Un colloque sur la géopolitique de l’islam, organisé par l’Académie de géopolitique de Paris le 9 février à l’Assemblée nationale, s’est tenu dans la mémoire encore fraîche des attentats des 7 et 9 janvier à Paris. Cette actualité ainsi que la place toujours plus préoccupante des actes terroristes commis au nom de l’idéologie islamiste de par le monde, ont fortement influencé le contenu des interventions et des débats qui ont majoritairement porté sur la nature de l’islamisme dans sa relation à l’islam.
Après les Talibans et Al Quaïda, la dernière en date des manifestation de l’islamisme, l’Etat islamique (Daech selon l’acronyme arabe) en Irak et en Syrie, paraît la plus redoutable. C’est ainsi que l’a décrite Ali Rastbeen, président de l’AGP, en introduction au colloque : “Daech a un attrait particulier pour les jeunes. Ces jeunes sont persuadés qu’ils combattent au nom de l’unique religion authentique : l’islam. Dans leur interprétation, on doit décapiter quiconque est selon eux renégat par rapport à leur islam authentique. Ils sont absolument convaincus de leur justesse. Encore, les renégats passibles inconditionnellement d’exécution sont les chrétiens, les yézidies, les juifs les chiites et même les sunnites qui ne partagent pas la conception du monde salafiste”. Ce qui est la définition même du totalitarisme : le pouvoir sans partage exercé au nom d’une idéologie, qui passe par l’élimination physique et le génocide de tous ceux qui sont considérés comme des obstacles à la réalisation de cette idéologie. Totalitarisme dans lequel les puissances occidentales ont leur part de responsabilité, à commencer par la destruction de l’Etat irakien par les Etats-Unis en 2003, en toute illégalité internationale, et par des livraisons d’armes à l’Etat islamique (1) qu’ils prétendent combattre par des frappes aériennes à l’efficacité douteuse.
C’est ce phénomène de l’islamisme, qui constitue l’un des défis majeurs du XXIème siècle, que le colloque a cherché à comprendre, en confrontant des points de vue parfois divergents. A commencer par celui d’Abdallah Zekri, président de l’Observatoire national pour la lutte contre l’islamophobie en France (2), émanation du Conseil français du culte musulman, qui dénonce les “divisions de l’islam en catégories et sous-catégories”. Il récuse en effet le terme abondamment utilisé par les médias de “musulmans modérés”, en évoquant “la nature des prêches tenus par des imams dans les lieux de prière” suscitant une “crainte à l’égard du potentiel de mobilisation et de radicalisation identitaires que ces discours pourraient avoir sur les musulmans qualifiés de modérés, terminologie intellectuellement imposée pour souligner les divisions de l’islam en catégories et sous-catégories”. Catégorie des “musulmans modérés” qu’il réintroduit cependant dans sa propre argumentation avec le terme de “musulmans ordinaires”, lorsqu’ils dénonce l’utilisation par l’extrême-droite d’une “interprétation littérale de l’islam par rapport à certaines pratiques telles que le port du voile, la lapidation, le traitement des femmes ou encore les carrés confessionnels dans les cimetières” prônée par des responsables associatifs musulmans : “est-ce que la conception de l’islam véhiculée par ces responsables religieux est effectivement représentative de la façon dont les musulmans ordinaires vivent et pratiquent leur foi ?”, interroge-t-il de façon toute rhétorique.
Quant à l’islamophobie, raison d’être de l’Observatoire, qu’entend-on au juste par là ? Un intervenant (3) a fait état des menaces que les chiites reçoivent dans certaines mosquées de banlieue et de l’exclusion dont ils sont l’objet : a-t-on là affaire à une islamophobie interne à l’islam, phénomène lié à l’islamisme qui, dans ses formes extrêmes, s’en prend physiquement à l’ensemble des musulmans, chiites ou sunnites, modérés ? Mais d’abord, qu’entend-on par islamisme ? Ce terme, qui désigne l’idéologie islamiste et ceux qui la défendent et/ou la mettent en oeuvre, les islamistes, est à considérer en différenciation/opposition à celui d’islam, qui désigne la religion musulmane “ordinaire” et ceux qui la pratiquent pour leur enrichissement personnel, les musulmans. Car si les suffixes “-isme” et “-iste”, peuvent être considérés comme relativement neutres si l’on se réfère au Petit Robert, selon lequel ils désignent l'”appartenance à un groupe ou à un système”, La Grammaire d’aujourd’hui les définit comme porteurs des signifiés “opinion, attitude (-isme)” et “partisan d’une opinion ou d’une attitude (-iste)”, avec pour exemples : “christianisme, communisme, j’m’enfoutisme” et “fasciste, trotskiste, socialiste” (4). Ce qui dépasse le cadre d’une simple opinion personnelle pour nommer une activité prosélyte parfois au service d’une idéologie totalitaire.
La question est donc de savoir si l’islamisme plonge ses racines dans le corps de la doctrine musulmane (constitué du coran et des hadiths : la révélation faite au prophète Mahomet et ses actions exemplaires) ou si elle lui est étrangère. David Rigoulet-Roze a dressé dans son intervention une typologie des différents courants islamistes : wahhabites, frères musulmans, salafistes et takfiri, en fonction des stratégies adoptées par les acteurs locaux, notamment lors de la guerre du Golfe, des attentats du 11/12/01 et du Printemps arabe, ainsi qu’en fonction des stratégies d’accès au pouvoir ou pas. Typologie que Raphaël Liogier a divisé dans la sienne en deux catégories : les fondamentalistes, qui peuvent s’en tenir à un piétisme, et les néo-fondamentalistes, qui sont engagés dans une stratégie de prise du pouvoir et de guerre sainte (jihad) pour imposer la loi islamique telle qu’ils la conçoivent (charia). A cette question, au cours d’un des débats (5), Ferid Memmich, ancien conseiller en 2011 du président tunisien de transition Fouad Mbazza, en reprenant la différenciation commode entre petit et grand jihad, très largement invoquée dans les médias, répond que la guerre sainte résulte d’une mauvaise interprétation des textes, ajoutant que la charia, instrument de coercition utilisé par les califes, est hétérogène à l’islam. Il conclut sur les aspects contradictoires du coran, qui réclament une historicisation, les sourates appelant à la guerre sainte, dont s’inspirent les islamistes, étant selon lui limitées dans le temps et pas utilisables ad vitam aeternam.
Cette opinion, que l’on pourrait considérer comme représentative de l’islam modéré, ou de l’islam tout court, est reprise et approfondie par l’islamologue Bassam Tahhan. Il explique dans sa réponse à Memmich que le terme même de jihad en arabe, dans sa forme, implique l’idée de guerre, et que dans les hadiths, celui qui concerne le grand jihad est en effet celui qui concerne l’effort personnel contre soi-même, pas contre un ennemi. Mais que les deux sources des islamistes, Hassan el Banna (6), fondateur des frères musulmans, et Sayyid el Qutb, prétendent l’un, dans son épître du jihad, que l’authenticité de ce hadith est contestable, et, quand bien même il serait vrai, il est inacceptable, et l’autre que tous les musulmans qui disent que le jihad n’est pas une obligation sont des mécréants. Le jihad est donc considéré comme une obligation chez les islamistes, qu’ils soient frères musulmans ou wahhabites. Tahhan conclut sur la nécessité d’une profession de foi de l’islam sur ces questions de jihad et de charia, élaborée en commun entre chiites et sunnites, afin de trancher entre ce qui appartient à l’islam et ce qui lui est extérieur.
C’est d’ailleurs cette alliance entre chiites et sunnites qu’il appelle de ses voeux dans son exposé (7), en évoquant la superposition du croissant chiite et du croissant sunnite dans une “pleine lune musulmane”. Mais pour cela il faudrait une réforme de l’islam. Comment faire cependant quand les voix des réformateurs sont étouffées et quand le sunnisme est dominé par les dictatures pétrolières islamistes qui étendent leur influence en Afrique et qui sont les alliées des puissances occidentales ? Tahhan a commencé par rappeller que le coran est un produit de l’histoire et des cultures, notamment hébraïques et chrétiennes, au sein desquelles il est né, la jâhiliya, et qu’en tant que tel il est susceptible d’interprétations et de commentaires, de même qu’il est nécessaire d’effectuer un travail critique sur les hadiths de la sunna, qui est le produit d’un moment de l’histoire politique de l’islam. De cette façon l’on pourrait parvenir à un islam rénové, où par exemple le voile ne serait pas une obligation. Il faudrait pour cela passer le corps de la doctrine au crible de la raison, qui a aussi été une vertu de l’islam, au temps où Averroès commentait Aristote. Si l’on y parvenait, et que les deux croissants se superposaient, “ce serait une des plus grandes superpuissances du monde avec le potentiel humain de tous les continents et l’argent du pétrole”. Tahhan ne s’interroge cependant pas sur le mode de relation qu’entretiendrait cette “pleine lune musulmane”, puissance théocratique, avec le reste du monde.
Concluant le colloque, le sociologue des religions Omero Marongiu-Perria (8) est beaucoup plus réservé . Selon lui un problème profond traverse le monde musulman, en lien avec un “paradigme structurant”, une “vision du monde structurante”, “qui s’est forgée en gros lors du développement de l’islam, qui est hégémonique, fondée sur la domination, commune aux mondes chrétiens et musulmans médiévaux. Or il y a eu une rupture épistémologique dans le monde chrétien que n’a pas connue le monde musulman. On peut donc faire toutes les typologies que l’on veut : salafiste, wahhabite, frères musulmans, takfir etc., on n’aura pas résolu la question plus profonde qui est celle de l’univers de sens. Par exemple, le verset du coran cité au cours du colloque qui affirme qu'”il n’y a pas de contrainte en religion” : “dans pratiquement toutes les exégèses on trouve une déclinaison des moyens d’exercer la coercition pour imposer non seulement la foi mais, au-delà de la foi, pour pacifier l’environnement. Car on considère que même si je ne peux pas contraindre l’autre à entrer dans mon système de croyance, je dois le contraindre à se conformer à un modèle de société que j’aurai choisi, en l’occurence si je suis le théologien”.
“Ce paradigme continue à traverser l’ensemble des appartenances musulmanes, souligne-t-il, si bien que vous trouvez des musulmans qui vous disent aujourd’hui que l’islam ce n’est pas la violence, l’islam c’est la paix etc. Oui, effectivement, on peut trouver des sources étymologiques de salam al islam, l’islam c’est la paix, sauf que dans l’approche théologique l’ensemble des théologiens vous disent al islam waist islam : l’islam c’est la soumission. Ils ne vont pas vous faire des petites nuances linguistiques. Donc on revient toujours en amont à cet univers de représentation, à ce paradigme structurant qui fait que des jeunes basculent dans la violence : oui, ils n’ont pas la connaissance théologique, mais ils baignent dans ce paradigme. Donc si on ôte de l’équation cet élément-là, on ne peut pas expliquer l’ensemble de ce qui se passe : on va à chaque fois l’expliquer par la prédominance du rapport néo-colonial, on va faire prédominer la dimension sociale ou alors une société qui est fondamementalement en questionnement et qui n’a pas résolu un certain nombre de problèmes liés à sa composante musulmane. Certes, c’est très bien, c’est un modèle explicatif qui est cohérent en soi, mais dans sa dimension heuristique (d’instrument de recherche, ndlr) il ne pourra pas résoudre ce problème profond qui traverse les sociétés musulmanes”.
“Donc aujourd’hui, conclut-il, il y a une grande tension qui existe autour de ce fameux paradigme, (…) mais il existe des théologiens qui sont en train d’opérer une rupture épistémologique, mais à dose homéopathique car la crise est tellement forte que dès que l’on touche à un certain nombre d’éléments de ce paradigme on se heurte à beaucoup de crispation”. A tel point que Tahhan intervient alors pour préciser que le verset “nulle contrainte en religion” est considéré comme abrogé par des exégètes, et que pour la majorité orthodoxe il faut aller à la jihad. Certes, il y a de nouveaux penseurs, mais ces gens-là ne sont pas traduits, ne sont pas connus, et ne sont pas suivis dans leur propre pays où ils sont menacés. Tout à fait d’accord pour une nécessaire rupture épistémologique dans l’islam, Tahhan déplore cependant que les autorités politiques et religieuses en France ignorent totalement ces tendances, quand ceux qui tiennent l’islam en France sont partisans de ce paradigme. Marongiu-Pereira déclare alors pour finir qu’il a décidé de ne pas se taire et qu’il prépare justement un article sur ce verset, ajoutant qu’il y a de plus en plus de voix (qui s’élèvent) dans le monde occidental, notamment des voix qui émergent des milieux cultuels, “et ça c’est un bon signe” remarque-t-il.
Frédéric Saillot, 11 mars 2015
(1) Une dépêche de Ria Novosti du 31/12/2014 fait état d’accusations de parlementaires irakiens contre les forces aériennes américaines qui livreraient des armes à l’Etat islamique. Selon une dépêche du Réseau Voltaire en date du 24/02/2015, le 22 février les forces irakiennes abattent deux avions britanniques transportant des armes vraisemblablement destinées à l’EI dans la région d’Al Anbar, Londres ne répond pas à la demande d’explication de Bagdad.
(2) https://www.youtube.com/watch?v=NreJNV8EU0E
(3) https://www.youtube.com/watch?v=eNA0i50V9FM
(4) M. Arrivée, F. Gadet, M. Galmiche, Flammarion, 1986.
(5) https://www.youtube.com/watch?v=DQ5-jr0PWlg
(6) https://m.youtube.com/watch?v=gCYE2HWSmOk