C’est ahurissant : l’intervention russe en Syrie, unanimement saluée au Moyen-Orient, soulagé de voir enfin quelqu’un agir contre la peste de l’Etat islamique, provoque un redoublement de la guerre de l’information contre la Russie dans la presse française, dont c’est le fonds de commerce.
En témoigne entre autres l’émission “On va plus loin”, au soir du 22 octobre sur Public Sénat (1), où, exaspérés que la France ne participe pas le lendemain à Vienne à la conférence sur la Syrie entre les ministres russe et américain Kerry et Lavrov, avec la Turquie et l’Arabie saoudite, “alors qu’elle occupait les premiers rôles depuis 4 ans dans ce conflit”, les duettistes Slama et Mignard, accompagnés du “spécialiste” de service Basbous, ont fait assaut d’aimables mensonges et d’arrogante duplicité auprès du conseiller de l’ambassade russe à Paris Studennikov, quelque peu déconcerté.
Sa présence révèle cependant un changement d’époque, pas toujours pris en compte par ses interlocuteurs, débitant leurs litanies habituelles sur un ton certes sensiblement moins agressif et moins méprisant qu’à l’ordinaire. Le bavassant Mignard n’a pu par exemple s’empêcher de déclarer que le président Poutine, à la différence de Gorbatchev et de Eltsine, menait “une politique de grande puissance, de plus en plus hostile aux valeurs démocratiques et qui sont représentées dans les valeurs occidentales (sic)” car “la Russie se retire en ce moment de la convention européenne des droits de l’homme”. Ce qui est faux : la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie n’a pas rejeté la convention européenne des droits de l’homme dans sa décision du 14 juillet dernier, mais elle se réserve le droit de faire prévaloir les normes de la constitution nationale en cas de litige avec celles invoquées par la Cour européenne à l’occasion d’une décision particulière. Cette restriction visait une décision de dédommagement des actionnaires de Youkos, l’ancienne entreprise de l’escroc Khodorkovski, récemment gracié, une éminente affaire d’atteinte aux droits de l’homme comme chacun sait. L’on voit d’ailleurs où Mignard voudrait porter le fer : en défense des prérogatives de l’oligarchie mondiale qui, via la réduction a minima des Etats nationaux et l’imposition des normes au moyen de juridictions d’arbitrages privées, assurerait le règne sans partage des transnationales en majorité américaines. Mais il est vrai que cet avocat socialiste est rémunéré par le Qatar, dont il défend les intérêts, une micro-dictature gazière qui se paye la France tout en finançant le terrorisme islamiste via le réseau international des Frères musulmans. Mignard emboîtait ainsi le pas à Slama qui, spécimen de libéral pro-TAFTA décomplexé, la bouche en coeur, jurait que “la France est attachée aux droits de l’homme… ça veut dire effectivement qu’on ne soutienne pas Assad”, avant que le “spécialiste” Basbous ne joue sa petite partition. Reprenant doctement le refrain selon lequel Assad “en moins de cinq ans a tué, liquidé, 250 000 de ses citoyens, y compris avec l’arme chimique” (2), il conclut : “on ne peut pas parler de soutien et de respect des droits de l’homme”, motif de l’intervention russe contre l’Etat islamique en Syrie invoqué par Studennikov. Et il ajoute même, cerise sur le gâteau, “il a fait pire, le monstre Assad a créé une organisation plus monstrueuse que lui pour apparaître en costume trois pièces et compatible avec l’Occident”, l’usage de la métaphore naïve digne d’un conte pour enfants lui tenant lieu sans doute de preuves et d’arguments. La rigidité pathologique et absolument contraire à toute tradition diplomatique avec laquelle les dirigeants français, et notamment Fabius, s’évertuent à exiger le départ d’Assad en préalable à tout règlement politique de la crise syrienne, explique sans doute la façon dont le ministre français a été écarté de la réunion de Vienne. Un président démocratiquement élu faut-il le rappeler et auquel son peuple a apporté un soutien sans faille pendant ces quatre années d’agression d’une puissante coalition internationale composée des Etats occidentaux, de la Turquie et des dictatures du Golfe, instrumentalisant tout ce que le monde arabo-musulman peut compter de fanatiques endoctrinés par une lecture sommaire du Coran et la propagande islamiste en ligne. Mais l’acharnement des dirigeants français à réclamer le départ d’Assad, bloquant toute solution politique et diplomatique, ne cesse d’intriguer. De même que le silence des médias français sur les crimes massifs commis avec une rare cruauté par les terroristes islamistes en Syrie, quelle que soit leur appellation, comme ce soir là sur Public Sénat, les 250 000 morts de la “guerre civile” étant mis en bloc sur le compte du “régime Assad”.
A ces obscures questions, le dernier ouvrage de Jean-Loup Izambert apporte des réponses et une lumière crue. Intitulé “56, l’Etat français complice de groupes criminels”, ce premier tome constitue une longue enquête minutieuse et un réquisitoire sans appel : “A la tête de l’Etat, de François Mitterrand à François Hollande, 56 ministres de l’Intérieur, de la Justice, de la Défense et hauts-fonctionnaires sont impliqués, de manière active ou passive, dans la protection et/ou le soutien continu à des individus liés à des groupes criminels”. Autrement dit un système opaque, tenu par une loi du silence, un Etat profond engageant la nation dans de surprenantes décisions auxquelles elle n’a pas voix. Et ces groupes criminels sont intimement liés au développement du terrorisme islamiste international dont la colonne vertébrale est constituée par les Frères musulmans. L’implication des services français auprès de ces groupes commence avec la formation des Talibans et du réseau al Qaïda à partir de 1982 et s’achève à partir de 2012 avec celle des différentes formations terroristes qui, de l’ASL à Al-Nosrah, ne se différencient de l’Etat islamique qu’en apparence pour recevoir financements et armements qui lui reviennent au terme d’un traçage plus ou moins complexe. L’entrée en guerre d’une coalition molle contre l’Etat islamique au printemps 2014 menée par les Etats-Unis, dont l’intervention russe a révélé au grand jour la duplicité, n’est jamais qu’une tentative de correction des objectifs de son instrumentalisation : réaliser le Nouveau Moyen-Orient, le Nouveau Sykes-Picot, en dressant les communautés et les confessions les unes contre les autres pour assurer la domination de la région et la sécurité d’Israël. Comme les Talibans avaient été instrumentalisés pour contrer l’influence soviétique. Pratiquant un trafic d’armes lourdes à destination des terroristes violant toutes les règles internationales, auquel notamment le président Hollande a donné son feu vert une année avant l’autorisation partielle donnée par l’Union européenne en mai 2013, et sans non plus consulter la représentation nationale pour ce qui constitue une véritable opération extérieure de nos forces, les Occidentaux sont en fait responsables de la majeure partie des morts attribuées à Assad et des réfugiés : “Le bilan des “libérateurs” de la Syrie armés par Washington et Paris ? 191 369 personnes tuées directement identifiées entre mars 2011 et fin avril 2014, plus de 12,2 millions de citoyens dont 5,6 millions d’enfants en demande d’aide humanitaire, la moitié des habitants du pays déplacés et plus de 4 millions de réfugiés”.
Pas à pas Izambert, grâce à sa longue expérience de l’investigation dans les domaines par définition opaques de la finance et du terrorisme, démonte les rouages de la machine infernale qui a conduit à la destruction des Etats, à la réduction à la misère de régions entières et aux déplacements de populations dont les Européens commencent seulement à sentir les effets. Interrogeant les spécialistes du renseignement et de la politique comme les confrères spécialisés – il commence d’ailleurs par un hommage aux 37 journalistes syriens tués parce qu’ils voulaient témoigner du dépeçage de leur pays par les islamistes et leurs sponsors occidentaux, tout comme nombre de journalistes russes ont payé de leur vie leur témoignage de l’agression du Donbass par les bataillons fascistes envoyés par la Kiev atlantiste – il dresse un véritable vade-mecum des individus tenant les réseaux criminels avec lesquels les “56” ont noué contact et collaboration durables. A cet égard, le “portrait de famille” des “modérés” du président Hollande serait hilarant si cela n’engageait pas la destruction de la Syrie et l’assassinat de ses habitants ainsi que l’honneur de la France traîné dans la boue et le sang.
Un honneur perdu pour rien, car de même qu’Obama avait laissé Hollande seul en rase campagne une fois le canard médiatique des “armes chimiques utilisées à Damas par le régime” en août 2013 éventé par les anciens des services américains et par une enquête présentée à l’ONU, de même la France est écartée du règlement en cours de la crise syrienne, qui passe par la participation du gouvernement légitime actuel et doit être sanctionné par le peuple syrien comme y insistent les dirigeants russes.
Reste à reconnaître les torts et la responsabilité des crimes. C’est sans doute pour cela que les dirigeants français s’acharnent à vouloir se débarrasser d’Assad : il s’agit surtout de se débarrasser d’une mémoire des crimes commis, et donc de leur instruction, de leur procès et des châtiments à venir. Les Américains n’ont pas de ces pudeurs : ayant trempé dans tant de crimes, notamment depuis la chute du mur où ils n’ont plus l’excuse de la guerre froide, pragmatiques et cyniques, ils font pour l’heure avec le reflux de leur puissance passée, à laquelle leurs alliés semble avoir plus de mal à se résoudre.
C’est avec une grande curiosité que nous attendons la suite de cette grande et salutaire enquête dans un second tome où le journaliste d’investigation détaillera davantage les réseaux politiques, criminels et terroristes à l’oeuvre dans cette véritable pieuvre produite par le monde occidental.
Frédéric Saillot, le 23 octobre 2015
(1) http://replay.publicsenat.fr/vod/on-va-plus-loin/artem-studennikov,jean-pierre-mignard,alain-gerard-slama,antoine-basbous,stephanie-gibaud,david-koubbi,f/183083
(2) Voir à ce sujet le dossier publié par B.I. dans son n° 191 d’octobre 2013 et mon article dans B.I. n° 192 de novembre 2013.