Recevant dans ses studios la ministre française de l’écologie Royal, venue spécialement à Moscou le 31 octobre porter la lettre d’invitation du président Hollande au président Poutine à la COP 21 (1), qui doit avoir lieu à Paris début décembre, le très mondain Sergueï Briliov, l’un des journalistes vedettes de la chaîne de télévision Planeta, lui a demandé non sans ironie si “c’était une mode soudaine chez les hommes politiques français de se rendre à Moscou” depuis “la capitale qui fait la mode”.
Pour Sarkozy, tout juste deux jours auparavant, faisant suite à Fillon, Dupont-Aignan et Marine Le Pen, il s’agissait certes de ne pas être de reste pour se procurer l’aura de l’homme qui pour la troisième année consécutive est considéré par le magazine Forbes comme le plus puissant du monde. Mais en allant rencontrer Vladimir Poutine ce jour-là, comme il avait fait le voyage aux Etats-Unis au lendemain de son élection de 2007 pour y rencontrer Bush, il s’agissait surtout pour lui de se positionner pour les prochaines présidentielles dans lesquelles la politique internationale aura plus que jamais un rôle essentiel. Changeant la direction de ses allégeances, Sarkozy, arriviste pragmatique, prend acte du renversement en train de se produire dans l’équilibre des forces dans le monde. Ce faisant, et misant sur le fait que les Russes privilégient la stabilité, il tâche de couper l’herbe sous les pieds du Front National, dont la possible victoire en 2017 entraînerait un bouleversement géopolitique accentuant davantage les ruptures tectoniques en cours, de façon à être reconnu comme le meilleur garant du maintien des intérêts de l’oligarchie mondialiste face à Marine Le Pen. D’où également sa fermeté affichée sur les questions intérieures de la sécurité, du rôle de l’Etat, des frontières et des “migrations”.
Mais ce ne sont pas les seules raisons de ce voyage. Justifiant les propos de Valls, il pourrait bien s’agir également de “diplomatie parallèle” concernant le dossier syrien, tant sa gestion par l’actuel gouvernement, atteint de psychorigidité chronique dans la personne de son ministre des Affaires étrangères, a été calamiteuse et criminelle, conduisant la France à être écartée de la négociation de Vienne alors en cours.
Le discours qu’il a prononcé au MGIMO (2), l’Institut des relations internationales de Moscou, au matin de sa rencontre avec le président Poutine, signale en effet l’entrée en campagne de Sarkozy, dessinant les grands traits de la politique étrangère du futur candidat, devant un auditoire enthousiaste de jeunes futurs diplomates. Proposant notamment la levée des sanctions et le renouvellement d’une alliance stratégique avec la Russie, il a pris ainsi acte par défaut du retour de la Crimée à la patrie (3), sans toutefois passer aux profits et pertes l’alliance avec la puissance atlantique, désormais déclinante.
Pour cela, prenant le contrepied du discours russophobe dominant dans la petit cercle médiatico-culturalo-politique parisien, il a commencé par faire un éloge appuyé de la Russie, “un grand pays”, et des Russes, “un grand peuple”, dont il s’est déclaré un passionné, n’hésitant pas à utiliser le topos rebattu de “cette âme russe qui fait de la Russie une Nation unique”. Eloge qui n’est d’ailleurs pas sans susciter la critique au sein même de l’UMP, devenue Les Républicains, puisqu’elle a censuré son propre président dans la version écrite du discours (4), qui ne mentionne pas le passage où celui-ci rend hommage à “cette Russie qui a porté l’idée de la civilisation au plus haut”. La censure porte d’ailleurs sur tout le passage où Sarkozy prône la nécessaire alliance avec la Russie pour lutter contre l’Etat islamique, “qui pousse sa folie jusqu’à anéantir toute trace de civilisation dans cet immense pays qu’est la Syrie”. Prenant cette fois le contrepied des atlantistes néoconservateurs, aux commandes aussi bien à l’UMP qu’au PS, qui n’ont eu de cesse jusqu’à présent de vouloir détruire ce pays, berceau des racines chrétiennes.
Mais quelles que soient les arrières pensées de la démarche de Sarkozy, il faut lui reconnaître le mérite de toucher juste dans la reconnaissance officielle qu’il a faite dans ce discours de l’identité propre de la Russie, dépassant ainsi l’aporie que j’évoquais encore récemment (5), causée par l’incapacité des Occidentaux à penser “la différence proche” : “La Russie a une identité européenne c’est incontestable, a-t-il déclaré, mais la Russie n’est pas que européenne. Parce que la Russie a une part d’elle-même en Asie, mais la Russie n’est pas asiatique. Certains disent que la Russie est eurasiatique ; moi je crois que la Russie est tout simplement russe, a-t-il conclu, soulevant un tonnerre d’applaudissements dans son jeune auditoire, c’est-à-dire réductible à aucun autre ensemble de nations”. “Et, a-t-il ajouté, c’est un Français qui vous le dit. Les Français peuvent comprendre cette unicité de la Russie qui n’est réductible ni à l’Europe, ni à l’Asie car la Russie a sa destinée propre, parce que la Russie a sa vocation propre”. La reconnaissance de la singularité russe est en effet probablement plus facile à un Français, dans un monde où la singularité française, outre l’alliance stratégique structurelle de revers avec la Russie sur le continent européen, trouve ainsi un interlocuteur privilégié dans un monde dominé par l’idéologie protestante anglo-saxonne.
Et c’est la reconnaissance de cette “différence proche” et du fait, comme elle le démontre actuellement au Proche-Orient et notamment en Syrie, “que la Russie est aujourd’hui une grande puissance mondiale”, qui lui permet – dépassant la logique de ce que, usant d’un anglicisme, il nomme la logique de la “confrontation” – de proposer le “renouvellement” des rapports entre l’Europe et la Russie, passée la crise ukrainienne et le risque qu’elle a entraîné d’une nouvelle fracture continentale.
Cependant, lorsqu’il “plaide pour la construction, entre l’Union européenne et la Russie d’un nouvel et véritable ‘espace économique et humain’, qu’il y a à inventer, d’égal à égal, Russes et Européens”, quelles sont ses arrières-pensées ? L’on sait en effet que la question des normes, de leur définition et de leur prévalence, y compris contre les Etats, au profit des mutinationales dont les intérêts seront garantis par des tribunaux d’arbitrages privés, est au coeur de la redéfinition de l’architecture d’ensemble des relations internationales, que ce soit par les conflits armés où la noria permanente des négociations diplomatiques et des rencontres au sommet. Et c’est dans le Traité transpacifique dirigé contre la Chine, ou dans le Traité transatlantique négocié hors tout contrôle démocratique et visant à créer une forteresse occidentale imposant ses normes au reste du monde, que se joue la logique de la “confrontation” comme le dit Sarkozy, c’est à dire de l’opposition de deux modèles : celui de l’oligarchie mondialiste et de la finance off-shore contre celui des Etats et de l’intérêt des nations que défend la Russie.
Car lorsque Sarkozy entre concrètement dans le sujet en évoquant la politique de “partenariat oriental” de l’Union européenne, il se garde bien de reconnaître les responsabilités de ce partenariat et de ceux qui l’ont mis en oeuvre, les Fule et autres Ashton, dans le déclenchement de la crise ukrainienne. En effet, si on laisse de côté la réalisation technique du coup d’Etat de février 2014, c’est la logique de la “confrontation” qui a prévalu chez les dirigeants de l’Union européenne, dans le refus de toute négociation avec la Russie dans la mise en place du traité d’association et de libre-échange avec l’Ukraine qui allait avoir évidemment des conséquences dans les relations économiques entre l’Ukraine et la Russie, tant leurs économies, et pas seulement, sont interdépendantes. La recherche délibérée de la “confrontation” de la part des responsables occidentaux, visait en fait à détacher l’Ukraine de la Russie et du projet d’intégration eurasiatique. C’est à dire au mieux espérer provoquer une déstabilisation de la Russie pour y provoquer un mouvement semblable au Maïdan de Kiev, au pire une nouvelle coupure du continent et une nouvelle guerre froide. Si bien que lorsque Sarkozy déclare que “l’Ukraine et la Géorgie sont des ponts entre la Russie et l’Europe et qu’elles n'(o)nt pas vocation à rejoindre une alliance militaire ou intégrer une union politique” – et il n’est pas le premier politique occidental à le dire – on attend de voir concrètement comment vont se négocier les relations douanières entre l’Union économique eurasiatique et l’Union européenne.
Mais c’est lorsqu’il aborde la question de la Syrie que l’on perçoit l’autre raison de son voyage à Moscou : la Russie et les USA viennent alors tout juste de conclure à Vienne un accord sur le règlement de la crise syrienne avec les seules Turquie et Arabie saoudite. Cet accord porte notamment sur le maintien de l’intégrité territoriale et des institutions de la Syrie, signant l’échec du dépeçage projeté par les néoconservateurs, et sur la reconnaissance qu’il revient aux Syriens eux-mêmes de décider du futur de la Syrie. Exit donc l’exigence du départ préalable d’Assad formulée en vain depuis quatre ans par les Frères musulmans et autres “amis de la Syrie”. Enfin il désigne comme cible à abattre non seulement l’Etat islamique, mais également “les autres goupes terroristes désignés par le Conseil de sécurité de l’ONU”, c’est-à-dire Al Qaïda et les organisations proches et affiliées, comme Al Nosra et tutti quanti.
La raison de l’écart de la France : l’entêtement singulier de ses dirigeants, et notamment de son ministre des Affaires étrangères, à réclamer le départ préalable de son dirigeant légitime et à soutenir une prétendue “opposition modérée”… comme Al Nosra.
Et s’adressant aux étudiants du MGIMO Sarkozy semble en fait négocier auprès des dirigeants russes le retour de la France dans les négociations : “Je n’ai pas aimé, a-t-il déclaré en fronçant les sourcils, que la France et l’Europe ne soient pas représentées à Vienne, et je suis heureux des derniers développements qui semblent aller dans le bon sens, a-t-il ajouté satisfait”. Au prix de concessions que Sarkozy fait en son nom, mais peut-être pas seulement, tout en maintenant les mensonges fabiuso-hollandais sur “les 250 000 morts”, a-t-il martelé, attribués en bloc à Assad, qui “ne peut pas représenter l’avenir de son pays”. Et de nouveaux caviardages dans la version écrite montrent que la négociation se fait au couteau y compris au sein de LR: “j’ai toujours dit, a déclaré Sarkozy, aucune solution politique ne sera possible sans un accord avec des éléments du régime, et donc du parti BAAS”, devient : “aucune solution politique ne serait possible sans un accord avec des éléments du régime”. Exit donc le parti BAAS dans la retranscription. Et lorsque Sarkozy reconnaît que le “départ (de Bachar el Assad) ne doit pas être un pré-requis puisque la discussion a justement vocation, entre autres, à organiser les modalités et les conditions de son départ”, la version écrite corrige par “les modalités et le calendrier de son départ”. Toujours est-il que dès le lendemain la France fera retour à Vienne, avec notamment l’Iran, dans une réunion présidée par Kerry et Lavrov, où Fabius occupera un strapontin, avalisant ce qui a été décidé la veille.
Remarquons cependant que comme pour le dossier ukrainien, Sarkozy n’est pas enclin ici à l’autocritique : lorsqu’il se targue d’avoir réclamé une intervention militaire en Syrie à l’été 2012, dont les conséquences auraient été catastrophiques sur le plan régional et international, il se garde bien de rappeler que c’était à l’exemple de l’intervention en Libye. Et il le faisait conjointement avec l’agent d’influence néo-conservateur B.H. Lévy, qui a joué un rôle essentiel dans la destruction de l’Etat libyen par ses amis islamistes, avec les conséquences que l’on sait. Nul doute que l’évolution spectaculaire de Sarkozy sur les sujets de politique internationale tient à ces échecs retentissants et aux conséquences dramatiques qu’ils ont entraînés sur le plan de la sécurité internationale, avec le développement exponentiel du terrorisme et la crise migratoire provoquée par la dévastations de régions entières en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et jusqu’en Afghanistan.
C’est pourquoi lorsqu’il conclut par la proposition de “rénover l’architecture de sécurité et de défense de notre continent”, l’on peut espérer que la prise de conscience qui semble être la sienne soit suivie d’effets et soit également celle des autres dirigeants français et occidentaux. Car les défis mortels auxquels notre civilisation commune a à faire face nécessite une alliance en effet renouvelée avec la Russie. Et la reconnaissance pleine et entière de son identité et de son rôle dans le maintien de l’équilibre et de la stabilité du monde, comme dans son développement, est une condition essentielle de l’avenir.
L’on semble aller dans la bonne direction avec les accords de Minsk et ceux trouvés à Vienne, il faut cependant poursuivre avec la levée de la menace du bouclier anti-missile dirigé contre la Russie et le désengagement de l’OTAN, sinon sa dissolution, comme cela a été le cas du Pacte de Varsovie, au profit d’un système de sécurité régional associant l’ensemble des Etats de l’Eurasie. Mais il faut également que soient pris en compte les intérêts des nations et des Etats, contre les prédations de l’industrie financière.
C’est donc toute la politique mise en oeuvre après la seconde guerre mondiale et après la fin de la guerre froide qui doit être revue. Avec pour ce faire des hommes nouveaux, capables d’opérer les changements nécessaires. Le discours de Sarkozy au MGIMO en a pris acte, notamment lorsqu’il a reconnu la défaite du projet des néoconservateurs – dont ils sont loin d’être tous convaincus, à commencer par la candidate Clinton – après celle de Napoléon, ce qui n’est pas rien pour lui : “il faut prendre garde à l’excès de confiance en soi, a-t-il concédé, c’est à ce moment-là que l’on commet des erreurs. Depuis Napoléon, qui croyait sa grande armée invincible en 1811, jusqu’à ceux qui ont cru que le monde était devenu unipolaire il y a quinze ans”.
Mais sera-t-il l’homme qui mettra en oeuvre les propositions qu’il y développe ?
Frédéric Saillot, le 8 novembre 2015.
(1) Pour COférence des Parties, conférence supranationale sur le climat, dont c’est la 21ème édition.
(2) https://www.youtube.com/watch?v=RJR-I7SZfu4
La version russe comporte également les questions-réponses avec la salle :https://www.youtube.com/watch?v=fFksoAFATlI&app=desktop
(3) Référence au titre du film-documentaire d’Andreï Kondrachov : http://fr.sputniknews.com/videos/20150331/1015413940.html
(4) http://www.republicains.fr/actualites_discours_nicolas_sarkozy_moscou_20151029
(5) Voir le 3ème paragraphe de mon article sur le site d’Eurasie Express : http://www.eurasiexpress.fr/la-russophobie-ou-le-racisme-ordinaire-anti-russe-au-service-de-la-desinformation-atlantiste/