La “Stratcom” contre les médias russes et la propagande de l’EI révèle une Union européenne divisée et sur la défensive

Alors que les grands groupes médiatiques, CNN, Fox News, Al Jazeera etc. se livrent à une véritable guerre de l’information dans le cadre de la guerre hybride entre Atlantistes et Emergents/Emergés, le gouvernement russe a décidé de créer son propre groupe de presse international multimédia, l’agence de presse Rossia Segodnia, regroupant les chaînes de télévision Russia Today et les radios et sites internet Sputnik. Dans cette guerre hybride, le segment de la communication joue un rôle essentiel, complémentaire du segment militaire de déploiement d’un bouclier antimissile américain au coeur de l’Europe et autour de l’Eurasie ainsi que des conflits régionaux en Ukraine et en Syrie, du segment économique des sanctions, du segment politico-social des ONG et du segment culturel des studios hollywoodiens. Il s’agit de convaincre les électeurs d’adhérer à la vision du monde et aux options stratégiques des Atlantistes, afin d’assurer leur domination universelle, ou bien à ceux des Emergents/Emergés, en voie de constitution d’un nouveau pôle de puissance alternatif, dans le cadre d’un monde multipolaire. Cette guerre hybride a connu une véritable acmé sous les deux présidences Obama, dans une Amérique qui continuait d’être dirigée par le courant néoconservateur et la géopolitique brzezinskienne, qui a fait ses ravages sous les deux présidences Clinton et celles des Bush. Nous verrons dès janvier prochain si elle se poursuit peu ou prou avec l’arrivée au pouvoir du nouveau président Trump, qui semble vouloir faire rupture avec cette option, mais reste néanmoins partisan de faire l’Amérique “à nouveau puissante”.

Le succès de Russia Today en anglo-américain, facile à obtenir étant donnée la débilité de la presse atlantiste déformant l’information et ânonnant sa propagande politiquement correcte comme la Pravda débitait le marxisme-léninisme sous le régime totalitaire soviétique, a inquiété le parlement européen. Cette institution de la très atlantiste Union européenne a donc missionné l’eurodéputée polonaise Anna Fotyga, afin d’élaborer un projet de résolution (1) sur la communication stratégique de l’Union (Stratcom) (2), en collaboration avec celle de l’OTAN (3), afin de contrer la propagande dirigée contre elle par des “tiers”. C’est à dire la Russie, l’Etat islamique et les médias internet. Observons tout d’abord l’amalgame entre la Russie et l’EI, entre une source informationnelle qui donne un autre éclairage sur la situation en Syrie ou en Ukraine par exemple, et une source de propagande et d’appel au meurtre et à la haine, entre un Etat membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies et une organisation terroriste interdite par la même ONU. Et il y a une singulière contradiction dans cette résolution entre la façon de traiter la Russie en agresseur et le fait de souligner “que si la propagande et la désinformation contre l’Union en provenance de pays tiers doivent être combattues, cela ne doit pas remettre en cause l’importance d’entretenir des relations constructives avec les pays tiers et d’en faire des partenaires stratégiques pour relever les défis communs” (art. 41).

Une concession peut-être de la rapporteuse Fotyga aux impératifs politiques des membres ouest-européens fondateurs de l’UE. En effet, cette nationaliste polonaise, membre du PiS (4) et proche des Kaczynski, fait partie de cette tendance lourde de l’anti-russisme polonais, au sujet de laquelle le peintre et essayiste Joseph Czapski, émigré polonais et rescapé de Katyn, écrivait en 1957 : “je ne doute pas qu’une étude libre de la Russie (en Pologne) est aujourd’hui hérissée de difficultés innombrables qui n’existaient pas avant la guerre ni même dans l’empire des Tsars. Mais l’obstacle principal n’est-il pas cette animosité organique et profonde à l’égard de la Russie ?” (5) Et il ajoute, citant le philosophe Herzen qui, en 1863, avait pris le parti des Polonais : “Il n’existe pas de nation voisine de la Russie où l’ignorance de la Russie soit plus grande qu’en Pologne. En Occident, on ne connaît pas la Russie tout simplement, mais les Polonais l’ignorent avec préméditation”. Cette ignorante animosité explique sans doute la tonalité générale de la résolution : apeurée, défensive et complotiste. L’élection de Trump, ne cachant pas sa volonté de laisser désormais l’Union européenne assurer sa propre sécurité, effraie les courants politiques des pays d’Europe centrale qui, comme la Pologne, n’ont adhéré à l’Union européenne qu’après avoir adhéré à l’OTAN, comme une condition supplémentaire leur permettant de bénéficier du parapluie américain. Rappelons d’ailleurs à la rapporteuse que toute la politique de son parti PiS est orientée contre l’Union européenne, ses institutions et ses “valeurs”, tombant sous le coup de la condamnation et des mesures qu’elle préconise contre les “tiers” qui les mettraient à mal par leur désinformation et leur propagande.

Car en effet, comme Françoise Thom, cette diplômée d’antirussisme qui, dans un article délirant du Monde, vient de mettre sur le compte de l’influence de la Russie le résultat des récentes élections, notamment en Angleterre et aux Etats-Unis, s’alarmant que “ces derniers mois, les dominos tombent les uns après les autres : presque tous les scrutins tenus dans le monde occidental et l’espace postsoviétique donnent le résultat voulu par le Kremlin”, Fotyga, en bonne démocrate elle aussi, ignore le libre choix des peuples et l’impute au gouvernement russe qui “fait un usage agressif d’un panel étendu d’outils et d’instruments, tels que des groupes de réflexion et des fondations spéciales (Russkyi Mir), des autorités spéciales (Rossotroudnichestvo), des chaînes de télévision multilingues (Russia Today, par exemple), des soi-disant agences d’information et services multimédias (Sputnik, par exemple), (…) des réseaux sociaux et des trolls internet, afin de s’attaquer aux valeurs démocratiques, de diviser l’Europe, de s’assurer du soutien interne et de donner l’impression que les États du voisinage oriental de l’Union européenne sont défaillants”. Et si l’UE est en perte de vitesse auprès de “ses voisins orientaux”, aussi bien les Ukrainiens que les Moldaves ou les Géorgiens, et même les Bulgares ou les Hongrois, et jusqu’aux Tchèques, ce ne peut être bien sûr que la faute du Kremlin. Gageons qu’avec ce type de raisonnement l’UE n’est pas près de résoudre sa crise structurelle et que le débat sur la nécessaire refondation de l’Europe occupera une place importante dans la campagne des présidentielles françaises de 2017, au vu de l’échec patent du projet fédéraliste.

Mais regardons d’un peu plus près ce projet de résolution : il rabâche le terme de désinformation, qui serait pratiquée par les seuls médias russes, sans jamais l’expliquer ni donner le moindre exemple, comme s’il s’agissait d’un vice constitutif desdits médias, dont l’évidence n’exigerait en rien la démonstration. Car “la guerre d’information ciblée contre l’Occident a été largement menée par l’Union soviétique durant la guerre froide et elle fait, depuis, partie intégrante de la guerre hybride moderne, combinaison de mesures militaires et non militaires, secrètes et ouvertes, visant à déstabiliser la situation politique, économique et sociale du pays attaqué, sans déclaration de guerre formelle, qui visent non seulement les partenaires de l’Union, mais aussi l’Union elle-même”. Cqfd. Comme si, depuis la chute de l’URSS, l’Occident, accompagnant l’hubris américaine au Moyen-Orient, en Asie centrale, en Yougoslavie, en Afrique du Nord et en Ukraine, ne l’avait pas pratiqué à une échelle inégalée dans ses médias de masse, instaurant le règne universel du mensonge, des couveuses du Koweit aux fioles d’anthrax irakiennes, du prétendu massacre de Racak au Kosovo (6) aux projets de génocide de Kadhafi en Libye, et jusqu’à l’utilisation d’armes chimiques par Damas à la Goutha en août 2003, que le président Hollande a voulu soutenir sans vergogne jusqu’à récemment.

Le seul exemple que retienne la résolution est celui de “l’annexion russe de la Crimée et de la guerre hybride menée par la Russie dans le Donbass, (où) le Kremlin a intensifié sa confrontation avec l’Union”, précisant “que le Kremlin a intensifié sa guerre de propagande, la Russie jouant un rôle plus actif dans l’environnement médiatique européen, afin de créer dans l’opinion publique européenne un soutien politique en faveur de l’action russe et de nuire à la cohérence de la politique étrangère de l’Union”. Nous n’accablerons pas Fotyga en supposant qu’elle joue ici à son insu le rôle du Bourgeois gentilhomme, pratiquant une désinformation passive en prétendant en citer un exemple : en ignorant le libre choix des Criméens, démocratiquement exprimé par un référendum, et l’insurrection de la population du Donbass, qui ont été provoqués par le putsch du 22 février 2014, dans lequel des Polonais de la famille idéologique de Fotyga n’ont pas joué le moindre rôle, elle masque les commanditaires de cette désinformation à grande échelle. Ceux qui ont voulu détacher l’Ukraine du processus d’intégration eurasiatique en pratiquant une politique agressive à l’égard de la Russie qui en est la cheville ouvrière, refusant de discuter avec elle les conditions de réalisation d’un accord d’association avec l’Ukraine, auquel la Russie était intéressée, étant donnés les liens ténus, économiques, socio-culturels et historiques avec l’Ukraine. Avec les résultats que l’on sait pour des Ukrainiens à qui l’on a fait miroiter des visas et des salaires mirobolants, sur quoi la presse occidentale se garde bien d’informer.

D’autres erreurs témoignent de la mauvais foi de la rapporteuse, comme celle “des groupes sociaux et religieux transfrontaliers (sic)” qui seraient utilisés par le Kremlin dans la guerre hybride qu’elle imagine qu’il mène contre l’UE, “le régime souhaitant se présenter comme le seul défenseur des valeurs chrétiennes traditionnelles”. Il est vrai qu’un idéologue comme Alexandre Douguine opère ce genre de distinction, mais il reste relativement marginal. Et si la Polonaise Fotyga semble elle aussi en être restée au schisme de 1054, elle ignore, comme ses co-rapporteurs, que le patriarche de l’Eglise orthodoxe russe, Cyrille, proche du Kremlin, a signé avec le pape catholique François une déclaration commune au cours d’une rencontre historique à Cuba, laquelle tire un trait définitif sur la séparation des deux églises, unies dans une même foi (7), que les politiques de l’UE feraient bien d’avoir à l’esprit dans leurs relations avec la Fédération de Russie.

Concernant l’autre cible de la résolution, elle prétend “que la crise financière et la progression des nouvelles formes de médias numériques ont posé des défis majeurs pour le journalisme de qualité, en se traduisant par une diminution de la pensée critique du public, ce qui le rend plus sensible à la désinformation et à la manipulation”. Fotyga et ses pairs inversent l’ordre des causes et des conséquences : s’il y a une crise de la presse, c’est que le public n’y trouve plus son compte et s’en détourne, ce qui n’aurait pas lieu si le journalisme des grands médias avec pignon sur rue était comme elle le prétend “de qualité”. C’est au contraire parce que le public reste critique et exigeant qu’il refuse le lavage de cerveau quotidien de la grande presse, pour trouver à mieux s’informer sur internet, où il y a bien sûr à prendre et à laisser, mais où l’on prend moins de risques qu’en achetant un journal 2 euros 40. Et c’est là que la résolution devient inquiétante, attentatoire aux libertés fondamentales, lorsqu’elle proclame en préambule que “l’Union européenne s’est engagée à ce que son action sur la scène internationale repose sur des principes tels que la démocratie, l’état de droit et le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que la liberté des médias, l’accès à l’information, la liberté d’expression et le pluralisme des médias”, ajoutant curieusement : “ce dernier principe pouvant cependant être limité dans une certaine mesure, comme le précise le droit international, notamment la convention européenne des droits de l’homme”.

Car elle va, dans ses recommandations, pour faire face à ce qui est présenté comme une agression de la Russie en matière de communication, jusqu’à préconiser “le renforcement de la task force de l’Union sur la communication stratégique (Stratcom) en faisant d’elle une unité à part entière au sein du SEAE (8) qui soit responsable des voisinages oriental et méridional et dotée d’effectifs et de ressources budgétaires adéquats, éventuellement au moyen d’une nouvelle ligne budgétaire spécifique”. En outre elle “demande que soit renforcée la coopération entre les services de renseignement des États membres en vue d’évaluer l’influence exercée par des pays tiers qui tentent de nuire aux fondements et aux valeurs démocratiques de l’Union”. Un pas vers un véritable organe de censure appuyé sur les services secrets, c’est à dire vers une structure totalitaire de l’UE. D’autant plus qu’elle propose un véritable formatage des journalistes par “une éducation et une formation de qualité au journalisme à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe” et la mise en commun de “plateformes de partage de contenus”. Mais la résolution n’est pas que défensive, elle finit par recommander : “l’adoption de mesures visant à fournir à un public cible des informations appropriées et intéressantes sur les activités de l’Union, les valeurs européennes et d’autres questions d’intérêt public”. Lorsque l’on regarde Euronews, l’on se dit qu’il y a encore des progrès à faire pour détourner les Moldaves ou les Géorgiens d’adhérer à l’Union eurasiatique.

Il n’est donc pas étonnant que ce projet de résolution n’ait été adopté le 23 novembre dernier qu’à une courte minorité par 304 députés contre 179, 208 s’étant abstenus, sur un total de 691. Lors de la discussion au parlement européen (9), la Haute représentante Federica Mogherini, en charge de la mise en place de la “task force”, a pris la parole en commençant par citer le dictionnaire Oxford – comme l’avait fait récemment la journaliste Christiane Amanpour, cette propagandiste néocon de CNN, à propos de l’élection de Trump – qui a déclaré “post-truth”, ou post-vérité, le mot de l’année. Expliquant que cela nomme “une situation où les faits objectifs sont moins déterminants pour former l’opinion publique que les émotions”, phénomène amplifié par l’internet, elle a surtout insisté ensuite sur le rôle de la “task force” méridionale, chargée notamment de la surveillance des contenus mis en ligne par les terroristes islamistes, qui via une unité d’Europole, est parvenu à faire supprimer 90% des contenus par les opérateurs. Et après avoir rappelé que “ce rapport parle de la propagande par des tiers”, elle précise : “mais bien entendu cette question devra être examinée au sein même de l’UE en commençant au sein de cette assemblée”, proposant ensuite d’orienter la Stratcom active de l’UE vers la présentation de ses réalisations positives. Et concernant la “task force” orientale, si elle déclare qu'”elle s’adresse également au public russophone qui veut des informations fiables en russe”, il s’agit du projet de lancement d’une chaîne de l’UE en russe, Mogherini propose que cette “task force” travaille en “donnant des conseils, une expertise, avec les gouvernements travaillant dans les diverses régions”. C’est à dire une position plus modérée et moins fermée à une relation constructive avec la Russie que ne le préconise le projet de rapport, dont la formulation définitive n’a toujours pas été publié sur le site du parlement européen.

En effet, après l’échec de l’accord d’association avec l’Ukraine et l’élection de Trump, qui pourrait être moins intrusif en Europe centrale et en Ukraine que l’administration précédente, l’UE est rappelée, outre sa grave crise interne, à la réalité. Et donc être rendue plus méfiante à l’égard des experts autoproclamés de la Russie dans les rangs des eurodéputés et des fonctionnaires européens baltes ou polonais, mais aussi tchèque, comme le commissaire européen à l’élargissement et à la politique européenne de voisinage Stefan Füle, promoteur de la réalisation à marche forcée de la réalisation de l’accord d’association avec l’Ukraine en 2013, qui a mené à la catastrophe que l’on sait. Entre une unification du continent eurasiatique dans la coopération et le développement, qui prendra certes du temps mais qui exige le dialogue, la patience et des engagements concrets, et la confrontation entre blocs proposée de façon irresponsable par Fotyga et ses pairs, il n’y a pas à hésiter, car c’est un choix qui concerne l’avenir de la civilisation et celui des générations suivantes.

Frédéric Saillot, le 30 novembre 2016

(1) http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+REPORT+A8-2016-0290+0+DOC+XML+V0//FR&language=fr
(2) Divisée en Stratcom-Est (dirigée contre la Russie) et Stratcom-Sud (dirigée contre l’EI)
(3) http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/BRIE/2016/586600/EPRS_BRI(2016)586600_EN.pdf
(4) Droit et Justice : parti nationaliste polonais fondé par des membres de l’aile droite de Solidarnosc.
(5) Tumultes et spectres, Les Editions noir sur blanc, 1991, pp. 206-207.
(6) Voir à ce sujet mon livre : Racak, de l’utilité des massacres, tome 2, L’Harmattan, 2010.
(7) http://m.vatican.va/content/francescomobile/fr/speeches/2016/february/documents/papa-francesco_20160212_dichiarazione-comune-kirill.html
(8) SEAE : Service européen pour l’action extérieure, service diplomatique du Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Federica Mogherini.
(9) http://www.europarl.europa.eu/ep-live/en/plenary/video?debate=1479845225324