L’article de Majed Nehmé, directeur de la revue Afrique-Asie (www.afrique-asie.fr), préconise une solution politique en Libye pour contrer l’expansion de l’Etat islamique :
C’est désormais de Libye, livrée au chaos depuis l’intervention militaire de l’Otan en 2011, que vient le danger le plus menaçant pour la stabilité de tout le Sahel, et maintenant du continent européen. L’organisation État islamique et tous les djihadistes s’y sont donné rendez-vous pour mettre en branle leur plan d’expansion de la terreur. Sans jamais tirer les leçons de leurs agissements en Irak et en Afghanistan, les Occidentaux croient encore que bombarder la Libye sera la meilleure solution pour les stopper. Alors que le dialogue politique, même difficile, s’impose pour restaurer le pouvoir central et réhabiliter l’armée nationale…
De nouveau, la Libye s’invite au débat sur la sécurité internationale et le terrorisme. « Libéré » en 2011 par la grâce de l’Otan (France et Grande-Bretagne en tête), le Qatar, la Turquie et quelques supplétifs locaux – les mêmes acteurs qui s’acharnent depuis cinq ans à « libérer » la Syrie – le pays est devenu aujourd’hui une véritable poudrière, une faille géopolitique où prospèrent organisations terroristes et mafias transfrontières. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, la Libye était une terre prospère, en plein boom économique, décrite en 2010 par les Nations unies comme le premier pays africain en matière de développement humain. En quatre ans, elle s’est transformée en un laboratoire où se préparent les cauchemars de demain, non seulement pour les pays du Sahel et du Maghreb, déjà infectés, mais aussi pour l’Europe située à quelques dizaines de kilomètres des côtes libyennes.
Le 9 septembre 2015, quelques semaines avant les attentats du 13-Novembre, précédés par la destruction de l’Airbus A321 dans le ciel du Sinaï, le double attentat suicide de Beyrouth, tous portant la signature de Daech, le président algérien Abdelaziz Bouteflika reçoit le président du Sénat français Gérard Larcher et sa délégation, dont fait partie Jean-Pierre Chevènement. À l’époque, la France, engagée quotidiennement dans un combat contre la nébuleuse terroriste dans le Sahel, se considérait en guerre en Syrie contre deux ennemis déclarés à abattre : Daech et le régime syrien. Elle refusait de bombarder le monstre djihadiste en territoire syrien, se contentant de le faire en Irak. La raison ? Hollande et Fabius disaient ne pas vouloir ainsi renforcer l’armée syrienne commandée par Bachar al-Assad. Ce sont pourtant bien les militaires syriens qui font face à Daech, dont les troupes sont issues à la fois de l’organisation mère créée en Irak à la suite de l’invasion américaine et du Front d’al-Nosra, filiale syrienne d’Al-Qaïda née en Afghanistan… Les deux organisations ne formaient au départ qu’un seul groupe ayant fait allégeance à Al-Qaïda, canal historique.
Devant des journalistes algériens et français, Gérard Larcher a levé voile sur une partie des conseils prodigués par Abdelaziz Bouteflika, qui est aujourd’hui considéré comme le sage de l’Afrique et du monde arabe : « Il nous a dit – je vais être très clair – qu’il ne croyait pas à des bombardements qui feraient cesser l’ensemble des choses. Pour lui il y a une menace absolue, une priorité absolue, qui est l’élimination de Daech, que cela devait nous amener à avoir un agenda unique, et que l’ensemble des forces régionales et les grands pays [devaient] se mettre d’accord sur cet agenda sans avoir de débat préalable sur monsieur Assad ou le parti Baas. »
Il a fallu que Daech transporte la guerre sur le sol français pour qu’une nouvelle doctrine de lutte antiterroriste voie enfin le jour. Désormais, Daech est décrété par la France socialiste « menace absolue », mais sans que Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères qui avait naguère osé dire qu’Al-Nosra faisait « du bon boulot en Syrie », abandonne le rêve insensé de se débarrasser du régime syrien. Heureusement la Russie, qui avait dès le départ une vision claire de la guerre, a veillé au grain et s’est donné les moyens pour venir à bout de ce fléau. Elle sait que, non éradiqué, il peut atteindre son propre territoire, la Chine et l’Europe elle-même, comme les attentats du 13-Novembre de Paris l’ont prouvé.
En visite dans la capitale française début décembre, Abdelmalek Sellal, le premier ministre algérien, a réaffirmé le même credo. Il avait déjà mis en garde ses interlocuteurs français de la menace imminente, les exhortant à sortir de leur immobilisme. Si vous ne croisez pas le fer avec cette nébuleuse criminelle et mafieuse pseudo-djihadiste, elle viendrait inexorablement vers vous… « Personne n’est à l’abri, a-t-il dit à Paris à notre confrère Charlotte Bozonnet, du journal Le Monde. […] Nous sommes frontaliers de pays en grande difficulté. Nous avons 1 000 km de frontières communes avec la Libye, plus encore avec le Mali. J’espère que d’ici à la fin de l’année, nous pourrons aider à mettre en place un gouvernement de transition en Libye qui puisse s’appuyer sur une force internationale. […] Il faut pousser à la mise en place de ce gouvernement et lui donner des moyens pour stabiliser le pays, sinon c’est un autre Daech qui sera aux portes de l’Europe. Depuis les bombardements en Syrie, certains djihadistes sont revenus en Libye. L’Algérie joue le jeu de la sécurité et de la stabilité en Méditerranée. »
En juin 2011, Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères de Sarkozy, s’était rendu à Alger pour convaincre la direction algérienne du bien-fondé de l’ingérence franco-britannique en Libye voisine et des bienfaits du mal nommé printemps arabe. En vain. L’Algérie avait été l’un des rares pays arabes à s’opposer à l’intervention, mettant en garde contre les risques majeurs qu’encourait la région, mais aussi l’Europe, après les agissements des apprentis sorciers atlantistes convertis au néo-conservatisme américain – lequel avait pourtant montré ses limites en Afghanistan et en Irak. À l’emploi de la force, Bouteflika avait plaidé le dialogue, la concertation entre Libyens pour des réformes consensuelles. Il n’a pas été écouté. Pas plus que l’Union africaine qui prêchait dans ce sens.
Quatre ans après, le chaudron libyen bout à gros bouillons, et ses premiers débordements atteignent l’Europe, avec le flux de l’immigration qui n’a pas cessé de se déverser sur les rivages nord de la Méditerranée depuis 2011. Plus grave : il risque d’exploser sur un continent qui se croyait préservé, avec la transformation de la Libye en un vaste espace livré à lui-même où tous les mouvements terroristes (Al-Qaïda, Daech, Boko Haram et consorts…) se sont donné rendez-vous pour y élaborer en toute impunité, parallèlement à leurs trafics en tout genre, leur stratégie de conquête et de déstabilisation du monde.
Que faire face à cette menace réelle, mais encore embryonnaire ? Les mêmes qui ont créé ce chaos reviennent hélas ! à la charge en préconisant les mêmes remèdes qui ont magistralement échoué ici et ailleurs. C’est le cas de l’ancien président Nicolas Sarkozy qui, contre toute évidence, persiste et signe dans son erreur. Ce n’est pas lui le responsable, dit-il, mais ses successeurs socialistes – lesquels avaient applaudi à son expédition « démocratique » et « libératrice » – qui n’auraient pas assuré le service « après-libération ». « La coalition en Libye, il y avait 53 pays, ça dépassait bien ma personne, a-t-il martelé sur la radio France Inter, le 9 décembre dernier. Monsieur Kadhafi, qui est sans doute le dictateur le plus cruel autour de la Méditerranée, a déclaré en 2006 : je ferai couler des rivières de sang à Benghazi. Nous avons libéré de ce dictateur la Libye. En juin 2012, les premières élections libres ont eu lieu en Libye. Qui les a gagnées ? Des modérés musulmans. Et on a laissé tomber la Libye ensuite. La Méditerranée, c’est notre jardin. Je n’ai aucun remords sur notre intervention en Libye. Nous aurions dû intervenir en Syrie bien avant. »
L’erreur est humaine, disait Saint Augustin. Persévérer dans l’erreur – et le déni – est diabolique. Si vraiment Kadhafi avait prononcé une telle menace à l’encontre de la population de Benghazi en 2006, pourquoi lui avoir déployé le tapis rouge à l’Élysée en 2009 ?
Dire enfin qu’il y ait eu des « élections libres » et que des musulmans « modérés » les ont gagnées, c’est se moquer de l’intelligence de ses auditeurs. Il ne s’est trouvé personne sur le plateau de cette radio dite de service public pour lui rafraîchir la mémoire et lui lancer à la figure – et à celle de son mentor Bernard Henri-Levy–, que son poulain « modéré », Moustapha Abdeljalil, avait annoncé publiquement, dès l’atroce assassinat de Kadhafi et la chute de son régime, que la « nouvelle Libye » sera gouvernée par la charia et que les femmes libyennes n’auront plus le droit de demander le divorce !
Mais la persévérance dans l’erreur vient également des successeurs de Sarkozy, qui laissent entendre que la France pourrait procéder à des frappes aériennes pour détruire Daech. Dans un pays éclaté aussi vaste (1 759 540 km² !), sans aucun pouvoir central ni armée digne de ce nom ? Rongé encore aujourd’hui par des ingérences étrangères, avec le Qatar et la Turquie qui soutiennent le gouvernement dominé par les Frères musulmans et autres islamistes de Tripoli et de Misrata, alors que l’Égypte et les Émirats arabes unis soutiennent celui de Tobrouk et du général Haftar ? Il ne faut pas avoir fait Saint-Cyr pour comprendre que bombarder Daech, qui essaime un peu partout, mais surtout à Syrte, ancien fief de Kadhafi, ou à Derna, équivaut à un coup d’épée dans le sable.
Pour en finir avec cette menace, il faudra surtout commencer par le commencement : restaurer un pouvoir central, où toutes les sensibilités idéologiques et régionales seront représentées, recomposer l’armée nationale, dissoudre toutes les milices ou les intégrer dans cette armée restructurée, et, last but not least, réintégrer les anciennes forces tribales et politiques qui se réclamaient de l’ancien régime dans le jeu politique. Continuer à les bannir finira par les pousser dans les bras de Daech ou Al-Qaïda. C’est commettre la même erreur, fatale, du régime irakien installé à Bagdad par l’occupant américain en 2003, qui a fait de la chasse systématique aux anciens partisans du Baas et de Saddam Hussein l’un des fondements du nouveau régime. On connaît la suite de cette politique d’exclusion : des milliers d’officiers de Saddam Hussein se sont jetés entre les bras de leurs ennemis d’antan, à savoir le royaume wahhabite, ou, pis encore, sont allés grossir les rangs de Daech !
Du 31 mars au 6 avril 2011, alors même que les dés n’étaient encore jetés, une mission d’enquête s’était rendue en Libye à l’initiative du Centre international de recherche et d’études sur le terrorisme et d’aide aux victimes du terrorisme (Ciret-AVT) et du Centre français de recherche sur le Renseignement (CF2R), avec le soutien du Forum pour la paix en Méditerranée. Son but était d’évaluer la situation libyenne en toute indépendance et neutralité et de rencontrer les représentants des deux parties. Composée de Saïda Benhabylès, ancienne ministre algérienne de la Solidarité et actuelle présidente du Croissant-Rouge algérien, de l’essayiste et journaliste d’investigation Roumiana Ougartchinska, d’Yves Bonnet, ancien député français et ancien directeur de la Surveillance du territoire (DST), président du Ciret-AVT, de Dirk Borgers, expert belge indépendant, d’Éric Denécé, directeur français du CF2R, et d’André Le Meignen (France), expert indépendant, vice-président du Ciret-AVT.
À l’issue de cette mission, un rapport intitulé Libye, un avenir incertain, est publié. Ses conclusions étaient prémonitoires. « La coalition parviendra peut-être à éliminer le guide libyen ou à provoquer son départ, lit-on dans ce rapport. Mais l’Occident doit prendre garde qu’il ne soit pas remplacé par un régime plus radicalement anti-occidental et tout aussi peu démocratique. Il serait alors devenu son complice. Il est légitime de se demander si une telle direction n’est pas déjà choisie, lorsque l’on observe les étonnantes alliances contre nature qui ont été conclues autour de l’affaire libyenne par Washington, pour l’unique défense de ses intérêts stratégiques. Tout laisse craindre que les Occidentaux aient oublié l’Afghanistan des années 1990 et, surtout, la vieille histoire de Charybde et Scylla. » À l’époque personne ne voulait écouter les conclusions de ce rapport. Ni les médias mainstream, et encore moins les officiels français qui jubilaient à l’idée de renverser le gêneur Kadhafi et de s’accaparer des richesses de la Libye.
Quatre ans après, une autre mission d’information, parlementaire française cette fois-ci, composée de Nicole Ameline, présidente, Philippe Baumel et Jean Glanay, co-rapporteurs, et Jean-Claude Guibal, Chantal Guittet, François Loncle, Jean-Luc Reitzer, s’est rendue en Libye. Malgré l’optimisme de façade – habituel dans ce genre d’exercice –, les conclusions de son rapport n’en sont pas moins alarmantes et ses constats rejoignent ceux du rapport honni de 2011 : « Le risque d’un pourrissement durable du conflit est désormais tangible » ; « Fragmentation, polarisation et déficit de légitimité sont les marqueurs du paysage politique libyen, où les clivages entre régions, entre tribus, entre villes et groupes politico-religieux et culturels, entre générations, entre nouvelles et anciennes élites se croisent et se décroisent dans toutes les combinaisons possibles et selon des alliances parfois volatiles. »
Les députés qui ont rédigé ce rapport – et dont les prédécesseurs de la précédente législature, de gauche ou de droite, avaient, rappelons-le, voté massivement l’intervention en Libye, en 2011 contournant ainsi l’Onu et l’Union africaine – arrivent finalement à peu de nuances près, aux mêmes conclusions prémonitoires de la mission d’enquête indépendante de 2011. La démocratie n’est pas au rendez-vous, une nouvelle dictature pourrait même s’imposer en raison de l’aspiration de la population à la sécurité. Pis : c’est Daech qui remplit le vide. « Si aucune des forces en présence ne parvient à s’entendre et si aucune ne prend le dessus, en l’absence d’intervention, le risque est grand que la fragmentation du pays l’emporte, a fortiori si Daech et d’autres groupes djihadistes contrôlent une partie du territoire », avertissent les parlementaires.
Reste la solution diplomatique, qui a été possible au début de la crise, mais a été rejetée d’un revers de la main par le camp pro-guerre atlantiste. Une solution prônée par l’Onu, l’Union africaine et l’Algérie. Elle est toujours d’actualité puisqu’elle est souhaitée par cette délégation : « Aussi fragile soit-elle, cette solution est la seule voie de règlement crédible d’une crise dont la population civile serait la première victime, et dont l’extension régionale deviendrait rapidement incontrôlable et constituerait un risque stratégique majeur à moins de deux heures des côtes européennes. » Que de temps perdu, et quel gâchis !