Deux pouvoirs dans un pays au bord de l’implosion : la Chambre des représentants et le Congrès national général, deux « frères ennemis » qui peinent à s’entendre sur la création, reportée de jour en jour, d’un gouvernement d’union nationale. Pourtant, il y a urgence : les djihadistes, pilonnés en Irak et en Syrie, se redéploient à vitesse grand V en Libye, en passant la main à leurs franchisés.
Accroché aux pièces d’artillerie hissées sur des half-tracks rutilants, l’emblème noir frappé de la profession de foi musulmane claque au vent dans le ciel de Syrte, la ville natale du colonel Mouammar Kadhafi et fief historique de sa tribu. Les premiers éléments du groupe terroriste Daech repliés de Syrie et d’Irak paradent pour annoncer la « bonne nouvelle » de leur arrivée à leurs nouveaux « sujets » calfeutrés à leur domicile. Dans un pays à la dérive depuis quatre ans, ils n’ont pas le triomphe modeste. Plus proche de la démonstration de force au milieu des cris de victoire de guerriers hystérisés par leur exploit et des rafales de mitraillettes saluées par des « Allahou Akbar » retentissants, la parade est d’abord destinée à tétaniser la population avant de l’asservir.
Les hommes, fusils-mitrailleurs à la main, le visage dissimulé dans de longues étoles de coton noir découvrant à peine les yeux, décuplent de zèle pour imposer leur ordre nouveau dans une ville fantôme où tout s’est figé à leur arrivée. Ici en supervisant une maigre circulation automobile, là en s’enquérant de l’identité et la destination des passagers d’un véhicule branlant, plus loin encore en levant l’impôt charii(religieux) sur des marchés pauvrement achalandés. Prévenues du funeste sort réservé à leurs émules en Irak et en Syrie, les Syrtoises ont déserté le paysage. Elles se terrent. Seules les petites filles sont penchées aux balcons pour regarder passer l’armada de chars crachant d’épaisses volutes de fumée noire. Pas dupes, les jeunes qui avaient cru aux lendemains qui chantent du printemps libyen ont sombré dans une profonde désillusion ; ils restent à l’écart du « cirque » qui leur est proposé en spectacle. Les plus téméraires osent à peine mettre le nez dehors malgré le danger. Ils assistent en silence au passage des convois armés, impassibles devant le malheur qui submerge leur pays. Le nombre des déprimés, confinés depuis plus de quatre ans dans un quadrilatère ne dépassant pas leur quartier, croît de jour en jour.
De Derna, à la frontière égyptienne, proclamée dès le début de la guerre « émirat islamique » vassal d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), Daech n’a cessé de progresser le long du littoral. Il s’y est taillé une frange de 200 km, s’intercalant habilement désormais entre les capitales des deux grandes régions historiques du pays : Tripoli et Benghazi, que se disputent les milices dans des affrontements meurtriers. Il compte tirer profit de cette position géostratégique acquise sans coup férir pour empêcher toute jonction entre les deux provinces rivales et entraver la réunification du pays qui se ferait à son détriment. Daech ne veut pas d’une part du « gâteau », mais fédérer sous son autorité l’ensemble des milices islamistes de diverses obédiences pour s’accaparer tout le « gâteau ». Dans cette stratégie, Syrte n’est qu’une tête de pont.
De combien d’hommes dispose-t-il ? Deux à trois mille au moins – pour l’instant. Mais le flux des seigneurs de la guerre ralliant les djihadistes continue de grossir au fur et à mesure que s’accroît la pression en Syrie et en Irak orchestrée par la Russie. Le groupe terroriste compte aussi sur une poche de transfuges tunisiens d’Ansar al-Charia prêts au combat, installés à Sabratha,à la frontière tuniso-libyenne. Ils seraient 2 200, selon le journaliste libyen Mahmoud Mosrati, qui estime qu’au moins 7 000 djihadistes tunisiens se sont entraînés en Libye avant de poursuivre leur route vers le Proche-Orient. L’organisation terroriste s’emploie enfin à rallier les djihadistes du Mali et à nouer une alliance avec Boko Haram pour étendre son empire au cœur de l’Afrique,dans le cadre d’un projet englobant le Maghreb et le Sahel, et même au-delà. Selon des services de renseignement américains et européens, le « calife » de Daech et l’émir de Boko Haram se sont rencontrés symboliquement à Syrte pour sceller cette alliance. Mais pour l’heure, les troupes de Daech ont pour instruction de progresser vers le sud de Syrte en direction des champs pétroliers, dont le contrôle lui permettrait de conforter le trésor de guerre amassé en Syrie et en Irak.
Pour l’Organisation de l’État islamique, qui cherche à reproduire en Libye la même stratégie de financement qu’en Syrie et en Irak, le pétrole constitue en effet un enjeu de premier plan. C’est le nerf de la guerre de très longue haleine qu’elle a décidé d’entreprendre pour assouvir un fantasme : reconstituer le califat islamique sur les décombres des États nationaux de la région arabe. Quatrième producteur d’or noir d’Afrique après le Nigeria, l’Algérie et l’Angola, la Libye dispose des premières réserves prouvées du continent africain d’un pétrole léger, particulièrement recherché par les clients européens pour sa faible teneur en souffre. C’est la seule richesse mise en valeur du pays. Interrompue pendant les combats qui avaient entraîné la chute de Mouammar Kadhafi en 2011, son exploitation a repris peu de temps après sous la pression et le contrôle direct des compagnies pétrolières des trois pays de la coalition militaire à l’origine de l’intervention contre le régime de Kadhafi : France, Grande-Bretagne et États-Unis. Elles ont profité de l’aubaine pour remettre main basse sur cette richesse naturelle, qui échappe de nouveau aux Libyens.
La dégradation de la situation politique – affrontements entre milices, pillages de toutes sortes, conflits au sommet – a certes provoqué un net recul de la production, qui n’est plus qu’au dixième de ce qu’elle était avant la chute du régime, mais le marché international étant inondé à saturation par l’Arabie saoudite, les opérateurs étrangers ne sont guère pressés pour reprendre l’exploitation. En revanche, la population est la seule victime de l’assèchement de l’abondante trésorerie dont ont hérité les milices de l’ancien régime. Les Libyens souffrent de fréquentes pénuries dans tous les domaines, tandis que les services publics, faute de budget, sont quasiment à l’abandon.
Depuis la mi-2014, à la suite d’élections dénoncées par l’ensemble des acteurs politiques issus de la « révolution » – chacun pour des raisons différentes –, la Libye vit une dualité de pouvoir : d’un côté, la Chambre des représentants de Tobrouk, de l’autre le Congrès national général de Tripoli, sous la tutelle pesante de dizaines de milices armées qui détiennent seules les rênes tirées à hue et à dia. Des négociations orchestrées depuis plus d’un an par les Nations unies à Genève, Alger et Rabat, afin d’amener les protagonistes à s’entendre sur la création d’un gouvernement d’union nationale, ont jusqu’à présent échoué. Paraphés à la table des négociations, les accords qui en sont issus ont été régulièrement sabordés par les milices (déclenchement soudain d’affrontements de rues) ou en sous-main par des puissances étrangères. Le Qatar et les Émirats arabes unis, qui s’appuient sur leurs affidés à Tripoli ou à Tobrouk, jouent chacun sa partition dans un pays déchiré, au bord de l’implosion.
L’Italie, qui se trouve à moins de 500 km des côtes libyennes, et la France, qui craint l’essaimage de Daechvers son pré carré africain, où ses troupes sont déjà en prise avec Aqmi au Mali et en Centrafrique, piaffent d’impatience pour en découdre militairement, directement ou par voisins de la Libye interposés. L’Égypte est partante mais, seule, elle risque de ne pas faire le poids. De plus, elle est déjà confrontée à une rébellion des Frères musulmans à l’intérieur et à une sanglante guérilla islamiste sur ses frontières avec Israël.
L’Algérie n’est pas sur la même ligne. Son ministre des Affaires étrangères, Ramtane Lamamra, a rappelé récemment que son pays excluait toute intervention militaire étrangère en Libye ou ailleurs. « Nous sommes, par principe, contre les interventions militaires étrangères. En Libye, les dirigeants de l’Union africaine avaient négocié avec Kadhafi le principe d’une transition pacifique et inclusive avant que l’option militaire (France, Grande-Bretagne et États-Unis) ne prévale. Une transition inclusive alors était possible. Les “Printemps arabes” ont vécu ce que vivent les roses, et des hivers rigoureux se sont installés, en grande partie du fait des interventions militaires étrangères, précisément », a-t-il souligné. En Libye, Alger n’a cessé de privilégier la solution politique, quitte à l’accompagner d’arrangements sécuritaires à la demande d’un gouvernement légitime pour protéger ses institutions et son économie et lutter contre le terrorisme.
Même son de cloche du côté du ministre des Affaires maghrébines, de l’Union africaine et de la Ligue arabe, Abdelkader Messahel, lors de la réunion des pays voisins de la Libye à Alger. « L’Algérie réaffirme son appui au processus en cours sous l’égide des Nations unies, pour accélérer la formation d’un gouvernement d’union nationale capable de mener à bien la période de transition et de relever les multiples défis auxquels est confrontée la Libye, notamment celui du terrorisme », a déclaré Abdelkader Messahel à ses hôtes : Égypte, le Soudan, Niger, Tchad et Tunisie, en plus de l’Union africaine, la Ligue arabe, l’Union européenne et du nouveau représentant du secrétaire général de l’Onu en Libye, l’Allemand Martin Kobler.
Alors que l’Italie s’activait de son côté pour convaincre les factions rivales libyennes de l’urgence d’un accord, c’est de Tunis que la première lueur d’espoir est venue. À l’issue de tractations secrètes à Gammarth, les représentants des deux Parlements rivaux ont annoncé qu’ils avaient élaboré un « accord de principe » destiné à mettre fin à la crise qui secoue le pays depuis quatre ans. Il s’agit, selon eux, de lancer les bases d’une « coopération transparente » entre les deux protagonistes, afin d’aboutir à la formation d’un gouvernement d’union nationale balisant le terrain à une pacification du pays. La feuille de route comprend notamment la mise sur pied d’un comité de dix membres chargé de désigner un premier ministre et deux vice-premiers ministres. « C’est un moment historique que les Libyens, les Arabes et le monde attendaient », a déclaré Awad Mohammed Abdoul-Sadiq, vice-président du Parlement de Tripoli, en invitant « les pays voisins […] et la communauté internationale à soutenir cet accord […] qui rendra la région plus sûre ». Est-ce le bout du tunnel ? Tout le monde espère et retient son souffle.
Par Hamid Zyad (Afrique-Asie de janvier 2006)