacres, tome II, éd. L’Harmattan), à l’occasion d’une conférence au Centre culturel de Serbie. Je tiens à préciser que j’ai alors fait la connaissance de Péan, dont je venais de lire l’ouvrage.
Journaliste, j’ai en effet réalisé un certain nombre de reportages au Kosovo, mais, après la sortie de mon livre en avril 2010, j’ai orienté mon travail sur la Russie, de sorte que l’article de Jean-Arnaud Dérens publié dans Mediapart le 9 juillet 2013 : “Pierre Péan et le Kosovo : une “enquête” bâclée pour un livre raté”, m’avait également échappé. Voici l’oubli réparé.
La lecture de cet article me laisse perplexe : qu’a voulu démontrer Dérens ? Qu’il est le seul journaliste français à connaître le Kosovo ? Que Péan aurait pu/dû pousser plus loin son enquête, notamment sur l’implication des services, et donc des Etats, occidentaux dans le trafic d’organes prélevés sur des prisonniers serbes assassinés pour cela, auquel s’est livré l’UCK alors que le Kosovo était sous mandat international après les bombardements de l’OTAN, comme le révèle Dick Marty dans son rapport à l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ? Mais lui-même, que fait-il de plus que poser la question dans la série de trois articles publiés également sur votre site à l’été 2012, “Kosovo, un trou noir dans l’Europe” ?

Il est étonnant par ailleurs que Dérens trompe ses lecteurs sur le sujet du livre de Péan, en faisant une lecture erronée du titre. En effet, celui-ci ironise sur la guerre “juste” faite par l’OTAN à la Serbie en 1999, et sur le résultat obtenu : un Etat mafieux au coeur de l’Europe, ce qui donne un éclairage sur ce qui pour Dérens reste un “trou noir”. Et le propos de Péan est justement de porter à la connaissance du public français la situation des victimes de cet Etat mafieux : en premier lieu les Serbes avec les autres minorités ethniques et/ou religieuses, et de montrer le rôle des Etats occidentaux dans la mise en place et l’impunité de cet “Etat”. Utilisant pour ce faire l’UCK, contre la LDK de Rugova en effet, comme levier pour une intervention militaire via le prétendu massacre de Racak, comme je le démontre dans mon livre, puis via les fausses négociations de Rambouillet, la présentation biaisée du rapport d’Helena Ranta sur les autopsies des cadavres trouvés à Racak, et enfin la campagne de bombardement en application de la doctrine de guerre totale. Sous prétexte d’un génocide qui s’est avéré être un mensonge.
Et à cet égard le livre de Péan est fort intéressant car il porte à la connaissance du public français la désorganisation dont pâtit notre Etat à nous du fait des choix opérés par une partie de son appareil. Il est ridicule de savoir si Danjean, alors agent de la DGSE chargé de “traiter” Thaci, délégué de l’UCK à Rambouillet, le connaissait avant ou pas. L’essentiel est de savoir, comme le révèle Péan, que celui-ci l’a fait certes parce que c’était sa mission, mais aussi parce qu’il partageait le point de vue de la désinformation américaine sur la situation au Kosovo, avec son collègue Lorenzi et avec Rondot, son supérieur à la DGSE. Point de vue qui n’était pas celui du renseignement militaire du COS. Sur le plan politique, les atermoiements de Chirac font suite aux précautions mitterrandiennes, pour finir par rallier la stratégie américaine d’offensive sur ce que Yalta avait gelé. Ce qui éclaire le moment où la France perd son indépendance et cesse d’assumer le rôle qui était le sien sur le plan international, la situation s’aggravant avec Sarkozy et Hollande. Et Danjean, continuant à défendre la même politique sous une autre couverture, celle de député européen de l’UMP, nie la réalité du trafic d’organes qui met en cause notamment Thaci.

J’ai moi-même rencontré Danjean dans le cadre de mon travail au Kosovo de 2004 à 2011. Il m’a confié qu’en Bosnie il avait constaté que la sécurité n’était assurée que dans les zones sous contrôle serbe. Mais, a-t-il ajouté, “ce sont des communistes”, avouant ainsi que ce qui le déterminait dans cette mission puis dans celle effectuée ultérieurement au Kosovo, c’était cette grille de lecture surannée héritée de la guerre froide. Lors de mon dernier reportage, en décembre 2010, j’ai également rencontré Jean-Arnaud Dérens à Pristina. J’ai été stupéfait de l’entendre nier l’existence d’un trafic de drogue au Kosovo, pourtant attesté par tous les spécialistes, à commencer par Xavier Raufer et Pino Arlacchi, ce dernier étant par ailleurs également spécialiste de la mafia. Dont Dérens nie également l’existence spécifique au Kosovo en la banalisant et en lui accolant des guillemets : “Il y a bien sûr, au Kosovo, des bandits, des criminels et des “mafieux”, comme il y en a dans tous les pays du monde” déclare-t-il, avant de concéder : “ce qui est particulier au Kosovo sous mandat international, c’est que l’on a permis à un tout petit cercle politico-mafieux, celui de Xhavit Haliti, de Hashim Thaci, de Shaip Muja et de quelques autres, de mettre le territoire en coupe réglée”. Et de poser ces questions bien naïves, auxquelles il ne répond pas : “Pourquoi ? Comment ?”
Comme le sont les conseils qu’il donne aux journalistes investiguant au Kosovo : interviewer Thaci, utiliser des fixers albanais etc. J’ai moi-même essayé d’interviewer Thaci à Pristina en décembre 2010, au moment où il remportait les élections législatives, qui était aussi celui où éclatait la bombe du rapport Dick Marty. Cela lui aurait permis de s’expliquer s’il s’était considéré innocent. Ce fut peine perdue, et ce, malgré la recommandation… de Danjean. La seule interview qui puisse être faite de Thaci d’ailleurs à mon sens, devrait être celle d’un procureur indépendant. Et, à part Nazim Bllaca, cet ancien exécutant des liquidations ordonnées par la direction de l’UCK, qui parle à qui veut l’entendre, qui d’autre Dérens a-t-il interviewé dans sa série d’article publiés par Médiapart ?

Je peux témoigner de la loi du silence observée par les responsables albanais du Kosovo, signe de la terreur qui y règne. En décembre 2005, au moment où était discuté le futur statut du Kosovo à l’ONU, j’avais essayé d’interviewer Veton Surroï, généralement présenté comme un démocrate proche des valeurs européennes. Je n’ignorais pas le rôle qu’il avait joué dans le collaboration nouée par les Occidentaux avec l’UCK dès 1998, ainsi que celui du journal polonais Gazeta Wyborcza d’Adam Michnik, dans la création du sien, Koha Ditore, qui, à l’époque, aux dires de Timothy Garton Ash dans la New York Review of Books du 14 janvier 1999 “soutient, certains disent même enflamme la lutte armée” (voir mon livre, p. 131). Au détriment donc de la ligne Rugova. Il suffit de lire l’interview que j’ai publiée de lui dans B.I. (n°109, avril 2006) pour se rendre compte de sa réticence à se livrer à des confidences sur ces sujets. Quant à utiliser des fixers albanais, je le déconseille fortement aux journalistes qui voudraient investiguer au Kosovo. Il est préférable d’avoir recours à des confrères, pas tous malheureusement. J’ai eu la chance d’en rencontrer un de remarquable, qui m’a permis de recueillir nombre d’informations utiles à la compréhension de la situation au Kosovo post-bombardements, dans la série d’articles que j’ai publiés dans B.I. entre juin 2004 et février 2011.
La réponse aux questions de Dérens, je l’ai trouvée dans ce travail, ainsi que dans l’enquête conduite pour l’écriture de mon livre sur le soi-disant massacre de Racak et la fonction qu’il a occupé dans le processus conduisant aux bombardements de la Serbie, qui ont contribué à modifier l’équilibre géopolitique du continent européen en faveur de la domination euratlantique. La chute de l’URSS n’a pas été la fin de la guerre froide, elle n’a été qu’une étape dans l’imposition de cette domination, sous-couvert de défense des droits de l’homme et d’instauration de la démocratie et de la libre-circulation des marchandises. Une offensive tous azimuths, politique, médiatique, économique et militaire est conduite depuis pour parvenir à cette fin. Et vous y avez participé M. Plenel, vous qui maintenant jouez les jolis coeurs sur les plateaux de télévision, lorsque vous terrorisiez votre comité de rédaction du Monde. Notamment dans cet éditorial du 19 janvier 1999, appelant aux bombardements de l’OTAN suite au soi-disant massacre de Racak, monté en casus belli par l’agent de la CIA Walker, dirigeant la mission d’observation de l’OSCE, en connivence avec l’UCK. Comme y participent nombre d’intellectuels qui sous-couvert de philosophie, de médecine humanitaire, de “droit d’ingérence” transformé en “responsabilité de protéger”, sont en fait les agents néo-conservateurs de cette offensive.
Bernard Kouchner par exemple, responsable du dépeçage de prisonniers serbes et du trafic de leurs organes sous son mandat de représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU en charge de l’administration du Kosovo aux termes de la résolution 1244 du Conseil de Sécurité, et donc d’un crime contre l’humanité, alors qu’il était employé par l’ONU, agissait en fait au profit des intérêts américains. J’en ai la preuve certaine avec une interview que j’ai réalisée en décembre 2007 d’un responsable des télécommunications au début de la mission internationale au Kosovo. Il a éventé une tentative d’installation sauvage de réseau GSM d’un opérateur américain, en cours de réalisation avec l’aide des services américain, au détriment de l’appel d’offre régulier où Alcatel et Siemens ont été en concurrence après élimination de deux autres candidats. Le responsable en question a dû être exfiltré immédiatement après qu’il ait communiqué cette information à Kouchner, qui le met à la porte de son bureau, en même temps qu’aux services intéressés. Il n’est retourné au Kosovo que personnellement armé, et l’appel d’offre a finalement été remporté par Alcatel, avec la passerelle internationale de Monaco.

Voilà les raisons du non aboutissement d’une enquête sur les révélations du rapport Dick Marty, confiée à une mission européenne de l’EULEX, dirigée par un procureur… américain : Jonhatan Ratel. Et au-delà, c’est toute la politique occidentale dans les Balkans qui pourrait être remise en cause et passible d’une vraie justice internationale, pour les moyens qu’elle y a utilisés, et qu’elle utilise encore.

Frédéric Saillot, le 3 mars 2014

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