Les propos que le prix Nobel de littérature 2015 a tenus le 20 juin dernier à un jeune journaliste de l’agence de presse Regnum, Sergueï Gourkine (1), sont passés inaperçus ici en France, tant dans la presse officielle que dans celle dite alternative. Ils méritent pourtant qu’on s’y arrête. En désaccord avec la plupart des positions publiques de l’écrivaine, le journaliste lui propose un dialogue en toute franchise, ce qu’Aleksievitch accepte d’un “ça va sûrement être intéressant”. Mais dès que le jeune homme, originaire de Kharkov, aborde le sujet de la crise ukrainienne, elle dérape, essaie de se reprendre, pour finir par lui déclarer “foutez moi la paix avec votre interview à la con, je n’en peux plus ! Vous n’êtes pas quelqu’un avec qui l’on peut discuter, mais un vrai tas de propagande !” Et de lui interdire de le publier. Ce qu’il va cependant s’empresser de faire, sous le titre : “‘Vous n’êtes qu’un vrai tas de propagande !’ L’interview interdit d’Aleksievitch telle qu’en elle-même”. Le jour-même, Gourkine est viré du journal “Le Pétersbourg des affaires”, où il écrit également.
Qu’en est-il exactement ? Lorsque Gourkine déclare que la crise en Ukraine a commencé par un coup d’Etat, le prix Nobel de littérature 2015 lui rétorque : “Non, pas du tout, ça c’est de la daube, vous regardez trop la télé”. Il invoque alors qu’il est né là-bas, “ça n’a pas été un coup d’Etat, martèle-telle, les vrais démocrates ne croient pas ce que le pouvoir cherche à imprimer dans les consciences par le biais de la télé. Vous n’imaginez pas quelle misère régnait là-bas, comment on volait : les gens voulaient un changement de pouvoir. J’ai visité le musée des “escadrons célestes” (2), et les gens m’ont dit ce qui s’était passé. Ils ont deux ennemis : Poutine et leur propre oligarchie, la culture de la corruption”. Gourkine approuve : “L’Ukraine s’est appauvrie, c’est un fait, et la liberté d’expression a beaucoup diminué, c’est aussi un fait. – Je ne le pense pas, répond Aleksiévitch. – Vous savez qui est Oles Bouzina ? lui demande-t-il alors – Celui qu’on a tué ? interroge-telle, comme si elle ne savait pas de qui il s’agissait – Et il y en a des centaines d’autres, confirme-t-il” C’est à ce moment-là que l’interview dérape, Aleksievitch n’hésitant pas à déclarer : “Eh bien, ce qu’il racontait, ça exaspérait. – Ca veut dire qu’il faut tuer les gens comme lui ? s’étonne Gourkine”. Elle essaie de se reprendre : “Je ne dis pas cela”, pour déraper de plus belle : “Mais je comprends les motifs des gens qui ont fait ça. Ca ne m’a pas plu du tout non plus qu’ils aient tué Pavel Cheremet (3), qui aimait l’Ukraine. Apparemment il y a eu des règlements de compte, ou quelque-chose de ce genre. – Vous leur trouvez bien des excuses, constate alors Gourkine”. Mais elle de s’enfoncer davantage : “Je n’excuse rien du tout, j’invoque simplement le fait que l’Ukraine souhaite construire un Etat. De quel droit la Russie veut-elle y mettre de l’ordre ?”
Il n’affleure pas à l’esprit de la démocrate Aleksievitch que la “construction de l’Etat ukrainien” telle que la conçoivent ceux qui ont réalisé le coup d’Etat du 22 février 2014 au moyen des bataillons néo-nazis payés par l’ambassade des Etats-Unis, des Ukrainiens puissent s’y opposer, à commencer par Oles Bouzina, qui ne se privait pas de le proclamer haut et fort à la télévision russe. Où une réelle liberté de parole existe, puisqu’il y était régulièrement opposé aux pro-Maïdan, aussi bien ceux de Kiev que ceux parmi les libéraux russes, tandis que toute opinion divergente est interdite à l’heure actuelle dans les médias ukrainiens. Quant à ce qu’elle qualifie d’intervention russe, elle refuse aux habitants du Donbass, qui n’ont commencé que par proposer une fédéralisation pour préserver leurs droits, notamment culturels et linguistique de russophones, le droit d’avoir leur mot à dire dans la “construction” de cet Etat. Comme l’on refusé les “démocrates” de Kiev qui, au lieu de se mettre autour d’une table, ont immédiatement envoyé leurs chars et leur aviation pour “discuter” avec ceux qu’ils ont immédiatement qualifié de “séparatistes” puis de “terroristes”.
Certes, comme elle le remarque à propos de la Biélorussie, son pays, d’effroyables diminutions de population ont eu lieu dans ces régions de confins, où cohabitaient de nombreuses communautés ethniques, linguistiques, culturelles et religieuses. Les empires ont su préserver cette mosaïque, mais les régimes totalitaires du XXème siècle y sont allés de leur ordre, racial et/ou social, et en Ukraine comme en Biélorussie et dans les Pays baltes, de nombreux Soviétiques ont été installés, avec l’industrialisation forcée et après le génocide ukrainien des années trente, ou bien lors de la soviétisation de l’après-guerre, suite aux pertes et aux déplacements forcés de population. Mais le fait est là : en Ukraine, comme en Biélorussie et dans les Pays baltes, il y a des russophones, ils sont nés dans ces pays dont ils sont citoyens et ils y ont des droits. L’imposition de la langue ukrainienne comme seule langue officielle, première décision prise par le nouveau pouvoir, a mis le feu aux poudres. Alors que le pays est majoritairement russophone, et ce historiquement : faut-il rappeler Nicolas Gogol, du “Manteau” duquel serait sortie “toute la littérature russe” ? Et, comme elle le reconnaît elle-même, elle est une écrivaine biélorusse de langue russe, ce qui n’est pas le moindre paradoxe des positions qu’elle défend dans cet interview.
L’écrivain et journaliste Oles Bouzina, lui, défendait le principe de l’unité d’une seule nation dans les trois Etats slaves orthodoxes de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine, et il dénonçait fermement le coup d’Etat du Maïdan, dirigé par Washington (4). C’est pour cela qu’il a été assassiné le 16 avril 2015 à Kiev, en bas de son immeuble, alors que son nom, avec son adresse et son numéro de téléphone, figurait sur la liste des opposants à éliminer publiée sur le site “Mirotvorets” – le “pacificateur” (!) en russe – officiellement promu par Anton Guerachenko, alors conseiller du ministre de l’Intérieur Avakov. Ce site est d’ailleurs toujours actif, alimenté dernièrement du nom de la correspondate de la chaîne russe Pierviy Kanal. Deux mois après, on apprenait l’arrestation de deux petites frappes de l’organisation néo-nazie Pravy Sektor, fer de lance du Maïdan, dont les membres sont immédiatement allés massacrer du “Moskal” dans le Donbass après en avoir été empêchés en Crimée, Andreï Medvedko et Denis Politchouk. Mais fin 2015 ils sont relâchés, portés en triomphe par les nervis des bataillons néo-nazi. Et depuis l’affaire traîne.
Si bien que deux ans après l’assassinat de son fils, Valentina Bouzina (5) a décidé le 7 avril dernier de porter l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme. Pour cela, comme l’a déclaré son avocat Renat Kouzmine, “nous avons réuni sur cette affaire les meilleurs experts européens en matière de droits de l’homme et les meilleurs juristes, que le pouvoir ukrainien ne pourra ni arrêter, ni intimider, ni discréditer” (6). Le procès de Medvedko et Politchouk devrait cependant bientôt s’ouvrir à Kiev, les deux prévenus se trouvant en liberté sous caution, versée par des “businessmen” ukrainiens et des “acteurs sociaux”. La veuve d’Oles Bouzina, Natalia, confie la pression psychologique constante qui s’exerce sur Renat Kouzmine depuis qu’il a porté l’affaire à Strasbourg, mais elle ne se contentera pas de la désignation des coupables. Pour elle le plus important est que soient condamnés les commanditaires : “On doit cela à la mémoire d’Oles, qui était un homme juste et honnête” (7).
Revenons à Svetlana Aleksievitch. Le fait qu’elle soit sponsorisée par Soros, l’escroc international, financier des révolutions orange de par le monde post-guerre froide, me paraissait tout dire. Mais les éloges que j’ai entendus au sujet de “La Fin de l’homme rouge” (8), son dernier ouvrage daté de 2013, de la part du publiciste Victor Loupan, auquel il arrive parfois de faire des analyses pertinentes, m’a incité à aller y voir. C’est une somme de témoignages de plus de cinq cents pages, sur l’époque soviétique et celle qui a suivi la chute de l’URSS, recueillis au cours de deux périodes : de 1991 à 2001, puis de 2002 à 2012, soit celle des années Eltsine, puis celle des années Poutine. Cette dernière bornée très brièvement par quelques pages finales consacrées aux manifestations à Minsk en décembre 2010, suite aux élections qui ont reconduit Loukachenko à la présidence, puis à celles qui ont lieu un an après à Moscou, à l’occasion du renouvellement de la Douma. On voit le projet : dénoncer le régime totalitaire par le témoignage des gens qui en ont souffert, leur désenchantement de la période qui a suivi, qui n’a pas réalisé toutes les promesses de changement et qui les a escroqués avec la manipulation générale des privatisations, de façon à dénoncer le retour actuel à des traits totalitaires, par nostalgie et par manque de prise en compte de la façon dont la société soviétique a été contaminée par la violence et la haine qui lui ont été massivement inoculées depuis octobre 1917 et les différentes vagues de terreur qui ont suivi, contamination transmise dans la société russe jusqu’à nos jours. D’où la nécessité d’une révolution orange, ou blanche, comme ces rubans que portaient les manifestants à Moscou fin 2011. Cqfd.
Pourtant à la lecture, parfois fastidieuse, mais souvent captivante lorsque les témoignages portent sur des points d’histoire particulièrement méconnus : aussi bien sur la période soviétique que sur ce qu’il convient de qualifier de révolution anti-totalitaire fin 91 puis de tentative de coup d’Etat réactionnaire en 93, et jusqu’aux années 90, l’ouvrage ne paraît pas sans mérites. Par exemple lorsqu’il rapporte des témoignages sur les pogroms dans le Caucase ou en Asie centrale, dont on a très peu parlé ici, confirmant le sens qu’a donné le président Poutine à sa qualification de la dislocation de l’URSS de “plus grande catastrophe géopolitique du vingtième siècle”. Certes, tous ces témoignages ont été visiblement réécrits par une prosatrice qui ne manque pas de talent, tant l’uniformité de style donne à l’ouvrage une unité au-delà de leur diversité. Mais, confirmant ce que l’on peut lire dans les grands livres sur la terreur stalinienne et les camps de concentration du Goulag, il montre toute l’abjection dans laquelle ont été plongées les populations soviétisées, de 1917 à au moins 1956, moment de la révélation d’une partie des crimes et du dégel. Une période que l’on peu qualifier de guerre civile interne, articulée à la guerre civile externe qui traverse alors l’Europe et le monde, tant l’Etat soviétique, fondé sur un parti unique et les organes répressifs, a été, pour reprendre l’expression pertinente de Nicolas Werth dans Le Livre noir du communisme, un “Etat contre son peuple”, ce qui est à l’opposé de la conception même de l’Etat. Un Etat criminel qu’il convient donc de juger comme il se doit, et non pas de justifier au nom d’on ne sait quelle continuité imaginaire.
Mais, paradoxalement, même parfois chez ceux qui en ont le plus souffert, par la torture et le travail forcé, par la faim et la misère physique et morale, par la réduction à l’état de “merde”, dans un cadre de dénonciation généralisée, un patriotisme, un amour fanatique de la patrie, même communiste, même quand on sait l’effroyable mensonge, la manipulation diabolique qui se cache derrière le mot pur et idéal de communisme, s’exprime , s’accompagnant d’une nostalgie de ce qu’a été l’Union soviétique : la collectivisation et la dékoulakisation, l’industrialisation forcée et le stakhanovisme, la victoire sur le nazisme au prix de vingt millions de morts, Gagarine et la conquête de l’espace, l’arme atomique, la rivalité avec les Etats-Unis, l’aide au tiers-monde, la construction d’un grand pays, d’un empire, phare de l’humanité. Il y a dans ce patriotisme, dans cet amour d’une patrie saturnienne, dans cette confusion surprenante entre communisme et patriotisme, dans cette fascination pour un Staline, malgré ou à cause de sa cruauté, de sa paranoïa, quelque-chose d’incompréhensible, de pathologique, qu’il convient d’observer. Rares sont les témoignages dans cet ouvrage de ceux qui se sont adaptés à “l’économie de marché” , ceux qui ne partagent pas les valeurs de désintéressement et d’abnégation qui conduit au sacrifice de soi, au-delà de toute logique, pour la “patrie”, qui se confond souvent avec le “Parti”.
Et l’acmé de cette enquête de vingt ans vient d’un témoignage sur l’un des bourreaux de cette période. Dans son inoubliable roman sur la guerre et la soviétisation de la Pologne, “La Forêt forteresse” (9), le cinéaste Andrzej Zulawski avait écrit : “Seules les victimes parlent des victimes, seules les victimes parlent du bourreau ; le bourreau, quand il parle, emploie sans brutalité le langage du non-être et du non dit”. Aleksievitch, elle, rencontre le fils de l’une de ses témoins, Anna Maïa, une architecte élevée dans un orphelinat dans des conditions atroces, parce son père a été arrêté en 1937, puis ensuite sa mère, dont elle a été alors séparée. Komsomol, puis officier, c’est sur le tard que le fils apprend l’histoire de ses grands-parents. Puis celle de son oncle, envoyé en camp dans les années trente suite à la dénonciation d’un voisin. Jeune lieutenant, il fait alors connaissance d’une jeune femme, Anna, qui l’invite dans la luxueuse datcha familiale, où il fait la connaissance du grand-père, Ivan D., un curieux personnage, très âgé et très malade, sur le point de mourir d’un cancer du poumon, qui se prend de sympathie pour lui. Ca se passe au début de la perestroïka : un jour que la famille est partie et qu’ils se retrouvent tous les deux seuls à la datcha, le vieux l’invite à descendre une carafe de vodka. C’est là qu’on entend la voix du bourreau, certes indirecte, par le biais de la relation qu’en fait le fils, retranscrite par Alekseïevitch qui l’enregistre au magnétophone.
Car après quelques verres, le vieux commence à tout lâcher : “T’es qu’un petit morveux ! T’as encore rien vu ! Je vais te dire une bonne chose : les Russes, faut pas leur donner la liberté. Ils vont tout saloper, tu comprends ?” Suit une bordée d’injures, puis le vieux reprend, déchaîné : “Faudrait les coffrer et les expédier sur les chantiers d’abattage, toutes ces grandes gueules ! Avec des pelles et des pioches ! Ce qu’il leur faut, c’est une bonne Terreur. Sans Terreur, tout va s’écrouler en un clin d’oeil”. Jusque-là, l’on croirait entendre Jirinovski, dans l’un de ses grands numéros aux talk-shows de la télé russe. Le fils remarque alors : “On croit que les monstres doivent avoir des cornes et des sabots. Mais là, on a devant soi un être humain”, et de se dire, dans les mêmes termes que Zulawski : “Ce sont toujours les victimes qui restent pour témoigner, les bourreaux, eux, se taisent. Ils s’évaporent dans la nature, ils sombrent dans un gouffre invisible. Ils n’ont pas de nom, pas de voix, ils disparaissent sans laisser de traces. Nous ne savons rien d’eux. Dans les années 90, il y avait encore des bourreaux qui étaient toujours vivants… Personne n’a été jugé ! Personne ! Les bourreaux ont terminé leur vie en honorables retraités…” Mais là le vieux, comme à confesse, lui qui ne va pas tarder à mourir, lui raconte sa vie, à commencer par son engagement dans le NKVD.
“C’est un sacré boulot… On pourrait comparer ça à la guerre. Mais la guerre, c’est reposant. Quand on tue un Allemand, il crie en allemand. Tandis que ceux-là ils criaient en russe… (…) Et nous, on était couverts de sang, on s’essuyait les mains sur nos propres cheveux. Des fois, on nous donnait des tabliers en cuir. C’était notre boulot… On était des fonctionnaires. (…) Même pour tuer un lièvre, il faut une certaine habitude, n’importe qui peut pas faire ça. Bordel de merde ! On oblige la personne à se mettre à genoux, et on tire avec son revolver presque à bout portant dans la tempe gauche… près de l’oreille. A la fin de la journée, on a la main qui pendouille comme un vieux chiffon. C’est surtout l’index qui déguste. Nous aussi on avait un plan à remplir, comme partout. Comme à l’usine. Au début, on n’y arrivait pas. On n’y arrivait pas physiquement. Alors ils ont fait venir des médecins, un conseil de médecins, et ils ont décidé de faire des massages aux soldats deux fois par semaine. Des massages de la main droite et de l’index droit. Pour l’index, c’était obligatoire, c’est lui qui déguste le plus quand on tire”. Puis il raconte comment ils coulaient les détenus pendant la guerre : “on remplissait une barge, on la bourrait comme un tonneau de harengs… Ce n’étaient pas des cris qui montaient de la cale, c’était des rugissements de bête…” Ils les liaient ensuite avec des barbelés et les coulaient, une pierre aux pieds. “Qu’est-ce que t’as à me regarder comme ça, espèce de petit morveux ? Hein ? Allez, putain de ta mère… ! Verse-nous encore un verre !” s’exclame-t-il alors. “C’était notre boulot. On était des fonctionnaires… Si je raconte ça, c’est que pour que tu comprennes qu’il nous a coûté cher, le pouvoir soviétique ! Alors faut le protéger, le garder…”
Réfléchissant sur l’expérience qu’il est en train de vivre, et sur le système hermétiquement clos dans lequel était corsetée l’URSS, le fils approche alors un mystère insondable, celle du mal : “C’est fascinant… intriguant. Le mal, ça hypnotise… Il y a des centaines de livres sur Hitler et sur Staline. (…) On a envie de comprendre qui ils sont… Tamerlan, Gengis Khan. Et leurs millions de copies… de petites copies. Eux aussi, ils ont fait des choses horribles, et seuls quelques-uns sont devenus fous. Tous les autres avaient une vie normale, ils embrassaient des femmes, ils jouaient aux échecs… Ils achetaient des jouets à leurs enfants… Et chacun d’eux se disait : ce n’est pas moi. Ce n’est pas moi qui ai suspendu des hommes au plafond, qui ai fait gicler leur cervelle, ce n’est pas moi qui ai planté des crayons bien taillés dans des mamelons de femmes. Ce n’est pas moi, c’est le système.” Le mal paraît alors cette entité autonome, au service duquel le système met en oeuvre ses inexorables rouages : “Même Staline l’a dit : ‘Ce n’est pas moi qui décide, c’est le Parti.’ Il disait à son fils : ‘Tu crois que Staline c’est moi ? Non, Staline, c’est lui !’ Et il montrait son portrait au mur. Pas lui, son portrait”. Entité autonome qui pourrait encore s’activer, comme s’en réjouit le vieux – et il n’est pas le seul dans l’échantillon des témoins d’Aleksievitch – dans ses dernières paroles : “Je regarde la télévision, j’écoute la radio… Il y a à nouveau des riches et des pauvres ! Les uns bouffent du caviar, ils s’achètent des îles et des avions, et les autres n’ont pas de quoi se payer du pain blanc. Mais ça ne va pas durer longtemps ! On y reviendra à Staline. La hache est toujours là, elle attend son heure… N’oublie pas ça ! Tu m’as demandé combien de temps un homme reste un homme, combien de temps ça dure… Et bien, je vais te le dire : un pied de chaise dans l’anus, ou un clou dans les bourses, il n’y a plus d’homme ! Ha, ha ! Y en a plus… Y a plus que de la merde !”
L’anti-icône que présente Staline à son fils reparaît actuellement de façon épisodique au flanc des bus ou sur les murs des villes de province, en grand uniforme blanc de maréchal. Elle est en effet créditée de la victoire obtenue par les peuples soviétiques, au prix que l’on sait et par de grands stratèges comme Joukov, ce que pour le moins, n’était pas Staline, qui le poursuivra après de sa vindicte. Victoire qui a desserré les vis et les boulons du système, pour reprendre une expression récurrente dans l’espace soviétique, et qui n’a été permise que parce que Staline, constatant la débâcle de juin 1941, restaure partiellement les valeurs traditionnelles de la patrie, au nom desquelles est alors engagée la “Grande guerre patriotique”, et aussi parce que les Russes, comme les autres peuples slaves, ont très vite fait l’expérience de ce que la politique racialiste des nazis leur réservait. Après celle-ci, la société a gagné un droit à la considération et à l’existence et, après la mort de sa clé de voûte en 1953, le système va commencer à se défaire par la révélation en 1956 d’une partie de ses crimes et le “dégel” engagé par Khrouchtchev.
Cette réévaluation du rôle de Staline, qui s’effectue au prix de la relativisation sinon de l’oubli voire du déni de ses crimes, y compris de ses fautes stratégiques, est aussi symptomatique d’un climat qui s’installe en Russie actuellement. La politique agressive des Occidentaux en Ukraine, et la revanche en cours de l’Etat profond américain suite à l’élection de Trump, ont pour effet une régression sur le plan de la mémoire, un repli que l’on pourrait qualifier d’identitaire s’il ne s’agissait pas d’une identité falsifiée. Car ce n’est pas un hasard si le coup d’Etat de Kiev du 22 février 2014 a été précédé, quelques semaines auparavant, d’un classement par CNN au rang des monuments “les plus laids du monde” du monument intitulé Courage, symbolisant la résistance héroïque de la forteresse de Brest-Litovsk face à l’armée hitlérienne. Symbole à son tour de la force et du courage dont le peuple soviétique a fait preuve lors de la Grande Guerre patriotique de 1941-1945, s’est alors indigné le très médiatique sénateur Igor Morozov (10). Et CNN de s’excuser et de retirer le monument de sa liste, mais le mal était fait. D’autant plus que le coup d’Etat de Kiev a eu pour masse de manoeuvre les revanchards de Svoboda et du Pravy Sektor, se réclamant de la collaboration ukrainienne de l’OUN-UPA, la plupart du temps venus de l’Ouest du pays. Il ne faut donc pas s’étonner du sursaut indigné que cela a provoqué chez les Russes, et si dans un sondage de l’institut Levada de février dernier, après bien sûr le président Poutine avec 80% d’opinions favorables, ce soit Staline qui vienne en troisième position, passant à 46% contre 38% en 2001, distancé de seulement un point par Brejnev à 47%. Pire, un sondage du même institut, daté du 26 juin dernier, montre que les Russes placent à 38% Staline en tête des “personnalités les plus célèbres de tous les temps”, devant Poutine et Pouchkine ex aequo à 34%, la première personnalité non russe venant seulement à la 14ème place avec Napoléon (11) !
Face aux attaques dont la Russie est l’objet en tant qu’héritière de la victoire de l’URSS sur le nazisme, et qui pourraient avoir pour but de remettre en cause son statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, le président Poutine a sûrement eu raison de proposer les manifestations du “régiment immortel” le 9 mai 2016, où l’on a vu des millions de Russes défiler à Moscou et dans toutes les villes du pays, avec tout simplement la photo de ceux des leurs qui ont contribué à cette victoire. C’est un fait d’une émotion intense, qui montre au monde le prix payé pour sa liberté. Paradoxalement par ceux qui en ont été le plus privés. Et il est dommage que seul ceux que l’on qualifie de “libéraux” en Russie, avec toute la charge négative due à la mémoire de ce qu’a souffert la population dans les années 90, soient les seuls à avoir proposé un défilé semblable, avec les photos de ceux qui ont été les victimes du régime totalitaire. Car l’émotion provoquée par les défilés des “régiments immortels”, institutionnalisés par leur réédition le 9 mai 2017, pourrait bien recouvrir celle de la mémoire des souffrances endurées sous le régime totalitaire. L’écrivain polonais Gustaw Herling, auteur d'”Un Monde à part”, cite dans son “Journal écrit la nuit”, un extrait des Mémoires de Chostakovitch, qui donne à cela une explication : “la vérité, c’est que la guerre a été une bénédiction. Elle a entraîné beaucoup de souffrances et de larmes. Mais avant la guerre, c’était pire, chacun était isolé dans sa souffrance. Avant la guerre il n’y avait pas, je pense, à Leningrad une seule famille qui n’eût perdu quelqu’un, un père, un frère, et si ce n’était pas un parent, c’était au moins un ami proche. Il n’y avait personne qui n’eût à pleurer ses proches, mais il fallait le faire en silence, sous l’oreiller, afin que personne ne le voie. Tous avaient peur les uns des autres, la douleur nous opprimait, elle nous étouffait” (12).
Si bien que lorsque l’on lit une récente contribution de Jacques Sapir, professeur d’économie et publiciste, qui se pose la question de savoir si la révolution d’octobre fut une “révolution nationale modernisatrice” (13), à laquelle il répond par la positive au terme d’une longue dissertation d’économie pure, l’on se dit que le révisionnisme bon ton a de beaux jours devant lui. Et l’on préfèrera à ces longs développements théoriques, entre autres, le témoignage concret d’Anton Ciliga qui, en 1926, décrit dans une enquête documentée intitulée “Au Pays du mensonge déconcertant” (14), le système soviétique tel qu’il était dès avant l’avènement de Staline. Car un courant révisionniste semble en effet s’activer actuellement en Russie, favorisé par le climat actuel de guerre froide, dont l’on entend les échos jusque dans les talks shows télévisés. Ainsi dans l’émoi provoqué par la déclaration du ministre polonais des Affaires étrangères, Witold Waszczykowski, le 10 août dernier, le journaliste Vladimir Soloviev réunit trois jours après, dans son émission sur la chaîne de télévision Rossia 1, un certain nombre de spécialistes (15). Waszczykowski a en effet déclaré : “l’histoire des relations polono-soviétiques ne commencent pas en 1945, à la libération de l’occupation allemande. Il faut se souvenir que l’Union soviétique a éminemment contribué au déclenchement de la deuxième guerre mondiale et ensemble avec les Allemands a envahi la Pologne, elle est donc co-responsable du déclenchement de la seconde guerre mondiale”. Il répondait ainsi aux déclarations de l’ambassadeur de Russie à Varsovie, Sergueï Andreev, protestant contre la destruction de monuments à la mémoire de l’Armée rouge en Pologne, qui avait rappelé que “la libération de la Pologne dans ses frontières actuelles avait coûté la vie à 600 000 soldats soviétiques”.
Si l’on considère l’évolution des relations diplomatiques qui conduisent à la guerre, la déclaration du ministre polonais est en effet discutable, et elle a été discutée ce soir-là. Mais le débat, entre autres contre-vérités assénées tout au long de celui-ci, est revenu sur un point important de l’histoire des relations polono-soviétiques : le massacre de Katyn. Le député communiste Leonid Kalachnikov, très présent dans les talk-shows, se prend alors à asséner qu’il n’y a aucune preuve que le massacre de Katyn ait été le fait des Soviétiques, alors que “cet épisode a été décrit dans la partie principale du Tribunal de Nuremberg”. Il a sans doute voulu parler de l’acte d’accusation, qui dresse en effet le détail des crimes imputés à l’Allemagne nazie, dont le massacre de Katyn. Ce qu’il oublie de dire, c’est qu’il ne figure pas dans le jugement, alors que tous les autres crimes le sont, dont les dirigeants nazis ont été reconnus coupables. Un peu plus tard, le professeur à la chaire d’histoire et de théorie politique de la faculté de politologie de l’Université nationale de Moscou (MGU), Sergueï Tcherniakovski, revient sur cet “épisode”, invoquant le fait qu'”à l’initiative de Gorbatchev en 1989, nous avons reconnu notre responsabilité (dans le crime de Katyn) alors qu’elle n’est pas démontrée”. Et il prétend qu'”il y a des dizaines d’indices de falsification”, dont il ne cite cependant pas le moindre, finissant par conclure que “nous avons reconnu notre responsabilité sans qu’il y ait le moindre fondement”.
C’est tout simplement sidérant d’entendre de tels propos dans la bouche d’un universitaire, alors que les principaux documents ont été publiés, révélés non par Gorbatchev mais par le président Eltsine le 14 octobre 1992, et notamment la lettre de Béria à Staline du 5 mars 1940, proposant d'”appliquer le châtiment suprême : la peine de mort par fusillade” aux officiers polonais, et l’extrait de protocole du Politburo du CC du PCUS en date du même jour, proposant “d’examiner le cas” des dits officiers, “en appliquant à leur égard la mesure la plus élevée : l’exécution”. De qui se moque donc ce Monsieur Tcherniakovski ? C’est d’autant plus grave que cette émission réunissait également Iouri Petrov, directeur de l’institut d’histoire russe à l’Académie des Sciences de Russie (RAN), qui ne fait aucun commentaire sur les propos tenus par son collègue, ni non plus sur ceux tenus par Kalachnikov. Et c’est d’autant plus surprenant, que le 7 avril 2010, Vladimir Poutine, alors Premier ministre, reçu sur le site de Katyn à sa demande par le Premier ministre polonais Donald Tusk, a reconnu officiellement la responsabilité “du régime totalitaire” dans la perpétration de ce crime de masse. Il est vrai que c’était en d’autres temps. Les relations russo-polonaise, alors que la droite libérale était au gouvernement en Pologne, étaient nettement meilleures que dans le contexte présent de guerre froide, avec un pouvoir polonais étroitement nationaliste, l’un des fers de lance du Maïdan en 2014.
Mais observons que ce 7 avril 2010, Poutine essaie également de réactiver la “Commission des Affaires difficiles”, qui a officiellement été créée en 2002, à l’occasion de sa visite présidentielle en Pologne, dont la mission est d’examiner les points litigieux de l’histoire des relations russo-polonaises, avec notamment le massacre de Katyn. Présidée par Anatoly Torkunov, diplomate, membre de l’Académie des Sciences de Russie (RAN) et recteur du MGIMO du côté russe, et par Adam Rotfeld, diplomate, universitaire et ancien ministre des Affaires étrangères de Pologne du côté polonais, elle n’a jusqu’à présent pas beaucoup avancé (15). L’on peut supposer qu’à la clé se trouve la question financière des indemnités, si le crime, qui a bien été perpétré par le NKVD, est dûment circonstancié dans toute la chaîne de sa réalisation et dans tous ses acteurs, d’un point de vue juridique. Ce qui n’aide pas au devoir de mémoire et prête à toutes les stratégies négationnistes, comme on en a vu un exemple au cours de l’émission de Soloviev.
Ce n’est pas ainsi que la Russie pourra se confronter à cette mémoire, effectuer ce “devoir de mémoire” qui seul pourra lui permettre de tirer un trait sur le passé totalitaire, de se guérir de la pathologie léguée par ce passé. Car c’est elle seule qui peut, et qui doit, le faire, pour ainsi opposer à la diabolisation dont elle est l’objet, la juste appréciation de ce qui a été et la reconnaissance des crimes. Devoir de mémoire qui s’impose d’ailleurs à toutes les nations, à commencer par celles qui ont joué un rôle prépondérant dans leur “concert”. Et pour en revenir au prix Nobel de littérature 2015, elle déclare très justement en introduction à son ouvrage : “le communisme avait le projet insensé : transformer l’homme “ancien”, le vieil Adam. En soixante-dix ans et quelques, on a créé dans le laboratoire du marxisme-léninisme un type d’homme particulier, l'”Homo sovieticus”. (…) Il me semble que je connais cet homme, je le connais même très bien, nous avons vécu côte à côte pendant de nombreuses années. Lui – c’est moi.”
N’en a-t-elle pas donné la preuve dans l’abjecte justification qu’elle a faite de l’assassinat d’Oles Bouzina et dans la foi qu’elle prête aux récits de la “révolution” du Maïdan répandus par les médias de Kiev et ceux de l’industrie communicationnelle occidentale ? L’interview d’Aleksievitch par Sergueï Gourkine aura en tout cas eu le mérite d’avoir révélé l'”Homo sovieticus” qui était en elle, autrement que dans les coquetteries préliminaires à “La Fin de l’homme rouge”.
Frédéric Saillot, le 4 septembre 2017.
(1) https://regnum.ru/news/society/2290056.html
(2) Mythe héroïque du Maïdan, selon lequel les victimes des tirs du Maïdan du 20 février 2014 qui ont fait une centaine de morts, étaient le fait des forces spéciales du gouvernement Ianoukovitch. Ces tirs, qui provenaient des immeubles occupés par les radicaux, ont déclenché le coup d’Etat du 22 février, au lendemain de l’accord entre l’opposition et Ianoukovitch, avalisé par les ministres des Affaires étrangères de France (Fabius), d’Allemagne (Steinmeier) et de Pologne (Sikorski) le 21 février au matin.
(3) Journaliste biélorusse. Ayant acquis la nationalité russe il travaille pour la télévision. Proche de Boris Nemtsov, il démissionne en 2014 en qualifiant d’annexion le rattachement de la Crimée à la Russie et d’intervention russe l’insurrection du Donbass. Installé à Kiev, il critique Porochenko et l’action des milices néo-nazies fomentant un nouveau coup d’Etat. Il est assassiné à Kiev le 20 juillet 2016.
(4) https://m.youtube.com/watch?v=1H65fWYoaV8
(5) Sur la photo figurant en tête de l’article, Valentina Bouzina est la femme en prière à l’endroit où son fils Oles a été assassiné à Kiev le 16 avril 2015.
(6) https://ria.ru/world/20170807/1499886366.html
(7) https://ria.ru/interview/20170830/1501336202.html
(8) Editions Actes Sud.
(9) Editions Stock, 1993.
(10) https://fr.sputniknews.com/international/20140207200408072/
(11) https://francais.rt.com/international/40228-staline-poutine-pouchkine-dominent-pantheon-russe
(12) Editions l’Arpenteur, 1989, p. 209.
(13) http://russeurope.hypotheses.org/6192
(14) Editions Gallimard 1938, réédité en collection de poche 10/18.
(15) https://russia.tv/video/show/brand_id/21385/episode_id/1533148/video_id/1663766/viewtype/picture/
(16) http://wyborcza.pl/7,75398,21322613,msz-odnawia-polsko-rosyjska-grupe-ds-trudnych-ale-nie-wszyscy.html?disableRedirects=true