Crise syrienne : la note falsifiée du gouvernement français

L’accord conclu entre le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et le secrétaire d’Etat américain John Kerry, le 14 septembre dernier à Genève, sur le placement des armes chimiques syriennes sous contrôle international en vue de leur destruction, a soudain fait plonger dans l’oubli toute la campagne politico-médiatique accusant le gouvernement syrien d’avoir fait usage de celles-ci dans la banlieue de Damas le 21 août. L’on était alors sur le point d’assister à une nouvelle intervention militaire occidentale dans un pays arabe, après l’Irak et la Lybie, dont les conséquences auraient pu être bien plus catastrophiques et conduire à un embrasement régional voire international. Cette campagne reposait sur des faux, tant pour ce qui concerne les vidéos mettant en scène des victimes présumées, scrupuleusement analysées par le collectif ISTEAMS (1), que pour les soi-disant éléments de preuves recueillis par les services secrets américains. Ces éléments figurent dans une synthèse de quatre pages, dénoncée par d’anciens responsables de la CIA se référant à des sources au sein de l’Agence, selon qui, bien qu’elle “soit fourguée aux médias comme un “résumé du renseignement”, est un texte politique, pas un document des services spécialisés”, alors que “les renseignements les plus fiables montrent que Bashar al Assad n’est pas responsable de l’incident chimique qui a tué et blessé des civils syriens le 21 août” (2).
C’est à la même tentative de manipulation que nous avons assisté en France, avec la soi-disant “Synthèse nationale de renseignement déclassifié”, publiée le 2 septembre sur le site du Premier ministre (3). Qui reprend les mêmes éléments que la synthèse américaine, bien qu’elle s’en défende en préambule, déclarant que “ce document est constitué de renseignements déclassifiés issus des sources françaises”. Présentée comme une “preuve indubitable” par Ayrault le jour de sa publication, justifiant une intervention armée présentée comme une “punition” par le président Hollande quelques jours auparavant, cette “synthèse nationale” ne repose en fait que sur des présomptions selon lesquelles seul le gouvernement syrien pouvait faire usage d’armes réclamant un minimum de moyens techniques dont ne bénéficieraient “aucun groupe appartenant à l’insurrection syrienne”, plaisant euphémisme pour désigner les groupes djihadistes sponsorisés par les pétromonarchies du Golfe, armés et entraînés par les services occidentaux. D’emblée elle est apparue elle aussi, même au lecteur non spécialiste, comme un “texte politique, pas un document des services spécialisés”. Pourquoi donc Ayrault sort-il ce texte de son chapeau le 2 septembre, et par qui a-t-il été écrit s’il n’émane pas de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) et du Renseignement militaire ?
Le Point du 9 septembre nous donne la réponse à la première question. Dès le lendemain de la révélation par la presse de l’utilisation d’armes chimiques dans la banlieue de Damas, Fabius déclare le 22 août sur BFM “qu’il ne faudra pas exclure une réaction de force si la responsabilité du régime d’Assad est établie dans ces massacres”, coupant l’herbe sous les pieds du chef de l’Etat, dont c’est la prérogative dans la constitution de la Vème république. Le scénario inverse de ce qui s’était produit pour l’intervention en Lybie, Sarkozy et B-H Lévy – un grand ami de Fabius – mettant Juppé, alors tout nouveau ministre des Affaires étrangères après le renvoi de Kouchner, devant le fait accompli. Or pour l’heure Hollande ne dispose d’aucune preuve incriminant Assad, “on va donc se dépêcher de demander à la DGSE d’établir de telles preuves”. Mais peu de temps après, lui-même mis en alerte, Obama “rétropédale et s’en remet à son Congrès”, après que le parlement britannique ait voté contre une intervention militaire, laissant Hollande seul en rase campagne. Espère-t-il encore une intervention américaine qui justifierait cet engagement prématuré ? Après un entretien téléphonique avec Obama qui lui annonce sa décision, “Hollande doit présider un conseil de défense qui était déjà prévu. Sa première réaction : il évince de la réunion tous les conseillers militaires pour ne garder que les ministres – Ayrault, Fabius, Valls, Le Drian et Vidalies (ministre des Relations avec le Parlement). Un geste qui signifie, selon ses proches, qu’il réalise que l’enjeu est désormais “politique””.
C’est alors qu’Ayrault présente comme preuve indubitable cette “synthèse nationale de renseignement déclassifié”. Elle a en fait été écrite à la hâte – terminée le 2 septembre à 10h57 et modifiée à 16h59, elle est présentée aux parlementaires et à la presse entre 17 et 18h – par un communiquant, le conseiller presse du ministre de la Défense, Sacha Mandel, comme le révèle Emmanuel Ratier dans Faits&Documents n°362 : “il suffit d’aller (tellement les services de Matignon sont nuls en matière informatique) dans les propriétés du document pour constater qu’il émane d’un certain “smandel”, derrière lequel il est aisé d’indentifier Sacha Mandel”. Tout juste trentenaire et muni d’un “master professionnel” de sciences politiques à Paris I, Sacha Mandel “a débuté comme rédacteur au sein de la rédaction française de Radio Chine International, (puis est) entré à l’agence de communication Euro-RSCG, qui a longtemps géré toute la communication de Dominique Stauss-Kahn et de nombreux dirigeants socialistes (…) (où) il a été directeur conseil au sein du pôle ‘influence'”. Euro-RSCG, disparue le 1er septembre 2012 en se fondant dans l’agence Havas, est l’agence de publicité, vite devenue agence de communication, fondée par Roux, Séguéla, Cayzac et Goudart, auteur entre autres de l’affiche de la campagne de Mitterrand en 1981, “La force tranquille”. “En 2012, poursuit Ratier, il “accompagne (NDA : par qui était-il payé ?) Jean-Yves Le Drian au cours de la campagne socialiste pour la présidence” (Actu Défense, 30 mai 2013). Tout naturellement il devient son “conseiller pour la communication et les relations avec la presse””. Verrouillant l’ensemble des communications du ministère, “Sacha Mandel (…) a participé au pilotage des dossiers clés. Départ d’Afghanistan, entrée en guerre au Mali, puis lancement du Livre blanc”.
Sous le titre “Le gouvernement français a-t-il présenté un faux à la représentation nationale ?”, le Comité Valmy a analysé ce document dans une lettre adressée le 29 septembre au Premier ministre (4). Rappelant que “sans un salvateur vote à la Chambre des communes britannique, suivi d’un accord russo-américain, la France aurait été entraînée dans une agression militaire aux risques incalculables, très certainement pour soutenir les utilisateurs des armes chimiques , sur la seule foi de ce document”, le Comité Valmy observe que ce dernier prétend en introduction être “constitué de renseignements déclassifiés issus des sources françaises”. Or “aucun avis de Commission consultative du secret de la Défense nationale n’a été publié au Journal Officiel, seule preuve de déclassification légale de renseignement (5). La Commission n’a donc pas été saisie, la procédure (6) n’a donc pas été respectée”. Pour conclure, le Comité Valmy  interroge Ayrault : “Pouvez-vous, monsieur le Premier ministre, désigner le véritable auteur de ce document ? S’agit-il de Sacha Mandel, responsable de la communication de M. Le Drian, ou des services de renseignement, dont la DGSE qui a vu la prise de fonction d’un nouveau directeur la veille de la parution de ce document ?”.
Par décret du 22 août 2013, au lendemain même de l’attaque chimique attribuée à l’armée régulière syrienne, Christophe Bigot, jusque-là ambassadeur en Israël, est en effet nommé directeur de la stratégie à la DGSE. Ce n’est pas le seul diplomate à être bombardé à un poste de responsablité dans ce qui devrait rester un service de professionnels du renseignement, quelle que soit la couleur politique du pouvoir du moment. Le 10 avril dernier, le président Hollande a en effet nommé l’un de ses proches à la tête de la DGSE, Bernard Bajolet, ancien ambassadeur à Alger, Amman et Kaboul – en passant par Sarajevo où il participe à la traque des “criminels de guerre serbes” -, dont Emmanuel Ratier dresse le portrait dans le n° de Faits&Documents déjà cité. Arabisant, surnommé parfois “l’ambassadeur des oulémas” tant ses liens sont étroits avec les sunnites, a tel point qu’en Irak “les représentants américains lui reprocheront notamment d’oublier les chiites, les Kurdes et les sunnites modérés dans son travail” (7), Bajolet a déjà abandonné la Carrière lorsque Sarkozy l’a choisi en 2008 “pour devenir le premier coordonnateur national du renseignement rattaché à la présidence de la république”. Où, “durant deux ans et demi, il aura du mal à faire vivre sa fonction, d’autant qu’il connaîtra qelques ratés a posteriori comme l’affaire Mohamed Merah”, à tel point qu’il repart en poste à Kaboul jusqu’à sa récente nomination à la direction de la DGSE. Ratier note que ses fonctions ont amené Bajolet à se lier avec plusieurs dirigeants du monde arabe, dont Abdallah II de Jordanie et Bachar al Assad.
Grâce à l’inlassable Lavrov et au président Poutine qui, alliant souplesse et fermeté, a pu faire entendre raison aux Occidentaux leur proposant une sortie honorable avec la neutralisation du stock des armes chimiques syriennes, l’on est passé à une nouvelle phase de la crise syrienne qui pourrait, souhaitons-le, déboucher sur une solution politique négociée. Cela passera bien sûr par la neutralisation et le démantèlement des groupes djihadistes qui pendant deux ans et demi ont commis les pires horreurs, comme dernièrement ces massacres d’au moins 190 civils à l’arme blanche dans des villages de la région alaouite de l’ouest de la Syrie, quand 200 habitants étaient pris en otage, comme le relève l’ONG Human Rights Watch (8). Parmi ces dizaines de milliers de djihadistes venus du Maghreb, du Moyen-Orient et du Caucase, plusieurs centaines sont venus d’Europe, de nationalité allemande, britannique, belge ou française. Et c’est là que la politique absurde menée par les gouvernements successifs risque d’avoir de funestes conséquences pour la France elle-même, lorsque certains de ces djihadistes auront quitté la Syrie, a tel point qu’il faudrait sérieusement s’interroger sur leurs motivations. Une note du MEMRI (Middle East Media Research Institute) en date du 2 octobre présente des videos récemment mises en ligne par le groupe de Belmokhtar, qui avait notamment réalisé la prise d’otage dans la base du site d’exploitation gazier d’In Aménas pendant l’intervention française au Mali. L’une d’elle appelle “les musulmans résidant en France à imiter Mohamed Merah”.
Pour l’heure aucun député n’a osé interpeller le gouvernement lors des séances de question à l’Assemblée nationale sur cette “Synthèse nationale de renseignement déclassifié”, qui a tout l’air d’un faux et qui a failli entraîner la France dans une spirale désastreuse. Les questions légitimes qui se posent à ce sujet devront pourtant trouver des réponses. Ce dérapage témoigne de la présence d’un lobby jusqu’au-boutiste dans la classe politico-médiatique française qui devra également trouver à être sanctionné. Car cette politique a pour conséquence une disparition de la France de l’arène internationale. L’accord du 14 septembre entre John Kerry et Sergueï Lavrov, qui a permis de mettre fin aux menaces de guerre, s’est fait sans elle et à la conférence internationale Genève II que cet accord pourrait enfin permettre, elle pourrait bien n’occuper qu’un strapontin. Visant “les sponsors de l’opposition syrienne” lors d’une conférence de presse à Moscou le 2 octobre, Lavrov a fait à ce sujet une mise en garde : “Les provocateurs ne manquent pas (…), le principal est qu’ils ne tiennent pas le haut du pavé, mais que la Russie et les Etats-Unis, en tant qu’initiateurs de la convocation de Genève II, en commun avec le secrétaire général des Nations Unies (…) s’appliquent à obtenir des actes honnêtes de la part de tous ceux dont la convocation de cette conférece dépend” (9). Ou dit autrement par Fabrice Balanche, maître de conférence à l’université de Lyon 2 et spécialiste du Proche-Orient : “La conclusion d’un accord sur les armes chimiques syriennes par Moscou et Washington devrait pousser la France à cesser de torpiller les négociations sur la Syrie” (10).
Frédéric Saillot, 14 octobre 2013
(1) Interview de Mère Agnès-Mariam et “Syrie, une atroce mise en scène”, B.I. n°191, pp. 8-9
(2) Memorandum du VIPS, B.I. n°191, pp. 2 à 5
(3) http://www.gouvernement.fr/sites/default/files/fichiers_joints/syrie_synthèse_nationale_de_renseignement_declassifie_02_09_2013
(4) http://www.comite-valmy.org/spip.php?article3940
(5) Code de la Défense : Commission consultative du secret de la Défense nationale
(6) Rapport de la CCSDN, procédure p. 73
(7) Le Monde du 12/04/2013, cité par E. Ratier
(8) Ria Novosti, 11/10/2013, voir également note (1)
(9) Rian Novosti, 2/10/2013
(10) Rian 17/09/2013