Au début de la Pérestroïka, un reportage du journal Le Monde avait montré, photos à l’appui, le vent de renouveau qui soufflait sur le vêtement féminin dans les rues de Moscou, remarquant le nombre de jolies jeunes femmes dont les charmes étaient soulignés par une élégance toute nouvelle. Cela marquait, selon le journaliste, une nette césure avec l’époque soviétique, les médias rivalisant alors en couvertures sur la ravissante Raïssa au bras de son Gorbi, alors adulé, qui plus est professeure de philosophie, dont l’on passait pudiquement sous silence qu’elle enseignait en fait le diamat. Ce phénomène annonçait la véritable révolution qui mit fin à soixante-quinze ans de régime totalitaire, tant il est vrai que le statut des femmes dans une société est l’indice de son degré de développement social, culturel et civilisationnel. Est-ce à dire que la popularité d’un certain nombre de jeunes et jolies femmes dans la Russie actuelle est signe d’autres changements à venir, dans une société largement dominée par les hommes et leurs points de vue, bien souvent sans ambages ? Une société où le mouvement féministe avait devancé ceux d’Occident, le premier bolchévisme comptant des leaders telles la Stassova ou Alexandra Kollontaï, se dé-féminisant très rapidement lorsque l’exercice du pouvoir se fit au prix de flots de sang et de luttes féroces pour s’y maintenir.
La première de ces jeunes et jolies femmes est venue visiter ces temps de commémoration sous les traits d’une pulpeuse actrice, Michalina Olszanska, dans le rôle de Matilda Krzesinska, la ballerine du Marinski qui fit dit-on jeter sa gourme au jeune Tsarévitch, futur Nicolas II. La bluette financée à grands frais en partie par le ministère de la Culture, et bénéficiant du principal réseau de distribution, fit scandale, au point de retarder sa sortie et de se voir interdire à certains endroits, comme en Tchétchénie, où Kadyrov déclare le film amoral, en Ingouchétie ou au Daghestan. Une polémique est enclenchée, et un attentat a même lieu au kinothéâtre Kosmos d’Ekaterinburg, semblable à celui perpétré au cinéma Saint-Michel en 1988 à Paris, contre la projection de La Dernière tentation du Christ de Martin Scorcese. Qu’en est-il ? Matilda, “la Krzesinska”, comme elle se nomme elle-même dans les Souvenirs qu’elle a publiés chez Plon en 1960, n’était pourtant pas une figure de premier plan des événements qui ont secoué la Russie au début de ce siècle. Quelle intention faut-il donc voir dans la sortie de ce film le jour-même du centenaire de la dite révolution d’Octobre ? Une volonté de dédramatiser une histoire qui va bientôt et durablement tourner à la tragédie ? L’évocation nostalgique d’un passé prestigieux désormais englouti ? Le noir dessein, comme l’ont vu certains, de désacraliser la figure de Nicolas II, canonisé par l’église orthodoxe, en le montrant succombant aux charmes d’une courtisane, qui fit aussi tourner la tête d’un certain nombre de grands-ducs, comme n’importe quel adolescent normalement constitué ? Ou bien encore une allusion discrète aux relations prêtées au Tsar actuel, Vladimir Poutine, qui va probablement être réélu en mars prochain pour un nouveau mandat jusqu’en 2024, avec la ballerine-gymnaste Alina Kabaeva ?
Deux témoins, dont l’un fut un leader des événements d’Octobre, rappellent cependant le rôle joué sinon par la Krzesinska, du moins par l’hôtel qu’elle fit construire et occupa à Saint-Pétersbourg, devenue alors Petrograd, en face du palais d’Hiver, de l’autre côté de la Néva. Cossu, doté d’un jardin d’hiver protégé par une grande verrière donnant sur la large rue Kuïbychev, alors Bolchaïa Dvorianskaïa, c’est un bel édifice art nouveau, témoin de la modernité d’un empire qui allait cependant bientôt sombrer. Le premier est Nicolas Wrangel – le père du futur chef de l’Armée blanche, le général Pierre Wrangel – dirigeant des usines Siemens en Russie, qui relate dans ses souvenirs, Du Servage au bolchévisme, parus chez Plon en 1926, comment “les émissaires de l’Allemagne, Lénine, Bronstein (…) et toute la smala, s’étaient, à la barbe du Gouvernement provisoire, emparés des hôtels de la danseuse Kszesinska, du général Dournowo, et du haut des balcons, du matin au soir prêchaient la paix avec l’Allemagne et la guerre aux bourgeois”. C’est au moment où Lénine rédige les thèses d’avril, décidant théoriquement de forcer le passage d’une révolution prolétarienne en dépit d’un prolétariat très minoritaire, qui prendrait en charge la poursuite de la phase bourgeoise du développement socio-économique de la Russie, par l’exercice d’une dictature exercée par la secte des bolchéviks, au nom de cette quasi-absence de prolétariat, dont elle prétendait être la quintessence avant-gardiste. “Lorsque du haut du balcon de l’hôtel de Madame Krzesinska les communistes haranguaient le peuple, se démenant en possédés, personne ne se doutait que ces étranges figures, plus ridicules que terribles, seraient bientôt des maîtres-tyrans comme jamais le pays n’en avait vu”, observe Wrangel, présent à Petrograd lors de ces événements.
Bronstein-Trotsky lui, le second témoin, était encore à New-York au moment de l’arrivée triomphale de Lénine et Cie à la gare de Finlande, coiffé d’un chapeau melon, un bouquet de fleurs à la main. Il ne viendra à Petrograd qu’un peu plus tard, mais se base sur les Mémoires de Soukhanov, un menchévik, pour cette partie de son Histoire de la révolution russe, afin d’évoquer le parcours nocturne de Lénine and co en convoi blindé, jusqu'”au palais de Krzesinska, quartier général bolchévik, dans le nid drapé de satin de la ballerine de la Cour”. Trotsky commente alors : “cette juxtaposition devait amuser l’ironie de Lénine, toujours en éveil”. Qui sait ? Par la suite le futur dirigeant de l’Armée rouge, féroce artisan de la première terreur, décrit les progrès de la révolution à Petrograd qui ont pour épicentre “la maison de Krzesinska”, ce “nid de guêpe des bolchéviks”. Que le Gouvernement provisoire entreprend de détruire, après l’échec de la première tentative de putsch en juillet 1917. Trotsky sera arrêté puis s’évadera de Sibérie, mais il tient à consacrer plusieurs pages de son Histoire à défendre le squat de ses camarades : “l’on attribuait une importance disproportionnée, dans la lutte contre les bolchéviks, à la ‘saisie’ par Lénine du palais de Krzesinska, ballerine de la Cour, moins fameuse pour son art, ajoute-t-il perfidement, que par ses rapports avec les représentants masculins de la dynastie des Romanov”. Suit alors tout un historique de l’occupation des lieux et du procès intenté par la Krzesinska elle-même aux bolchéviks, qui devient l’affaire du moment : “la ballerine de la dynastie devint le symbole d’une culture foulée aux pieds par les bottes à gros clous de la barbarie” s’indigne Trotsky. Procès qui conclut à leur expulsion, réalisée par plusieurs détachements armés, les matelots de Cronstadt, qui la défendaient, se repliant dans la forteresse Pierre-et-Paul, où ils seront finalement désarmés.
L’on est en droit penser qu’il est dommage que cette histoire ne se soit pas arrêtée là. En tout cas nos deux témoins se rejoignent également sur le déclenchement de la révolution de février, où là encore seul Wrangel est un témoin direct, pris dans le mouvement de la foule, alors qu’il se rendait à la gare de Moscou. Quelques jours auparavant, elle avait commencé à se mobiliser à l’occasion de la Journée internationale de la femme, le 23 février selon le calendrier Julien, alarmée par une rumeur faisant état d’une pénurie de pain, qui va s’avérer fausse. Les ouvriers entrent alors en action. Des mesures sont prises pour doubler les postes de sergents de ville, les “pharaons”, renforcés par les Cosaques. Mais, remarque Wrangel, ce n’étaient pas “les beaux Cosaques de la garde, élégants, bien montés, rompus au métier (…), comme toute la garde ils étaient sur le théâtre de la guerre. Des pauvres diables de la réserve les remplaçaient”. Et il ajoute : “fraîchement débarqué de leurs villages, débraillés, ridicules, trop vieux, trop jeunes, mal montés, plus paysans que soldats, ces soi-disant guerriers étaient pitoyables”. Les “pharaons” sont débordés, pris à partie, les Cosaques reçoivent alors l’ordre de se mettre au trot mais la foule, de plus en plus nombreuse et offensive, saisit qui la bride d’un cheval, qui sa queue, qui la jambe d’un Cosaque. “Un homme est désarçonné, observe Wrangel, un cheval se cabre et s’abat”. L’ordre est alors donné aux Cosaques de dégainer, “et soudain l’un d’eux, à bout portant, fait feu sur l’officier de police. L’homme lève les bras, bat l’air et, tout d’une pièce, tombe mort sur le pavé”. C’est le signal de la fraternisation et de l’insurrection qui, quelques jours plus tard, alors que les “pharaons” disparaissent comme par enchantement, abandonnant les rues au désordre, mettront fin à l’empire.
Trotsky lui, dans son récit historique, a cette fois-ci recours au témoignage de Vassili Kaïourov, ouvrier serrurier, dirigeant bolchévik du faubourg ouvrier de Vyborg. Les ouvriers, venus en masse rejoindre la manifestation, se trouvent soudain face aux Cosaques : “Poussant leurs chevaux, les officiers fendirent les premiers la foule. Derrière eux, sur toute la largeur de la chaussée, trottaient les Cosaques. Moment décisif ! Mais les cavaliers passèrent prudemment, en longue file, par le couloir que venaient de leur ouvrir leurs officiers. ‘Certains d’entre eux souriaient, écrit Kaïourov, et l’un d’eux cligna de l’oeil, en copain, du côté des ouvriers'”. “Il signifiait quelque-chose ce clin d’oeil !”, s’exclame Trotsky qui, dans la construction de son récit, exploite ce thème du “clin d’oeil”, car “l’homme qui avait cligné de l’oeil eut des imitateurs”. Et de donner une explication pertinente du rôle des Cosaques dans la révolution de février, qui bat en brèche les clichés répandus sur cette caste économico-militaire du sud de la Russie, qui fit la première les frais de l’entreprise génocidaire bolchévique dans la “décosaquisation”. “Le revirement d’opinion dans l’armée semble s’être manifesté d’abord chez les Cosaques, observe Trotsky, perpétuels fauteurs de répression et d’expéditions punitives”. Mais, ajoute-t-il, “cela ne signifie pourtant pas que les Cosaques aient été plus révolutionnaires que les autres. Au contraire, ces solides propriétaires, montés sur leurs propres chevaux, jaloux des particularités de leur caste, traitant avec un certain dédain les simples paysans, défiants à l’égard des ouvriers, étaient pénétrés d’esprit conservateur. Et c’est précisément à ce titre que les changements provoqués par la guerre semblèrent chez eux plus vivement accusés”. Guerriers d’élite, ils sont en permanence utilisés à tout va et, conclut Trotsky : “ils en avaient ‘marre’, ils voulaient rentrer dans leurs foyers et clignaient de l’oeil”.
Mais revenons à Matilda. La seconde figure de notre trilogie, Natalia Poklonskaïa, rejoint Kadyrov dans sa condamnation du film, exigeant même qu’une enquête judiciaire ait lieu, visant à l’interdire, afin de vérifier s’il est conforme à la vérité historique. C’est une héroïne de la résistance au coup d’Etat de Kiev du 22 février 2014. Jeune et jolie magistrate de la procurature de Kiev, elle décide alors de rejoindre la Crimée dont elle est nommée procureure au moment du référendum décidant le retour de la République autonome à l’Etat russe. Figure de proue de ce que l’on a nommé le “printemps russe”, elle défend la légalité de ce référendum, contre le coup d’Etat perpétré par les bandéristes et devient une icône médiatique. On la retrouve le 9 mai 2016 au premier rang du défilé du “régiment immortel”, en uniforme blanc de procureur, tenant l’icône de Nicolas II, sanctifié, quand tous les autres portent les photos de ceux des leurs qui ont participé à la Grande Guerre patriotique, créant la surprise. Est-ce pour cela qu’elle abandonne la procurature pour se présenter aux élections à la Douma en septembre dernier sur la liste Russie unie ? Il semblerait que cet engagement l’ait desservie, au moins dans les médias, un article récent de la Komsomolskaïa Pravda évoque une “conversion” à l’été 2014, sur les lieux mêmes de l’assassinat du Tsar et de la famille impériale à Ekaterinbourg, suite à laquelle son entourage constate “un changement radical chez cette beauté dont des photos rappellent le sex-appeal lascif” (1).
Le régisseur bien en cour Nikita Mikhalkov, même s’il se défend d’examiner la polémique du point de vue de Poklonskaïa, n’est cependant pas loin de partager son point de vue, pour qui “on peut dire qu’un Tsar pèche comme tout un chacun et qu’il a ses faiblesses, mais pas en prenant pour exemple un homme dont l’image figure parmi les icônes dans les églises”. Et il se démarque des propos lourdement machistes et misogynes proférés dans les médias à l’occasion de l’annonce de sa candidature aux élections présidentielles par la jeune et jolie Xenia Sobtchak, notre troisième héroïne, politologue et journaliste, par ailleurs elle aussi ancienne petite ballerine du Marinski. Remarquant curieusement qu’il va lui être difficile “d’être la présidente d’un pays qu’elle a condamné” pour avoir dénoncé “un pays où en 1917 et en 1937 on a détruit l’ensemble de l’intelligentsia pour en faire le pays de la canaille et de la lie du peuple”, il dit pourtant l’observer avec “un immense intérêt”, ne partageant pas “la campagne de sarcasme déclenchée contre elle sur internet”, où elle est régulièrement traitée de “blondinka”, de blonde. Elle n’est d’ailleurs pas la seule “blondinka” de la future campagne. A également annoncé sa candidature la journaliste et chanteuse de moindre réputation Ekaterina Gordon, qui se présente pour défendre les droits des femmes et des enfants, et, sans doute pour faire bonne mesure, une actrice du porno, qui elle est brune, Elena Berkova.
Il faut dire que Xenia Sobtchak est un personnage en Russie : fille du maire libéral de Saint-Pétersbourg Anatoli Sobtchak, mentor du futur président Poutine qui fut son adjoint à la mairie, elle défraie régulièrement la chronique par son goût du scandale et ses excentricités, abondamment diffusées sur Youtube, et son appartenance à la jet-set. Prise la main dans le sac à la fin du mouvement dit de Balotnaïa, contestant, en choeur avec CNN, le résultat des dernières élections fin 2011 – début 2012, elle prétend alors pouvoir cacher les un million cinq-cent mille dollars trouvés chez elle en cash dans ses toilettes plutôt que de les mettre à la banque. Depuis, elle s’est mariée avec un acteur, également oppositionnel, a eu un fils, s’est assagie. Et elle semble avoir très sérieusement préparé sa candidature. Lors de la dernière conférence de presse de Poutine, en décembre 2016, elle fait une intervention remarquée, en tenue rose de la chaîne de télévision d’opposition qu’elle représente, Dojd (la pluie) (2), n’hésitant pas à s’en prendre, d’une voix quelque peu tremblante mais ferme, aux mesures répressives prises par Kadyrov en Tchétchénie contre les familles de terroristes, et demandant à Poutine s’il allait intervenir en tant que garant de la constitution. Poutine se tourne alors vers le modérateur, Dmitri Peskov, blaguant à moitié comme il le fait souvent : “Pourquoi lui as-tu donné la parole ?”, puis, s’adressant à Sobtchak qui piaffe d’impatience de poser une seconde question, lui donne paternellement du Xioucha, un diminutif affectueux, l’y autorisant.
Celle-ci l’interroge alors sur la fine différence entre cinquième colonne et opposition, rappelant Lermontov, l’auteur d’Un Héros de notre temps, et son propre père à elle, victime d’une campagne de persécution en son temps. Elle dénonce le même lynchage médiatique contre ceux qui sont qualifiés de bandéristes en Ukraine, alors que selon elle ils ne sont rien de plus que des patriotes de leur pays, les principales chaînes de télévison, où sévissent les “bandérologues”, distillant la haine dans la société russe. Poutine lui fait une longue réponse, dans laquelle il montre autant son attachement au droit que sa connaissance des réalités concrètes et des difficultés auxquelles les Etats sont confrontés dans la lutte contre le terrorisme, rappelant les pratiques d’Israël en la matière, et surtout celles des Etats-Unis, qui recourent et même codifient celles de la torture, concluant cependant à la nécessité de respecter le droit, pour éviter le chaos, son souci majeur. Pour la seconde question il rappelle en effet les persécutions, organisées selon lui par le pouvoir de l’époque contre le père de Xenia, c’était en 1996, alors que celui-ci s’était opposé à la seconde candidature Eltsine, assurant que rien de tel n’existe à l’heure actuelle, mais que bien sûr il faut assumer ses responsabilités, les règles du débat imposant que lorsqu’on attaque quelqu’un sur ses positions, il vous réponde.
Sobtchak a d’ailleurs posé d’emblée le cadre de sa candidature : si elle s’oppose radicalement à la politique de Poutine, elle s’engage à respecter l’homme, qui en effet a défendu son père alors qu’il était la proie d’une persécution politique. Ce qui donne à cette candidature des allures de série télévisée, de feuilleton familial, dans lequel la petite Xenia jouerait le rôle de l’héroïne conquérant la succession des pères, synthèse d’Oedipe et d’Antigone, vengeant un père en affrontant l’autre, dans une synthèse néo russe de la tragédie grecque. Son slogan de campagne est “protiv vseh”, “contre tous”, reprise du choix qui était accordé aux électeurs ne trouvant pas candidat à leur goût jusqu’aux élections de 2006, réintroduit cependant dans les élections locales de 2014. Et elle dit ne pas avoir de programme. Mais elle a commencé par s’imposer face à Alexeï Navalny, le candidat “anti-corruption” promu par les médias occidentaux, empêché de se présenter à cause de ses propres condamnations pour escroquerie, à l’occasion d’une interview sur Dojd le 8 juin dernier, qui a fait le tour de la toile (3). Il commence par jouer les hommes très affairé, en tournée permanente en province, raison pour laquelle il n’a jusque-là accordé aucune interview.
Elle lui fait alors une chicaya sur une lettre qu’il a adressée à un conseiller de Poutine, c’est à dire selon elle à Poutine lui-même, pour obtenir un passeport, qu’il vient d’obtenir, alors qu’il lui est refusé depuis cinq ans, afin de recevoir des soins ophtalmologiques à l’étranger. Le décrédibilisant en quelque sorte dans son rôle d’opposant incorruptible, en suggérant qu’il pourrait être accusé de faire le jeu du Kremlin. Elle l’interroge ensuite sur sa stratégie à l’égard de ses admirateurs, ou, Navalny s’indignant, de son noyau électoral, citant la critique d’un libéral, Lev Schlossberg, lui reprochant de n’être ni un libéral ni un démocrate et de fédérer une nébuleuse de mécontents allant de l’extrême-droite aux communistes, des libéraux aux déçus de Jirinovski, de Ziouganov ou de Russie Unie, sans avoir aucun programme économique ou politique. Il s’insurge, elle l’interroge alors sur les mesures qu’il préconise : “par exemple, concernant les dépenses de santé, selon votre programme elles doivent doubler pour offrir des services à la mesure des besoins. Pourquoi les doubler ? Pourquoi pas 20%, 40%, avez-vous fait une évaluation précise à ce sujet ?”
S’ensuit alors un échange très tendu : ” – Vous avez lu mon programme ? – Oui – J’ai toujours dit qu’il fallait doubler les dépenses de santé ainsi que d’éducation – Pourquoi les doubler ? Pourquoi ne pas les quadrupler ? – Quand on compare nos dépenses de santé avec celles de pays développés en proportion de leur PIB, elles sont insuffisantes – Vous savez à combien de pourcentage de PIB se chiffrent nos dépense de santé ? – Je sais, Xenia – Combien ? – Ca dépend si on considère le budget consolidé ou le budget fédéral – Mais combien ? Allez dites combien ?” Il boit fébrilement un verre d’eau, en difficulté depuis le début de l’entretien, là elle le tient, enfonçant le clou : ” – Peut-on avoir un chiffre concret ? – Xenia, parlons maintenant des propositions concrètes de mon programme, elles tiennent compte de l’expérience de différents pays – Mais si vous proposez de doubler nos dépenses de Santé, vous devez savoir la part de PIB qu’elles représentent actuellement : trois ou six ?” Il n’en sait rien et finit par lâcher, recourant au genre de slogan démagogique qui lui sert de programme, qu’il faut diminuer les dépenses de Défense pour augmenter celles de Santé. Quoi qu’elle en dise, protestant de l’estime qu’elle porte à Navalny et du retrait de sa candidature s’il était autorisé à se présenter, elle vient de se débarrasser d’un rival dont elle a apporté la preuve qu’il n’avait pas la moindre notion du budget actuel de l’Etat, ni de la façon d’en construire un.
Et on peut lui faire confiance pour travailler soigneusement ces questions, car elle est entourée d’un important staff de libéraux, conduit par Igor Malachenko, fondateur de NTV et conseiller du staff électoral de Boris Eltsine en 1996. Mais venons en aux mesures de politique extérieure qu’elle préconise, qui ont fait scandale. Le 8 novembre dernier, elle accorde une interview en dupleix à la propagandiste chevronnée de CNN, Christiane Amanpour (4), de ses studios de Dojd ouvrant sur Moskva-City, le Manhattan moscovite. Elle commence par souligner que sa légitimité à se présenter aux élections présidentielles russes lui vient de son travail de journaliste ces six dernières années pour dénoncer concrètement ce qu’elle qualifie de “régime Poutine”. C’est d’ailleurs à une fédération des libéraux, de Navalny à Yavlinski, qui se présente une énième fois pour Yabloko, sous sa bannière à elle, contre Poutine, qu’elle appelle. Non pas sur un programme précis, mais contre un homme, reprenant ainsi la posture de Navalny, très populaire aux Etats-Unis, dont elle doit prouver qu’elle le remplace efficacement aux yeux du “partenaire” américain. Et qu’elle n’est pas instrumentalisée par Poutine comme le suggère Amanpour, grande prêtresse de la conspirologie qui fait actuellement rage des deux côtés de l’Atlantique. Laquelle lui demande ce qu’elle pense des “mauvaises relations” entre les Etats-Unis et la Russie relativement à son ingérence dans les élections américaines et aux sanctions sur l’Ukraine. Sobtchak est catégorique : la Russie en est responsable pour avoir violé la loi internationale à propos de la Crimée qui, déclare-t-elle, est ukrainienne. Et elle soutient les sanctions prises contre les oligarques proches de Poutine, tout en prétendant que la majorité des Russes ne soutiennent pas sa politique, et notamment les étudiants qui ne peuvent recevoir de visa pour aller étudier aux Etats-Unis, dont ils pâtissent.
Imagine-t-on un homme politique assez suicidaire en France en 1914 pour proposer dans son programme électoral de reconnaître l’appartenance définitive de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne ? C’est pourtant l’équivalent que proposent Sobtchak et Yavlinski, qui lui emboîte le pas, aussitôt attaqués en justice par le nationaliste Jirinovski, qui lui se présente avec un programme d’offensive militaire sur Kiev dès le lendemain de son élection. Et l’on aurait tort de sourire, car Sobtchak sait bien qu’elle ne dit pas la vérité quand elle prétend que les Russes ne soutiennent pas la politique de Poutine. Ils la soutiennent très majoritairement, à plus de 80%, et un nombre important d’entre eux pensent même qu’elle est trop accommodante avec des Occidentaux, qui ne respectent aucun de leurs accords. Et notamment en Ukraine où ceux de Minsk, depuis bientôt quatre ans, ne sont pas appliqués, alors que quotidiennement les populations civiles et les infrastructures du Donbass sont bombardées par des bataillons intégrés aux forces ukrainienne, se réclamant ouvertement de l’idéologie nazie. L’interview qu’elle a accordée à CNN, qui a fait immédiatement scandale en Russie, s’adresse en fait aux élites mondialistes, afin d’être reconnues par elles comme leur représentante en Russie, et à l’électorat jeune et diplômé, qui en elle trouve cette figure jeune qu’il désire ardemment voir maintenant aux affaires, a-t-elle prétendu d’emblée.
C’est d’ailleurs le sujet sur lequel Vladimir Soloviev l’interpelle immédiatement dans une interview extrêmement tendue, en direct sur la chaîne de grande écoute Rossia 1, le 23 novembre dernier (5), où elle se présente en tenue très jeune, vêtue d’un élégant perfecto et d’un tee-shirt blanc sur lequel figure son slogan de campagne, un bracelet aux couleurs de l’Ukraine au poignet, les cheveux, teints en châtain, sagement tirés en arrière. Quand elle répète qu’elle se présente seule contre tous, contre un système où le droit est bafoué, où les gens ont peur d’exprimer leur opinion, où tout est fait pour réélire le même homme d’une élection à l’autre, qu’elle représente les millions de gens qui pensent comme elle, qui sont fatigués par les Poutine, Ziouganov, Jirinowski et autres Yavlinski, tous partie prenante de ce même système, incapables de le changer, financés par lui, Soloviev déclare, à son tour, qu’il a le sentiment qu’elle est utilisée. Par qui concrètement, demande-t-elle avec fermeté : “le ‘deep State’ américain, des forces politiques ‘dicrètes’ ici en Russie” répond-il évasivement. Elle d’insister : “Parlons russe si vous le voulez bien : qu’entendez-vous par ‘deep State’ et qui concrètement dans ce deep State ?” Embarrassé, Soloviev lâche : “la classe politique”, puis s’en sort par une pirouette : “si vous êtes à mon émission, c’est que vous êtes alors un projet du Kremlin”. Elle marque là un premier point, car à force de vouloir à tout prix que cette jeune et jolie femme soit l’instrument du Kremlin ou de l’Etat profond américain, l’on ne prend pas la mesure de ce qui pourrait être le phénomène Sobtchak.
Vieux routier du débat et de la politique, Soloviev lui pose alors la question de son programme et de qui met la main à la pâte. Elle prétend qu’il est en cours d’élaboration, discuté par un certain nombre d’experts qui le font bénévolement, il insiste, elle se retrouve dans la position de Navalny face à elle, prétendant que ce n’est pas une question de pourcentage, mais de système à changer de fond en comble. Prouvant cependant qu’elle connaît son sujet, elle fait alors un tableau peu encourageant de la situation économique de la Russie, alors que le discours officiel est à un retour de la croissance à 2%. Et elle met cela sur le compte notamment des deux guerres en cours : la Russie selon elle paie le prix fort de “la géopolitique conduite par le gouvernement”. Soloviev lui pose alors la question, essentielle : “Vous proposez donc de vous rendre ?” Ce qui en russe a une signification profondément infamante. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : la Russie est un pays en guerre, une guerre qui lui est faite par les Etats occidentaux, qui ne supportent pas son indépendance politique, médiatique, culturelle et spirituelle, sa volonté d’exploiter ses richesses comme elle l’entend et d’intervenir dans les affaires du monde selon sa propre conception des relations internationales. Une “drôle de guerre”, qui n’est pas encore la vraie guerre, mais qui fait des morts, en Ukraine, beaucoup plus au Moyen-Orient, dans des conflits que l’on a cru voir résoudre, et qui le sont en partie en Syrie, avec l’arrivée de Trump à la présidence américaine, lequel se retrouve lui aussi sur la ligne de front, face à ce “marécage” de l’establishment, qu’il a promis d’assécher.
A la fin de l’interview qui a plutôt viré au débat houleux, Soloviev, malgré tout son métier, pousse un gros soupir de soulagement, très inhabituel de sa part, après que Sobtchak, il est vrai poussée à bout, déclare qu’elle est venue à son émission “comme elle irait aux toilettes publiques”, dans un des ces excès que ses détracteurs qualifient d’hystérie. Mais pendant les 40 minutes d’entretien, elle a tenu tête bravement, calmement, avec compétence, face à un déluge d’interruptions et de questions insistantes, dont celles, quasi-inquisitoriales, sur sa réputation, il est vrai quelque peu compromise par un clip de début de campagne où, en costume traditionnel, elle proclame sarcastiquement : “J’en chie pour la Rous”, façon à elle de prendre ses distances avec le “vieux monde”, diversement appréciée. Elle a cependant apporté la démonstration qu’elle pourrait avoir l’étoffe d’une véritable opposante à Vladimir Poutine. Pas un rival falot à la Yavlinski, dicrédité par son passif des années 90, ni un faire valoir de circonstance, comme le sont Jirinowski ou le communiste Ziouganov, mais un potentiel “challenger”, pour reprendre son expression. En concurrence cependant avec Boris Titov, dirigeant du part Rost, “croissance”, conseiller du président Poutine pour le droit des entrepreneurs, qui a tout récemment déclaré sa candidature. Pour défendre un autre modèle de développement de la Russie que celui qui a fait les beaux jours des différents mandats de Vladimir Poutine, fondé sur la rente pétrolière, mais qui la condamne à une stagnation socio-économique, alors qu’il faudrait dynamiser l’économie, et la société, en accordant davantage de possibilités à l’investissement privé. Lui offrant pour cela un cadre approprié, notamment sur les plan juridique, administratif et financier, c’est à dire en opérant de profondes réformes structurelles (6).
Il faudra donc sans doute désormais compter avec ces deux outsiders, Xenia Sobtchak ayant d’ores et déjà annoncé qu’elle poursuivrait la politique après 2018, prenant ainsi date dans “le rôle historique” qu’elle entend vouloir jouer dans ces élections, et après la fin du dernier mandat du président Poutine. Parce que, déclare-t-elle, elle n’a pas peur, quand Soloviev, qui a l’air dépassé par sa détermination à présenter sa candidature, elle, une jeune femme inexpérimentée en politique, et surtout en géopolitique, sans se contenter de jouer les seconds rôles, comme une vraie ‘blondinka”, dans l’équipe de Yavlinski par exemple, lui pose dix fois la question : “pourquoi vous ?”
Il lui reste cependant à donner la preuve que sa posture anti-système s’applique également au système de domination mis en place par le “marigot” de Washington.
Frédéric Saillot, le 5 décembre 2017
(1) https://www.kp.ru/daily/26747.7/3775856/
(2) https://m.youtube.com/watch?v=RiKf-ZsQ5Js
(3) https://m.youtube.com/watch?v=LudRtGloFOA
(4) http://edition.cnn.com/videos/world/2017/11/08/intv-amanpour-ksenia-sobchak.cnn
(5) https://russia.tv/video/show/brand_id/21385/episode_id/1568250/video_id/1702046/
(6)
https://www.1tv.ru/shows/pozner/vypuski/gost-boris-titov-pozner-vypusk-ot-04-12-2017