Le mot phobie est un mot à la mode. On parle d’homophobie, d’islamophobie et notre conférence examine la russophobie. Rappelons que le mot “phobos” en grec signifie la fuite, la crainte, voire l’effroi, quand le verbe “phobeïn” veut dire : mettre en fuite, avoir peur, bref provoquer une peur qui fait fuir comme l’a précisé l’un des intervenants hier. Or la Russie provoque-t-elle une peur qui ferait fuir : des individus, des peuples, des Etats ? Non, bien au contraire, elle est en effet, comme l’indique la seconde partie de l’intitulé de la conférence, objet d’une guerre de l’information, d’une désinformation au sens où l’entendait Vladimir Volkoff, c’est-à-dire une arme de guerre, pour reprendre le titre de son livre paru en 2004 : La désinformation, arme de guerre. Et cette désinformation selon moi, est provoquée plus par une haine des Russes et de la Russie, de ce qu’ils peuvent représenter, bref, une forme de racisme ethnique et idéologique plutôt qu’une peur. Quelle en est la cause ? C’est ce que je nomme la différence proche : bien qu’étant eux aussi Européens, les Russes ont une histoire, une culture et une sensibilité différentes de celles des Européens de l’Ouest. Et tant que les Européens occidentaux n’auront pas accepté l’existence de cette part orientale de la civilisation européenne, tant qu’ils la nieront où voudront l’occidentaliser à tout prix, cette russophobie et ce racisme, à base de complexe de supériorité, perdureront. Mais la Russie est également un pays dont les ressources immenses sont convoitées et dont la puissance a toujours été combattue par les puissances occidentales, ce qui est le cas actuellement avec le retour de la Russie sur la scène internationale comme acteur incontournable sur pratiquement tous les dossiers majeurs.
Pour en venir à mon sujet, je schématiserais l’état des médias français en distinguant la presse officielle des médias alternatifs que j’ai l’honneur d’ici modestement représenter. La première est aux mains de riches hommes d’affaires (Bruno Ledoux et Patrick Drahi, fondateur d’Altice, pour Libération) et d’oligarques (Niel, Bergé, Pigasse pour Le Monde, Dassault pour Le Figaro et Bouygues pour TF1), et elle pratique une désinformation presque systématique, à de rares exceptions près, sur tous les sujets concernant la Russie. Les seconds tâchent de contrer cette désinformation et de donner une information plus objective sur les grands sujets traités en boucle par l’industrie médiatique : la Syrie, l’Ukraine, les écoutes de la NSA, le Traité Transatlantique ou les Migrants, pratiquant parfois un prosélytisme qui peut s’avérer contre-productif. Au milieu, il y a des universitaires souvent invités comme spécialiste de la Russie dans les médias, héritiers de l’école française de la soviétologie, qui pratiquent une rhétorique que je qualifierais de modérément désinformante, pour ne fâcher personne et conserver leurs postes de travail ainsi que leurs rémunérations.
Interviennent également régulièrement dans les médias les héritiers de ceux que l’on qualifiait jadis de “kremlinologues”, russophobes acharnés, comme c’est le cas de Michel Eltchaninoff, pourtant russophone et slavisant, passé par les filières d’excellence du système d’éducation français. Il me paraît un représentant typique de la propagande antirusse propagée dans les médias à l’occasion de la crise ukrainienne, mais plus généralement depuis la réélection de Poutine à la présidence russe en 2012. C’est sur son cas que je vais m’arrêter maintenant car il il me paraît exemplaire de la façon dont fonctionne la désinformation sur la Russie dans les médias français.
Je l’ai écouté un matin de février dernier sur les ondes de la radio gouvernementale France-Culture, où il était venu présenter son livre intitulé en toute modestie : Dans la tête de Vladimir Poutine, sur lequel j’ai écrit un article : “Michel Eltchaninoff, intellectuel maccarthyste au service de l’atlantisme” que ceux qui lisent le français peuvent lire sur le site d’Eurasie Express : www.eurasiexpress.fr. Ce matin-là Eltchaninoff a parlé en tant que spécialiste de la Russie, défendant les idées du courant néo-conservateur pro-américain qui s’est nettement affirmé en France et dans l’Union européenne à l’occasion de la crise ukrainienne. Il a recommandé d’utiliser la manière forte face à un Poutine responsable selon lui de cette crise pour avoir incité Yanoukovich à ne pas signer l’accord d’association avec l’Union européenne à Vilnius, déclenchant ainsi le Maïdan puis la sécession de la Crimée qu’il aurait annexée, suivie de l’insurrection du Donbass. Cette stratégie poutinienne viserait la création de la Novorossia dans l’est de l’Ukraine, premier pas dans la réalisation d’un nouvel empire russe. Reprenant les listes de journalistes, d’intellectuels et de politiques qualifiés de “pro-russes” ou pire, de “pro-Poutine”, voire de “trolls de Poutine”, publiées dans les médias français à l’automne dernier, il s’est permis de dénoncer le réseau des “agents d’influence” qu’un journaliste participant à l’émission a qualifié de “5ème colonne au service de la Russie”. Tous ces mensonges ne servent en fait qu’à justifier la politique soudain agressive de l’Union européenne pour détacher l’Ukraine de la Russie. Mais, et l’on voit ici que la désinformation est concrètement une arme de guerre, pour justifier également les bombardements des populations et des infrastructures civiles du Donbass par les bataillons fascistes envoyés par Kiev, c’est à dire le génocide des populations russophones, but ultime du racisme anti-russe. Le racisme anti-russe des mouvements fascistes galiciens, dont pratiquement personne ne parle dans la presse française officielle, et pour cause, est en effet la forme aboutie d’une forme de racisme tacite, dont la visée, comme tous les racismes, est le génocide.
Mais venons en à son livre : selon Eltchaninoff, dans le processus d’intégration eurasiatique, Poutine et les Russes chercheraient à rétablir l’empire russe. Ce point de vue polémique est dans la droite ligne des propos tenus par l’ex-gauchiste néo-conservatrice Clinton déclarant que les Américains ne laisseraient pas faire l’Union douanière ou l’Union économique eurasiatique, car ce serait le rétablissement de l’URSS. Alors que ce processus d’intégration correspond en fait, à l’est du continent, tout simplement au processus d’intégration de l’Union européenne à l’ouest. Le livre d’Eltchaninoff témoigne de la même paranoïa sur les “projets cachés de Poutine”, “ancien colonel du KGB”. Pour cela il utilise ses lectures des penseurs russes comme Ilyine ou Leontiev dont le président Poutine s’inspirerait dans sa politique, pour dénoncer son projet de “rendre à la Russie sa vocation idéologique internationale”. Il les oppose aux philosophes occidentaux, et notamment à Kant, qui eux iraient selon lui de pair avec la démocratie.
Mais au-delà de ces mensonges et de ce procès d’intention, Eltchaninoff utilise des procédés systématiquement mis en oeuvre par les médias français, où l’on n’entend jamais le président Poutine développer ses arguments, toujours caricaturés dans un résumé en off sur fond d’image souvent peu flatteuses : comme cette photo qui figure sur la couverture du dernier n° de la Revue des 2 Mondes, dans un style que l’on pourrait qualifier d’expressionniste. Eltchaninoff utilise en effet la citation décontextualisée, qui fait dire à son locuteur tout autre chose que ce qu’il a réellement déclaré. Et le fait qu’Eltchaninoff soit parfaitement russophone montre que dans son cas le procédé est délibérément désinformant.
Prenons un exemple : Eltchaninoff soutient qu’à l’occasion du discours de réunification de la Crimée le 18 mars dernier devant l’Assemblée de la Fédération de Russie, Poutine aurait exprimé sa nostalgie de l’URSS et il prétend, je cite, qu'”avec son opération militaire en Ukraine, il commence à réparer le mal” (pp. 27-28). Pour cela Eltchaninoff s’appuie sur un adverbe : l’adverbe malheureusement, qui selon lui dévoile “le fond de la pensée (du président) sur l’effondrement de l’URSS” dans la phrase où Poutine dit : “Ce qui paraissait invraisemblable, malheureusement, est devenu une réalité : l’URSS s’est désintégrée” (p. 27) (То, что казалось невероятным, к сожалению, стало реальностью. СССР распался). Cette seule phrase sortie de son contexte est la preuve que donne Eltchaninoff de la volonté de Poutine de réparer cette erreur de l’histoire en annexant la Crimée et en intervenant militairement en Ukraine pour rétablir l’URSS. Or, si l’on replace cette citation dans le fil du discours du président Poutine ce jour-là, cette phrase dit tout autre chose. Poutine se demande en effet ce qui a bien pu pousser Khrouchtchev à donner la Crimée et Sébastopol à l’Ukraine : “l’aspiration à s’assurer le soutien de la nomenclature ukrainienne ou bien la volonté de racheter sa faute dans l’organisation de la répression de masse en Ukraine dans les années trente” (стремление заручиться поддержкой украинской номенклатуры или загладить свою вину за организацию массовых репрессий на Украине в 30-е годы) ? Et Poutine souligne que “cette décision de couloir, prise de connivence, violait toutes les normes constitutionnelles déjà en cours. Evidemment, ajoute Poutine, dans les conditions d’un Etat totalitaire, on n’a rien demandé aux habitants de Crimée et de Sébastopol, on les a simplement mis devant le fait accompli. Les gens se sont bien sûr posé des questions : d’où venait que soudain la Crimée se retrouvât en Ukraine” (это решение было принято с очевидными нарушениями действовавших даже тогда конституционных норм. Вопрос решили кулуарно, междусобойчиком. Естественно, что в условиях тоталитарного государства у жителей Крыма и Севастополя ни о чём не спрашивали. Просто поставили перед фактом. У людей, конечно же, и тогда возникали вопросы, с чего это вдруг Крым оказался в составе Украины). Mais Poutine précise alors : “tous ici nous le comprenons bien, cette décision a été perçue comme une simple formalité dans la mesure où ces territoires ont été transférés dans le cadre d’une seule grande entité. A cette époque il était tout simplement impossible d’imaginer que l’Ukraine et la Russie ne puissent être ensemble, rappelle Poutine, qu’elles puissent constituer des Etats différents. Mais cela est arrivé” (Но по большому счёту – нужно прямо об этом сказать, мы все это понимаем, – по большому счёту это решение воспринималось как некая формальность, ведь территории передавались в рамках одной большой страны. Тогда просто невозможно было представить, что Украина и Россия могут быть не вместе, могут быть разными государствами. Но это произошло). Et c’est donc du point de vue des habitants de Crimée, qui se sont retrouvés otage de la nouvelle configuration, que la chute de l’URSS a été malheureuse : “Ce qui paraissait invraisemblable, malheureusement, est devenu réalité. L’URSS s’est disloquée” (То, что казалось невероятным, к сожалению, стало реальностью. СССР распался). Tout ce contexte ne figure pas dans le livre d’Eltchaninoff, qui cite une seule phrase décontextualisée. Il fait donc dire au président Poutine ce que Poutine ne dit pas pour bâtir le portrait caricatural, désinformant, d’un Poutine oeuvrant en sous-main au rétablissement d’un empire totalitaire, dont lui Eltchaninoff démasquerait le projet caché. Alors que précisément Poutine n’exprime là ni un regret personnel ni une nostalgie de l'”Etat totalitaire” que bien au contraire il dénonce comme il lui est déjà arrivé de le faire en d’autres circonstances.
Pour conclure sur cet exemple illustrant la désinformation russophobe dans les médias français, je vais évoquer un reportage effectué par le même Eltchaninoff le 9 mai 2014 à Odessa pour le compte du journal dont il est le rédacteur en chef adjoint, Philosophie Magazine. 7 jours auparavant a eu lieu le massacre de la Maison des Syndicats sur lequel il enquête. Il va sur les lieux et rencontre des pro-Maïdan, qu’il qualifie de pro-européens, pour lesquels il éprouve une sympathie évidente. Puis, pour faire preuve d’objectivité, il rencontre un anti-Maïdan, qu’il qualifie de pro-russe, dans un café, dont il dresse ainsi le portrait : “Il est né à Odessa, comme ses parents. Il a toujours vécu ici. Mais il ne se sent pas ukrainien. Pour son thé qu’il a demandé noir, et pas vert, il a le choix entre une dizaine de douceurs : sucre candie, brun, en grains, en berlingots — toute une boîte parfumée et colorée. Il observe un instant ce plateau avec un certain dédain et choisit un gros cube de sucre blanc, le modèle soviétique, grossier et incassable”. Et voici le commentaire que fait Eltchaninoff du portrait de son interlocuteur, qui lui a demandé de l’appeler Ivan pour des raisons de sécurité : “Le sucre soviétique ? Un souvenir d’enfance, un choix d’adulte. Tout est dit. Son geste résume ce qu’il commence, d’une voix traînante, sourde, sur ses gardes, à me raconter”. Est-ce bien la peine qu’Ivan parle dans ces conditions ? C’est à peine si Eltchaninoff ressent une quelconque compréhension du malaise ressenti par Ivan quant aux restrictions des droits des russophones et l’ukrainisation rampante qu’ils subissent depuis l’indépendance de 1991. Une ukrainisation devenue toujours plus insistante, toujours plus contraignante, voire coercitive depuis le Maïdan. C’est à peine s’il prête également l’oreille à la version du massacre donnée par Ivan : 300 anti-Maïdan en auto-défense face à 3000 nervis nationalistes venus de Kharkov et de l’ouest de l’Ukraine, une provocation met le feu aux poudres aboutissant au massacre de la Maison des syndicat. “Tout est dit”, a-t-il dit. Et Eltchaninoff ne croit pas si bien dire : tout est dit en effet de sa russophobie, travestie en antisoviétisme. Ce qui le conduit, au terme d’une enquête qui constitue une traversée de l’ignominie et de l’abjection, à reprendre la version de la propagande nationaliste ukrainienne en concluant qu'”une manipulation n’est pas totalement à exclure. Les coups tordus sont une spécialité des forces spéciales russes depuis des décennies. On sait que Vladimir Poutine les affectionne”.
Maintenant je voudrais dans cette dernière partie de mon exposé aborder un autre cas : celui de Radio Spoutnik France, qui est un média diffusant en France, dans le cadre du grand projet de Rossia Segodnia, visant justement à contrer la guerre de l’information contre la Russie et à promouvoir un monde multipolaire, dans le respect du droit international et celui des identités culturelles et nationales que le projet mondialiste totalitaire voudrait diluer. Lorsque nous avons appris cela, tous ceux qui depuis des années luttent contre la désinformation en en payant souvent le prix sur le plan professionnel, nous en avons été très heureux et nous attendions beaucoup de ce média alternatif à la presse qu’il faut bien qualifier de mainstream. Et bien je suis désolé de vous dire que ce n’est pas le cas et même que ce projet semble avoir été retourné par des réseaux qui en dénaturent la finalité. N’ont été embauché pour réaliser ce projet que de très jeunes gens sans culture journalistique, incapables de contextualiser les sujets qu’ils présentent à l’antenne, ainsi que d’entrer en véritable dialogue avec les spécialistes qu’ils interviewent, pratiquant souvent de surcroît un français approximatif. Cette faiblesse les rend perméables à l’influence dominante de la désinformation, quand ils n’en sont pas convaincus eux-mêmes. Comme l’écrivait Volkoff dans le livre que j’ai cité au début, à propos de l’influence que cherchent à développer certains Etats pour en assujetir d’autres : “l’influence n’atteindra son plein rendement qu’en exploitant des modes, des lubies, qui sont déjà “dans l’air”. On n’utilise les gaz de combat que si le vent est favorable. Même chose pour la désinformation”. Je ne vous livre que quelques exemples de ce qui peut s’entendre sur les ondes de Radio Spoutnik France :
A propos des actions de la coalition anti-Etat Islamique en Syrie, le 10 août, un chercheur au CERI-Science Po, l’équivalent de votre MGIMO, a été interrogé et a déclaré qu'”en Syrie Bachar el Assad aide les islamistes (…) (et que) la Russie mène (en Syrie) une politique criminelle en soutenant Bachar el Assad, qui depuis le début du conflit a tué des centaines de milliers de civils”. Le 26 août, à propos des relations entre la Serbie et le Kosovo, imposées par l’Union européenne, on a pu entendre ce dialogue entre deux speakerines de Radio Soutnik France “- Peux-tu nous dire pourquoi les relation entre la Serbie et le Kosovo sont tendues ? – Et bien le problème réside dans la reconnaissance ou non de l’indépendance du Kosovo : à la fin des années 1990, le Kosovo et la Yougoslavie – c’était alors la République fédérale de Yougoslavie – se sont affrontés dans une guerre. Le conflit opposait l’armée yougoslave à l’armée de libération du Kosovo. En 1999 c’est l’OTAN qui intervient militairement pour mettre un terme au conflit”. Enfin pour terminer ce bref florilège, évoquons le dossier des migrants que les speakers de Radio Sputnik France ont traité régulièrement uniquement d’un point de vue compassionnel. Point de vue compassionnel qui a été amplifié par la campagne médiatique sur la photo du malheureux petit Aylan Kurdi, dont un média russe a révélé dernièrement qu’elle a été mise en scène pour favoriser la politique promue par l’Allemagne, à un moment où il fallait inciter l’opinion publique européenne à soutenir la politique allemande. Depuis l’Allemagne a rétabli le contrôle de ses frontières. Le même média russe a publié le journal d’une Russe expatriée faisant état d’une véritable politique d’islamisation rampante de la société allemande, à laquelle on objecte le passé nazi lorsqu’elle s’y oppose. Quant aux Français qui font état de leur questionnement sur les responsabilités de cette crise, ils ne peuvent être que d’extrême-droite. Enfin, si Radio Sputnik France a fait état du rôle de l’Internet dans le déplacement des flux migratoires, c’est de façon positive, sans évoquer jamais ce que le même média russe a révélé : les tweets invitant les migrants à venir en Allemagne émanaient de personnalités proches du pouvoir bruxellois ou d’ONG financées par Soros, le fameux promoteur des révolutions orange dont l’on sait quel instrument de mobilisation elles font de l’Internet.
Pour conclure je dirais simplement que la France ne manque pas de journalistes expérimentés, attentifs aux activités des réseaux d’influence et ayant suivi depuis nombre d’années l’évolution de la guerre médiatique dont la Russie est l’objet, mais pas seulement la Russie. Il n’est en effet pas acceptable que l’argent du contribuable russe serve à retourner un instrument de défense de la vérité en arme du mensonge, dirigée contre elle et tous les hommes de bonne volonté.
Frédéric Saillot, 26/09/15