L’on se demande ce qui a bien pu pousser ce reporter spécialisé sur le Moyen-Orient à emboîter le pas de spécialistes de la Russie qui, tels Michel Eltchaninoff (1) ou bien encore Cécile Vaissié (2), se sont amplement déconsidérés par leurs pitoyables tentatives de dénonciation de “réseaux du Kremlin” en France, où la paranoïa le dispute au complotisme peu informé, dignes des heures les plus sombres de notre histoire.
La raison en est peut-être justement que Hénin est spécialisé sur le Moyen-Orient, et ce d’une façon très orientée. Il faut en effet attendre la page 247 de son livre, à vrai dire un reportage, pour trouver confirmation, en forme d’aveu, de ce qui paraît évident au fil de la lecture : s’il a commencé sa carrière en 2002 en Irak, c’est pour y couvrir l’invasion américaine avec les yeux de Chimène pour la poursuite par Bush de la stratégie néocon post-11-septembre, dans la continuité de celle mise en oeuvre par Clinton en ex-Yougoslavie dans les années 90.
Hénin en Irak
Après avoir raté le concours d’entrée à Normale sup, parcours obligé de ce fils d’une prof à Henri-IV et d’un président de l’université de Panthéon-Sorbonne, il a obtenu une maîtrise d’histoire dans la même université et suivi des cours d’arabe, puis de journalisme. Il intègre alors une agence de presse mais en démissionne en novembre 2002 pour partir en Irak comme pigiste, au moment où le projet d’invasion américaine est contesté par la Russie de Poutine, l’Allemagne de Schröder et la France de Chirac.
Il ne dépend alors d’aucune hiérarchie professionnelle mais, rejeton du microcosme de la nomenclature à la française, il n’en est pas moins muni de relations qui lui permettent d’intervenir sur Radio-France et de publier des articles dans divers titres de la presse suisse et parisienne. Comme par exemple dans Le Monde du 14 janvier 2003, soit deux mois avant une invasion décidée par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne sans l’autorisation des Nations Unies, où il signe un article sur “des français, (qui) (à Bagdad) dénoncent les espions américains”. Il s’agit d’une délégation de membres des Amitiés franco-irakiennes qui, selon lui, “ont l’intention de faire la démonstration (que) les missions d’inspection de l’ONU en Irak ne sont qu’un habillage d’une vaste entreprise d’espionnage menée par les Etats-Unis”, que sa description ironique vise à discréditer, ainsi que les conclusions qu’ils en tirent. Ayant visité une usine de roquettes à 35 km de Bagdad, considéré par Blair comme faisant partie du programme nucléaire irakien, l’amiral Michel Debray “se réjouit” : “je tenais à les voir, ces fameux tuyaux. (…) Mais cela confirme la mission d’espionnage des Etats-Unis. En venant ici à six reprises (…) ils savent très bien maintenant où faire tomber leurs bombes”. L’article est suivi d’une dépêche de l’AFP, on ne sait si commentée par Hénin, intéressante pour la problématique qu’elle annonce : le billard à trois bandes de l’intervention occidentale au Moyen-Orient, la réaction de la rue arabe et l’interaction sur la communauté musulmane et ses associations en France. Mohamed Bechari, président de la Fédération nationale des musulmans de France, favori de Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, pour la vice-présidence du Conseil français du culte musulman, a fait deux jours auparavant à Bagdad une déclaration en forme de mise en garde en cas d’attaque américaine : “je ne veux pas que cette question devienne un cheval de bataille de certains mouvements de l’islam politique dur”.
C’est le même amiral Debray que Hénin cite en compagnie du contre-amiral Claude Gaucherand dans son rapport sur “La France russe” treize ans après, comme “deux officiers généraux de deuxième section (dont) la personnalité (…) interpelle”. Le premier pour avoir précisément à Bagdad en janvier 2003 “dénonc(é) les manipulations américaines qui allaient conduire à la guerre”, quand le second “remplit des tribunes de ses délires géopolitiques, présentant Daech comme un produit de la CIA”. Or ce dernier, ancien conseiller Défense de Jean-Pierre Chevènement, dans une tribune récente, au terme d’une description objective de tous les conflits déclenchés par les Etats-Unis depuis la première guerre d’Irak en 1991, concluait : “C’est le tableau d’un chaos parfaitement organisé que nous avons là pour le Proche et le Moyen-Orient. Conforme à la stratégie d’une Amérique forte d’un dollar qu’elle contrôle et d’une défense à nulle autre comparable, d’une doctrine et d’une idéologie dominatrice. Al Qaida, Daech, ce sont ses enfants nourris aux pétrodollars du Qatar et de l’Arabie saoudite et armés par eux par délégation de Washington. Quel est dans tout cela le rôle joué par Israël ?” (3).
Questions posées au livre de Hénin et à Pascal Boniface
Une fois précisé qui était Nicolas Hénin, posons-nous à nouveau la question : qu’est-ce qui a bien pu pousser cet “orientaliste” à s’intéresser à la Russie que, de façon évidente, il ne connaît pas et dont il ne connaît pas la langue, se contentant d’interroger une kyrielle de “spécialistes”, comme l’inévitable Ackerman ou l’ancien (?) agent des services abondamment cité Danjean – qui n’est lui-même ni russophone ni même serbophone (4) -, tous plus anti-Poutine les uns que les autres, quand ce n’est pas anti-russes, tous impliqués comme lui dans le projet néoconservateur de domination universelle américaine, et accumulant lui aussi, comme Vaissié s’y était efforcée avant lui, les fiches de basse police ? Et posons-nous une question subsidiaire, celle qui nous a d’ailleurs poussé à écrire cet article : qu’est-ce qui a incité Pascal Boniface, spécialiste reconnu de relations internationales, directeur de l’Iris et titulaire d’un rond de serviette à C dans l’air, l’une des dernières émissions de débat à la télévision, où il s’efforce de défendre des positions nuancées, à lui attribuer un label de qualité ? En effet, bien que dans la suite de l’article qu’il a publié sur son blog à Médiapart (5) il reconnaisse les limites du sujet abordé par Hénin : “les réseaux d’influence de Poutine en France”, il lui adresse des louanges qui paraissent suspectes après qu’on en ait fait la lecture, en comparaison du libelle commis par Vaissié qui “ne respecte en rien les codes universitaires”, alors que celui de Hénin “n’est pas du même tonneau. Il ne contient pas d’erreurs, démonte les réseaux mis en place par Moscou et l’influence que Poutine peut exercer en France, notamment auprès de l’extrême-droite”.
Les erreurs et les mensonges de Hénin
Or des erreurs, le “reportage” de Hénin en contient, et de taille. A commencer par la piètre explication qu’il donne du “concept de Maskirovka”, technique du camouflage pratiqué par toutes les armées, allant jusqu’à la ruse et l’intox, également universels, citant pêle-mêle un certain nombre d’autres techniques, dont la désinformation, qu’il n’explicite pas, et pour cause, l’essentiel étant de faire spécialiste à l’aide d’un terme exotique, et de réactiver une paranoïa de guerre froide. Sa connaissance de la réalité russe est pour le moins sujette à caution lorsqu’il prétend que Vladimir Poutine a “détruit la Tchétchénie” et installé au pouvoir à Grozny Ramzam Kadyrov, un “leader islamiste”. Ce qui a été défait en Tchétchénie est en effet une subversion islamiste extérieure à l’islam traditionnel soufi de Tchétchénie, dont Kadyrov est un défenseur, contre les islamistes précisément. Il répète la même erreur un peu plus loin, évoquant “les guerres menées (…) par Vladimir Poutine dans le Caucase contre les populations musulmanes”, alors qu’il s’agit d’un combat contre un terrorisme islamiste d’importation qui sévit dans cette région et que le président russe prône une relation équilibrée avec l’islam russe, constitutif de la formation de l’Etat et de la nation russes depuis la prise de Kazan au 16ème siècle. Et concernant la presse russe, ce journaliste ne lisant pas le russe ne sait pas qu’elle est plus diversifiée que la presse française. Il prétend que “la pression sur les médias indépendants continue de s’intensifier”, alors qu’il cite le Moscow Times, qui mène campagne contre “la nomination de Kisselev à la tête de Sputnik, en fait le ‘nouveau chef propagandiste du Kremlin'”, et qu’il présente Vedomosti comme “le journal d’affaire russe”, alors qu’il s’agit d’une filiale russe du Financial Times et du Wall Street Journal, quand le quotidien Kommersant offre aux lecteurs russes une version libéralo-occidentale de l’actualité. Quant au magazine américain Forbes, dont il se désole qu’il “loue le maître du Kremlin”, il faudrait qu’il lise Le Parrain du Kremlin de Paul Klebnikov, avant de sous-entendre que Poutine aurait commandité son assassinat, quand tout laisse à penser qu’il s’agit de Berezovski. Enfin, faire d’Odnako le “journal” de Mikhaïl Leontiev, “aux amitiés d’extrême droite affirmées”, c’est tout simplement ridicule, quand l’on sait qu’il s’agit d’une chronique satirique pendant le journal télévisé de la 1ère chaîne de télévision russe. Le vrai spécialiste de la Russie qu’est Dimitri de Kochko, rappelle d’ailleurs que pour tous les lecteurs des articles de la presse soviétique, débutant généralement par un flot de propagande, l’adverbe “odnako” (i. e. : “cependant”), signalait une entrée dans le vif du sujet justifiant l’intérêt du lecteur, d’où le clin d’oeil de Leontiev, par ailleurs économiste et responsable média du groupe Gazprom. Mais Hénin n’est pas mieux informé des médias français lorsqu’il avance que Boulevard Voltaire est “le site dirigé par Thierry Meyssan”, alors qu’il s’agit de celui de Robert Ménard et Dominique Jamet, à ne pas confondre avec le Réseau Voltaire. Signalons encore les erreurs à mourir de rire sur les Russes blancs : tous “monarchistes qui ont rejoint la France en grand nombre au moment de la révolution de 1917” et le musée des cosaques de Courbevoie, l’une des “structures suspectées de servir de relais aux opérations des services russes”, à propos duquel Hénin affirme très doctement : “les Cosaques étaient dans l’armée impériale des unités développées aux marges de la Russie”, alors que le musée abrite les collection du régiment d’élite de la Garde impériale depuis Catherine II, miraculeusement conservées dans les tribulations post-1917, ouvert au public.
Mais la plus importante des erreurs de Hénin, qui ne permet pas de prendre son reportage au sérieux, c’est celle faite sur la personnalité du président russe Vladimir Poutine. Sur la personne plutôt, tant la connaissance qu’il peut en avoir se limite à des images et aux caricatures qu’en font les détracteurs de service – comme la néocon hystérique Mendras qui a même réussi à se faire virer du très néocon ministère des Affaires étrangères, ou la ragotière Blanc – tant il est vrai qu’il lui est difficile d’en juger par lui même, ne parlant pas le russe. Citant l’évêque de Ferrare Luigi Negri, selon lequel pour lutter contre l’Etat islamique “il faut une tête et des couilles. Et le seul à les avoir, (…) est Vladimir Poutine”, Hénin consacre alors cinq page à détailler des photos du président russe, citant ensuite le malheureux Eltchaninoff, spécialiste lui de la “tête” (1). Il suffit pourtant d’écouter Poutine répondre aux questions des centaines de journalistes présents à ses conférences de presse annuelles, qui durent en moyenne quatre heures, ou à celle de nombre de citoyens russes dans les “Lignes directes” annuelles d’une durée équivalente, sans notes et toujours de façon appropriée et intéressante sur des sujets très divers, comme lors de ses conférences de presse à l’issue de visites d’Etat ou de sommets, pour constater qu’on a là affaire à un homme d’Etat d’une envergure exceptionnelle.
Et l’on ne comprend pas que Boniface apporte sa caution à une telle négligence, si ce n’est que lui non plus n’est pas russophone.
“Errare humanum est” dit-on, mais ce qui est beaucoup moins pardonnable, outre la rhétorique ambigüe pour faire post-moderne selon les techniques éprouvées de l’antique sophistique, c’est le mensonge. “Mentez, mentez, il en restera toujours quelque-chose”. Hénin ne s’en prive pas, citant par exemple “une note confidentielle (des services de renseignement) que nous avons consultée” : “le bureau du Secrétaire général de la Défense et de la Sécurité nationale, tout comme le quai d’Orsay et l’Elysée se retrouvent à proximité d’écoute d’un dispositif d’interception qui serait dissimulé dans les bulbes dorés de la cathédrale” en construction quai de Branly. Certes, il cite ensuite “un haut cadre du contre-espionnage” qui “pondère” : “Je ne suis pas sûr qu’il y aura des capteurs”, tandis qu’un autre “haut responsable du renseignement s’emporte” : “Le quai Branly ? C’est du fantasme (…) il faudrait que les Russes soient d’une stupidité absolue pour y installer une capacité d’écoute”. Mais le doute est instillé sur cet élément de l’esthétique orientale orthodoxe désormais dans le paysage parisien, à proximité de la plus politiquement correcte Tour Eiffel, dont l’on sait peu d’ailleurs qu’elle est bâtie en acier de l’Oural.
Passé cet exemple folklorique, les mensonges qu’Hénin assène avec l’aplomb caractéristique de ceux qui participent au projet néoconservateur concernent les grands sujets de la politique internationale : “le mythe de la promesse nulle part attestée qu’aurait formulée l’OTAN de ne pas s’étendre jusqu’aux frontières de la Russie” ; “l’un des grands chevaux de bataille des complotistes” enfourché par Mélenchon sur “le fond de l’affaire” syrienne : “le passage des oléoducs et des gazoducs à travers la Syrie” ainsi que la mise en cause du général Gomart, “commandant de la Direction du renseignement militaire (qui) a été critiqué” pour avoir déclaré devant l’Assemblée nationale que “la vraie difficulté avec l’OTAN, c’est que le renseignement américain y est prépondérant. L’OTAN avait annoncé que les Russes allaient envahir l’Ukraine alors que, selon les renseignements de la DRM, rien ne venait étayer cette hypothèse”.
Les informateurs de Hénin
C’est sans doute cette connaissance approfondie de la Russie et de son implication dans les relations internationales qui permet à Hénin de traiter tous ceux qui y portent un autre regard que le sien de nigauds qui se laisseraient abuser par “les éléments de langage” du Kremlin, l’éternelle langue de bois relookée en outil communicationnel efficace dont, tel monsieur Jourdain, Hénin fait d’ailleurs une abondante utilisation dans sa vision néoconservatrice du monde : “il y a dans le monde politique, dans les médias, les institutions, y compris celles de la sécurité nationale, le monde des affaires ou parmi les intellectuels, énormément de personnes qui reprennent, parfois à la virgule mais pas toujours consciemment, les éléments de langage diffusés par le Kremlin”. Un “responsable du contre-espionnage” indique à Hénin – décidément très introduit dans les milieux du renseignement, en tout cas pas ceux qui “reprennent ces éléments de langage” – la “grosse responsabilité des milieux de la recherche et universitaires”. Quand on connait ces milieux, on suggérerait à ce responsable de se reconvertir dans des activités plus à sa portée et à Hénin de trouver meilleur informateur. Lequel cite l’inénarrable Camille Grand, de la “Fondation pour la recherche stratégique”, qui le met en garde contre les amalgames : “Il faut bien faire la différence entre un agent d’influence traité par les services de renseignement russes, et les idiots utiles, même s’il y a toute une gamme de dégradés entre les deux figures”. Nous voilà donc prévenus : tout accord avec un élément de la politique ou de la civilisation russe ne peut être que le signe d’une perversion et/ou d’une déficience mentale.
Comme par exemple les grandes entreprises du CAC 40, dont “la moitié a des intérêts en Russie et se retrouve donc à un certain niveau à faire du lobbying pour le pays”, explique “un observateur”. Ce qui, en ces temps de “négociation” du Traité de libre échange transatlantique, n’est pas pour plaire à Washington, d’autant plus que “tous ces lobbyistes plaident, à un niveau ou à un autre, pour la levée des sanctions”. On se demande ce qu’en pense Boniface, lui même rétribué par ces grandes entreprise du CAC 40 qui, avec les grandes entreprises russes, sont réunies dans la Chambre de commerce franco-russe dont il co-anime l’Observatoire (6). Mais pour Hénin, le cas est tranché, si un certain nombre de puissances de taille et de nature variables, comme les Etats-Unis, Israël, le Qatar, l’Arabie saoudite ou bien encore “certains régimes africains”, sont habilités à exercer leur “soft-power” et leur influence en France, ce n’est pas le cas de la Russie car “pour pouvoir exercer un soft power, il faut présenter un modèle attractif. Or la Russie n’est pas tellement attractive, ni par son modèle de société, ni par les performances de son économie, ni par l’autoritarisme des ses pratiques politiques”. Cqfd. Et Hénin de nous asséner la conclusion de son syllogisme : “faute de séduire, elle est réduite à exercer une “coercition douce” pour convaincre par des arguments malhonnêtes de l’intérêt de ses positions”. Et donc tous ceux qui sont intéressés par la Russie à un titre ou à un autre, ne peuvent être que des imbéciles ou des pervers.
Hénin en Syrie
L’on voit bien la fonction opérée par ce dénigrement systématique au moment où l’OTAN cherche à parachever la coupure du continent européen en deux pour réaliser un bloc occidental voulu par Washington. De même que l’encerclement de la Russie et de la Chine vise à les contraindre et à espérer un jour leur démembrement. Mais les motivations de Hénin et son but, comme l’éventuelle commande à laquelle il aurait répondu, l’amenant à publier ce deuxième ouvrage chez Fayard, nous ramène à sa spécialité première qui est le Moyen-Orient. En effet, cette entreprise qui ne lésine pas sur les moyens, mettant à contribution nombre de spécialistes ainsi que des responsables du renseignement intérieur, vise à discréditer toute recherche d’alliance avec la Russie dans ce qu’elle a de plus justifié pour les intérêts de la France : la lutte contre le terrorisme islamiste, notamment en Syrie. Et lorsqu’il parle du “narratif russe sur Palmyre”, il serait mieux inspiré de parler de celui de la coalition occidentale qui un an auparavant a laissé une colonne djihadiste traverser le désert à découvert pour prendre la ville alors qu’il eût été aisé de la détruire. De même que lorsqu’il reprend l’élément de langage de l’industrie médiatique occidentale sur l’intervention russe “qui vise beaucoup moins à frapper l’EI qu’à sauver le régime de Bachar al-Assad”, il omet de préciser qu’elle a activé une intervention occidentale en Irak au point mort depuis deux ans et détruit en Syrie une grande partie des ressources en pétrole de l’Etat islamique. Aujourd’hui, l’armée syrienne est d’ailleurs en mesure de prendre Raqqa, en alliance/compétition avec la coalition occidentale.
Mais c’est justement parce qu’elle est déterminée à lutter réellement contre le terrorisme islamiste que la Russie est dénigrée par Hénin et ses éventuels commanditaires. Et les terroristes, Hénin les connaît bien, ne serait-ce que pour avoir été “enlevé” par eux en 2013.
Mais avant cela, il a fait des séjours en Syrie comme à Homs en octobre 2011, au tout début de la guerre, dans un quartier “rebelle” (7). Un peu plus tard, en février 2012, c’est au tour de son ami Jacques Bérès, médecin humanitaire et co-fondateur avec Kouchner de Médecins sans frontières, qui va y soigner “sous les bombes syriennes”, muni d’un “ordre de mission” de l’Union des associations musulmanes de Seine-saint-Denis et de celui de France-Syrie démocratie (8). Le site de la première association, qui milite pour le port du voile intégral et l’application des lois islamistes en France (9), a été fermé et celui de la seconde s’est arrêté au retour de Jacques Bérès en France le 23 février 2012, qui depuis soigne les rebelles kurdes. Il est cependant retourné à Alep en septembre 2012, où il a reconnu avoir “soigné des djihadistes français” (10), témoignage essentiel sur la présence du terrorisme international en Syrie à un moment où la propagande négationniste battait le tambour dans l’industrie médiatique.
Deux ans après, le conflit s’étant intensifié, Hénin fait un reportage du côté d’Idlib auprès des terroristes islamistes d’Al Nosra, la branche syrienne d’al Qaida, dont le ministre néo-conservateur Fabius disait au même moment qu’ils faisaient du “bon boulot”. Il les présente comme des opposants qui veulent “essayer” “de mettre en oeuvre un régime conforme à l’islam”, “mais nous suivrons les consignes du peuple” ajoute très démocratiquement son interlocuteur (11). C’était un mois avant “l’enlèvement” de Hénin en périphérie de Raqqa, au moment où la ville passe des mains d’al Nosra à celles de l’Etat islamique qui pour l’heure n’est encore que l’EIIL.
L'”enlèvement” de Hénin
Voici le récit qu’en fait son ami Jacques Bérès : “D’après la famille de Nicolas et quelques amis au Quai d’Orsay, Nicolas était parti filmer la base d’entraînement d’une milice djihadiste qui se fait appeler “l’Etat islamique en Irak et au Levant” (EIIL). Celle qui, probablement, l’a pris en otage par la suite. Son fixeur lui avait dit qu’ils pouvaient se rendre sur place pour filmer. Mais – était-ce un malentendu avec son fixeur ? – quand il a commencé à filmer, des islamistes en armes ont débarqué et lui ont pris sa caméra, ses images et son passeport, lui disant qu’ils allaient regarder tout ça et qu’il pouvait revenir le lendemain pour tout récupérer. Le lendemain, Nicolas est revenu et il a disparu” (12). Bien naïf Nicolas, et inconscient, en tous cas muni de “quelques amis au Quai d’Orsay”.
Il est vrai qu’un an auparavant, au micro de Florian Delorme sur France-Culture, à la question de savoir s’il était assuré pour ses reportages en Syrie, il répond avec assurance : “j’ai tendance à penser que la France est un beau et grand pays où la capacité de mobilisation est suffisamment forte et qui a montré que lorsqu’un pigiste était dans le besoin, la princesse a toujours été généreuse et il y a toujours un avion spécial avec arrivée à Villacoublay, donc j’ai toujours fait l’économie d’une quelconque assurance supplémentaire”. On est sidéré par cette morgue de gamin gâté, qui ajoute : “enfin il s’agit pas non plus de claquer gratuitement le pognon (sic) du contribuable, mais que si jamais il m’arrivait quelque-chose en tout cas dans la conjoncture médiatique et d’opinion publique actuelles, il y aurait de toutes façons une réaction gouvernementale assez radicale” (13).
Grâce aux efforts conjoints de pas moins que Hollande, Le Drian et Bernard Bajolet, le patron de la DGSE, Direction générale des services extérieurs, Hénin et ses compagnons de détention arrivent donc à Villacoublay le 20 avril 2014, accueillis par Fabius triomphant (14). Avant d’être débriefés par la DGSE, car ils ont notamment été en contact avec des terroristes français partis faire la “guerre sainte” en Syrie. L’incertitude plane sur l’identité des geôliers, EIIL ou al Nosra, se disputant la suprématie sur le terrain. Toujours est-il que si la France n’a pas versé de rançon, “nos amis, soit qatariens soit des Emirats arabes unis, ont dû faire un geste”, affirme le député UMP Alain Marsaud, tandis que “la Turquie a sans doute été également impliquée : une “source proche du dossier” a affirmé à l’AFP que Jean-Yves le Drian, le ministre de la Défense, y avait effectué un déplacement discret il y a plusieurs semaines – qui a sans doute permis la libération des quatre journalistes. C’est en effet par la Turquie que passent les djihadistes, qui y ont parfois leurs bases” (14). Les journalistes de La Croix, mieux informant sur le dossier syrien que le reste de leurs collègues, pourraient ajouter que le Qatar est l’un des principaux financiers, avec l’Arabie saoudite, de l’internationale terroriste qui met la Syrie à feu et à sang depuis plus de cinq ans.
L’on pourrait d’ailleurs se demander ce que la France a offert en contrepartie de cette libération, si ce n’est le “pognon des contribuables”, quelques mois avant les attentats de janvier et novembre 2015 en France et ceux perpétrés en Belgique. En tout cas le redoutable billard à trois bandes d’une intervention occidentale criminelle et catastrophique en Syrie, du terrorisme islamiste international qu’elle y alimente et d’une radicalisation sans cesse croissante d’individus aux marges des communautés musulmanes en Europe fonctionne à plein régime, où des gens comme Hénin croient pouvoir jouer un certain rôle, qui dépasse celui de simple journaliste, comme nous avons commencé à le voir dans ses activités antérieures.
Hénin après son enlèvement
En effet, dès son retour il a commencé à parader sur les plateaux de télévision pour y présenter “Jihad academy”, le premier livre qu’il publie en 2015 chez Fayard, la maison d’édition dirigée actuellement par la jeune Sophie de Closets. Utilisant son image d’ex-otage, il plaide pour ses anciens geôliers, qu’il considère non pas comme de vulgaires assassins fanatisés, soudoyés et instrumentalisés par les pays du Golfe, la Turquie, leurs alliés et leurs suzerains, mais comme des victimes et de l’Occident et du régime Assad, qui selon lui aurait fait beaucoup plus de victimes que l’EI et tous les autres groupes terroristes islamistes réunis. “L’une des grosses erreurs qu’on fait, en Occident, déclare-t-il au Courrier international (15), c’est de considérer qu’ils sont le mal. Evidemment, surtout dans ma position, je ne vais pas commencer à les défendre, mais le problème c’est qu’ils ne sont pas le mal : ils ne sont que le symptôme, la conséquence. Le mal, c’est l’autoritarisme, le sectarisme qui déchire le Moyen-Orient, et c’est surtout l’extraordinaire violence politique qui touche les populations de la région. Il faut s’attaquer au mal et on détruira l’EI, par conséquence”. C’est la politique de la canonnière néoconservatrice d’exportation forcée de la démocratie, qu’on a vu à l’oeuvre en Irak et en Libye, remise au goût du jour par Hénin, pour laquelle on pourrait par exemple utiliser les groupes terroristes islamistes “modérés”. Reçu à “On n’est pas couché” en mars 2015, ses propos sont ainsi résumés dans nouvelobs.com (16) : “selon lui c’est parce que les occidentaux n’ont pas soutenu les révoltes syriennes que ces derniers se sont tournés vers l’Etat islamique. (…) Et surtout, tous les attentats commis dans le monde par l’Etat islamique, c’est la faute de Bachar el Assad. C’est parce qu’il est toujours en place et qu’il fait des milliers de morts que les terroristes tuent des innocents. Quand Laurent Ruquier lui explique que cette théorie ne tient pas pour les terroristes en France, le même Nicolas Hénin explique : ‘le fait est que c’est une nouvelle illustration d’une trahison de l’Occident, de cette société qui refuse de les intégrer à la maison, chez eux, en France”.
Là Hénin est entre soi, dans le petit microcosme politiquement correct et peu informé, mais lorsqu’il se retrouve face à de vrais spécialistes, qui ont une vraie connaissance du terrain comme un soir d’avril 2015 à la librairie Tropiques, il pique une crise de rage et il s’en va en claquant la porte (17). Le débat avait commencé par une série de questions posées par Subhi Toma, spécialiste de l’Irak (18), mais suite à cette sortie mouvementée, l’éditeur Fayard fait savoir à la librairie “que Nicolas Hénin revendiquait la législation du ‘droit à l’image’ pour nous interdire de diffuser les images où il apparaissait, arguant du fait qu’il ne nous avait pas signé de décharge (…) et nous menaçant de ses avocats”. Or, précise la librairie “Nicolas Hénin avait accepté de participer à cette soirée et de venir apporter son témoignage doublement exceptionnel puisqu’il fut un des journalistes pris en otage par les jihadistes (…) et fut libéré alors que plusieurs de ses co-détenus furent assassinés”. Nous ne connaîtrons donc pas les réponses de Hénin aux questions de Toma : “Est-ce que selon vous il y a des nuances entre l’Etat islamique et Al Nosra ?” ; “Comment expliquez-vous cette forte mobilisation des (terroristes islamistes) occidentaux qui vont se battre en Syrie car récemment, les services de renseignement américains ont dit qu’il y en a eu 20 000 (…), est-ce que c’est la capacité de Al-Nosra qui est formidable pour recruter tant de personnes ou est-ce qu’il y a d’autres services qui ont aidé à un recrutement aussi massif ?” ; “Supposons, bon, l’EI a pris le pouvoir à Mossoul, supposons qu’ils le prennent en Syrie, comment elle va être gérée ?” ; “Une dernière question : (les groupes terroristes) ont donc constitué une force par les erreurs du régime (ndlr : c’est la version de Hénin), alors comment ils ont pu obtenir le financement nécessaire ?”. C’est à ce moment-là qu’une dame dans l’assistance, d’origine syrienne et dont la famille vit là-bas, reproche à Hénin d’avoir parlé d’al Nosra “comme s’ils étaient des anges”. Il lui demande alors si elle se souvient des slogans des premières manifestations en 2011 : oui, “les chrétiens à Beyrouth, les Alaouites à la mer !” répond-elle, ajoutant : “et dans le sud, à Deraa : “On va finir avec Bachar, et on s’occupera des koufars (les mécréants en arabe) !”. Hénin alors de partir en claquant la porte.
Une opération de désinformation
Nous avons relevé les nombreuse contributions d’agents, parfois haut placés, des services de renseignement français dans le fil du reportage de Hénin, qui va même jusqu’à évoquer leur complémentarité avec les services américains, citant les propos de leur chef, James Clapper, qui a annoncé “qu’il allait s’intéresser au financement par Moscou de partis politiques “anti-système” en Europe. “On considère, déclare Clapper, que ces financements, qui auraient été accordés à des partis politiques contestataires à travers le continent, viseraient à agiter et déstabiliser l’Alliance atlantique, à perturber les structures politiques des partis européens et à étouffer les tentatives de trouver des sources d’énergie alternatives”. Or, constate Hénin, “la DGSI française, pour sa part, n’a pas le droit d’enquêter sur les financements des partis – ce serait le retour d’une police politique d’un autre temps. Le renseignement américain va donc se retrouver enquêter sur des faits sur lesquels les services français ne peuvent rien”. Une sous-traitance en quelque sorte, qui pourrait bien constituer une sorte de droit d’ingérence impérial, en des temps où la CIA occupe tout un étage des services de renseignements ukrainiens, la SBU, et où la France pourrait se retrouver dans la situation de l’Ukraine, avec ce statut de colonisé qu’avait refusé de Gaulle à la libération.
Mais selon Hénin “les services de renseignement français ne sont pas épargnés par la tentation russe” : “la DRM, nous l’avons vu, est commandé par un général (ndlr : le général Gomart) qui se retrouve parfois sur la ligne du Kremlin. La DGSE (services extérieurs), sans être dupe, doit privilégier le maintien des canaux de collaboration. La DGSI, parce qu’elle est avec la DPSD (Direction de la protection et de la sécurité de la défense) en première ligne du contre-espionnage, est sans doute plus encline à se méfier des ingérences. Mais elle est en même temps le service en charge du terrorisme islamiste, thème sur lequel Moscou se positionne comme un éclaireur”. C’est donc une guerre interne des services entre “pro-russes” et “pro-américains néo-cons” que Hénin, qui ne manque pas d’informateurs à ce sujet, évoque ici ouvertement. Comme si les informateurs en questions avaient besoin que cette guerre interne fût rendue publique, utilisant pour cela un journaliste qui a des contacts privilégiés avec eux.
On comprend mieux dès lors les raisons qui ont poussé ce non spécialiste de la Russie à écrire un ouvrage sur “La France russe” : il s’agit de discréditer la Russie comme acteur majeur de la lutte anti-terroriste au Moyen-Orient, ainsi que tous les partisans en France d’une alliance avec elle sur ce terrain, tout en prônant une alliance avec les terroristes “modérés”, qui permettrait d’enfin accomplir le projet néoconservateur américain dans la région.
Il s’agit d’une opération de désinformation dans les règles, avouée en forme de projection par Hénin : “il n’est d’influence sans médias et la Russie a parfaitement compris que la guerre d’influence qu’elle mène est aussi une guerre de l’information. Cette notion est une discipline en soi à Moscou”. Et pas qu’à Moscou.
En effet, Vladimir Volkoff (19) nous a appris que la désinformation, contrairement à la propagande, agit toujours de façon indirecte, dans une tripartition entre la source, le média et la cible de l’opinion publique, essentielle dans les prises de décision stratégiques, qui reçoit l’information en en ignorant la source. Or, dans l’opération de désinformation, la source est toujours constituée en dernière instance par les services spécialisés d’un Etat (20), les journalistes la diffusant dans leurs publications, quel que soit le média techniquement utilisé par ailleurs, étant soit eux-mêmes désinformés ou déjà acquis à ce que cette désinformation véhicule, soit en contact plus ou moins direct avec des agents des dits services.
Mais qu’est-ce que Boniface vient faire dans cette galère ?
Frédéric Saillot, Paris, le 16 juin 2016
(1) http://www.eurasiexpress.fr/michel-eltchaninoff-ideologue-maccarthyste-au-service-de-latlantisme/
(2) http://www.eurasiexpress.fr/cecile-vaissie-professeure-de-sovietologie-a-luniversite-de-rennes-ii-et-idiote-inutile/
(3) http://arretsurinfo.ch/contre-amiral-claude-gaucherand-qui-seme-le-vent/
(4) http://www.eurasiexpress.fr/miscellany00001/
(5) https://blogs.mediapart.fr/pascalboniface/blog/240516/les-reseaux-de-poutine-en-france-realites-et-limites?utm_source=twitter&utm_medium=social&utm_campaign=Sharing&xtor=CS3-67
(6) http://obsfr.ru/
(7) http://www.lepoint.fr/monde/a-homs-au-coeur-de-la-syrie-rebelle-06-10-2011-1382101_24.php
(8) http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/la-revolte-syrienne/20120228.OBS2475/portrait-jacques-beres-un-medecin-dans-l-enfer-syrien.html#
(9) http://ripostelaique.com/pour-l-uam-93-les-lois-d-allah.html
(10) http://www.franceinfo.fr/actu/monde/article/syrie-jacques-beres-soigne-des-djihadistes-francais-alep-185253
(11) http://www.lepoint.fr/monde/en-syrie-avec-les-miliciens-d-al-qaeda-23-05-2013-1689798_24.php
(12) http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20131009.OBS0378/journalistes-otages-en-syrie-comment-nicolas-henin-a-t-il-ete-enleve.html
(13) http://www.franceculture.fr/emissions/culturesmonde/profession-reporter-avec-le-prix-albert-londres-2012-24-y-voir-clair-en
(14) http://www.la-croix.com/Monde/Comment-les-otages-francais-ont-ete-liberes-2014-04-21-1139277
(15) http://www.courrierinternational.com/article/terrorisme-nicolas-henin-daech-est-une-secte-qui-rameute-des-paumes-en-mal-de-cause
(16) http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1343070-video-onpc-sur-france-2-les-propos-inexcusables-de-nicolas-henin-sur-les-terroristes.html
(17) http://www.librairie-tropiques.fr/2015/04/bientot-la-strategie-du-chaos.html
(18) Voir notre interview : https://www.youtube.com/watch?v=nfPl_KqSjm8
et son interview dans le dossier consacré à “Daech, créature américaine” dans le no de juin 2016 d’Afrique-Asie (http://www.afrique-asie.fr/)
(19) La Désinformation, arme de guerre, L’Âge d’Homme, 2004
(20) Voir p. 120 de mon ouvrage publié chez L’Harmattan en 2010, Racak, que vous pouvez commander sur le site d’Eurasie Express : www.eurasiexpress.fr